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par Alfreda Ferreira da Fonseca, Claude Emmanuel Triomphe

Alfreda Ferreira da Fonseca est professeure de lycée depuis 27 ans. Son travail quotidien, ses élèves et l’école ont changé comme pour de nombreux enseignants à travers l’Europe. Voici son témoignage.

 

ecole craie

Qu’est-ce qui a changé dans votre travail de professeur ?

L’organisation de l’école a complètement changé au Portugal. Lorsque j’ai commencé, nous avions des élèves âgés de 13 à 18 ans. Aujourd’hui notre école est intégrée et elle coordonne tous les niveaux de la maternelle à la terminale. Dans mon école, ancien lycée, qui fut le premier fondé au Portugal au 19ème siècle, nous avons  des élèves de 10 à 18 ans. D’autre part, le système s’est diversifié en terme de filières. Avant j’enseignais seulement aux trois dernières années du lycée, à des élèves qui pensaient aller à l’université. Maintenant, deux filières existent, celle du lycée « classique » et celle de l’enseignement professionnel. On peut dire que la notion de lycée a disparu.

 

En théorie, l’idée d’avoir une gestion scolaire intégrée pour pouvoir accompagner le parcours scolaire d’un élève du début jusqu’à la fin est une bonne idée, mais hors des grandes villes. Notre école est située dans une zone centrale de la ville qui a de nombreux problèmes sociaux. Aujourd’hui du fait de la notion d’ensemble scolaire intégré, nous devons accueillir les élèves des  écoles de notre secteur, majoritairement issus de milieux très défavorisés. En outre, nous recevons des jeunes placés par la justice. De ce fait, au-delà des problèmes pédagogiques, nous devons affronter des problèmes sociaux majeurs et faire face à beaucoup d’incivilité.

 

Notre école fait désormais partie d’une TEIP (territoire d’éducation et d’intervention prioritaire) et beaucoup d’actions de son plan annuel d’activités se font dans le cadre du programme opérationnel de potentiel humain, financé par l’Union Européenne. C’est à la fois une bonne chose, car cela nous donne de l’autonomie et des moyens. Mais cela crée beaucoup de travail bureaucratique et conduit à une multiplication des compte-rendus de toutes sortes. Dans le cadre d’un autre financement européen, notre école a été entièrement rénovée, ce qui soulève d’autres défis pédagogiques notamment avec l’usage généralisé des technologies d’information.

 

Nos tâches éducatives ont été aussi bouleversées. Les enseignants doivent travailler chez nous 35 heures par semaine, comme les autres fonctionnaires. Auparavant, ce temps était essentiellement réparti entre l’enseignement en classe et un gros travail à la maison pour préparer les cours, corriger les exercices etc.. Aujourd’hui, ce temps de préparation et de correction a été réduit à 9 heures et les 26 heures restantes doivent impérativement être effectuées dans l’établissement. Avec une partie d’enseignement proprement dit et un partie non enseignante : coordination, projets et conseils pédagogiques et le remplacement des professeurs absents souvent dans des classes difficiles. Ainsi, le système prévoit la tenue d’une réunion de conseil pédagogique de deux heures par mois. La semaine dernière, nous avons commencé à 16h pour finir à 23 h sans avoir eu le temps de traiter toutes les questions. Nous avons dû tenir une réunion extraordinaire et il va en falloir une autre ! Et tout ce temps passé l’est au détriment de la préparation des classes, de la correction des tests. En résumé nous faisons beaucoup plus que 26 h à l’école et que les 35 h hebdomadaires, notamment les profs qui comme moi ont une certaine ancienneté et donc des charges de coordination.

 

On parle beaucoup d’évaluation du système scolaire, d’évaluation des enseignants. Qu’en est-il ?

Le gouvernement a introduit de nouveaux systèmes d’évaluation des professeurs. Avant l’évaluation était un peu rustique et incomplète, mais c’était simple et cela marchait ! Maintenant, on a supprimé, pour des raisons budgétaires, les passages automatiques d’un échelon à un autre ; on a introduit des « quotas » pour empêcher la progression de tous aux niveaux plus élevés et on a multiplié les évaluations. En moins de 4 ans, trois systèmes sont été introduits ! Nous ne sommes pas hostiles au principe de l’évaluation mais je note que cela a désorganisé complètement les écoles et les professeurs sont engagés dans une lutte contre le Ministère de l’Éducation et les uns contre les autres dans les écoles. Le climat est très mauvais.

 

Nos ministres sont complètement obsédés par les chiffres européens. Et si certains de ces indicateurs sont louables, les voies pour y arriver, à commencer par l’élargissement des critères de réussite et de progression des élèves, sont très critiquables. Notre travail bureaucratique a été multiplié : inventer des instruments de mesure pour les diverses catégories de profs, remplir x formulaires avant de partir en visite avec les élèves puis après la visite, tout ça pour aller voir un film, visiter un musée ! Les procédures sont telles que nous avons du rédiger un guide pour que chaque enseignant s’y retrouve, des plans de « récupération » pour les élèves problématiques, des plans de travail pour chaque classe, des plans individuels de travail pour les élèves sujets à l’absentéisme scolaire, etc. Le monde de l’enseignement est devenu une vraie bureaucratie !

 

Comment ont réagi les syndicats face à tous ces changements ?

Je suis adhérente au syndicat d’enseignants le plus important du Portugal. Et j’ai des sentiments mêlés. D’une part le syndicat a fait beaucoup pour les professeurs débutants qui ont un statut très précaire, mais de l’autre il n’a pas su développer un savoir-faire pour encadrer la lutte des enseignants contre le système absurde d’évaluation que le ministère voulait introduire. Il venait d’ailleurs de signer un accord avec ledit ministère quand les profs se sont révoltés. C’est via de nombreux blogs que nous nous sommes mobilisés et avons manifesté par milliers dans les rues, ce qui ne s’était jamais vu ! Ensuite, les syndicats ont couru derrière le mouvement.

 

Quelle est votre vision des élèves en 2011 ?

Les types d’élèves que j’ai maintenant sont très différents de ceux que j’avais au début de ma carrière. Maintenant tout le monde va à l’école. La scolarité est obligatoire jusqu’à 15 ans, mais d’ici 3 ans, elle le sera jusqu’à 18 ans. Il y a donc beaucoup plus de monde dans le système éducatif, ce qui est une bonne chose, mais pose de nouveaux défis.

 

Aujourd’hui, notre école s’adresse à des gens pauvres et démunis alors qu’au début de ma carrière, c’était une école d’élite avec une vraie mixité sociale. Maintenant, vu l’indiscipline, les conditions pour donner un cours sont devenues très difficiles ; les bons élèves fuient ce type d’écoles et vont soit dans l’enseignement privé, soit dans quelques écoles publiques très bien classées.

 

Pour la majorité, l’école est un lieu de rencontre avec les amis, pas un lieu d’apprentissage. L’école est un droit et un endroit. Beaucoup de ceux qui en ont fini  de la scolarité obligatoire restent, car leurs parents les y obligent et parce qu’il n’y a pas de travail à l’extérieur. Ceux qui se dirigent vers l’université et sont dans des branches scientifiques travaillent moins et sont beaucoup moins autonomes qu’avant. Ils ne sont plus habitués à se concentrer, à travailler par eux-mêmes ; ils veulent des recettes toutes faites, font des tas de fautes et ont un manque criant de vocabulaire qui les empêche de comprendre les textes ou les libellés des exercices.

 

Quant aux élèves qui sont dans des filières professionnelles – appelées Nouvelles Opportunités -Jeunes – ils devraient en théorie être plus motivés car ils ont choisi cet enseignement. Mais ils s’investissent très peu et c’est très frustrant pour nous. Ce matin j’ai fait cours, dans une salle équipée d’ordinateurs pour leur permettre de faire des recherches sur le net. A 8h15, heure à laquelle le cours commence j’avais un seul élève ! À 8h45 la déléguée de classe, comme d’autres de ses camarades, était sur Facebook au lieu de faire les recherches ! C’est pour moi tout à fait significatif. Je suis fatiguée de lutter pour l’amélioration des conditions d’apprentissage des élèves, pour la qualité de l’enseignement, pour les conditions de carrière des enseignants.

 

Les élèves d’aujourd’hui ne se forment-ils pas aussi en dehors de l’école ?

C’est vrai que les élèves apprennent beaucoup en dehors de l’école, notamment via Internet. Mais comment exploiter cela à l’intérieur de l’école ? Le transfert des connaissances est tout sauf évident. Pour une recherche, ils vont sur le web et font du copier/coller. Et c’est tellement vrai qu’ils vont parfois sur des sites brésiliens, (dont la langue diverge un peu du Portugais) en reprenant sans même s’en rendre compte des données se rapportant exclusivement au Brésil ! Il y a aussi parfois des choses intéressantes : ils découvrent des choses parfois très originales sur des philosophes grâce à Youtube ! Internet foisonne de choses intéressantes, mais aussi de choses désastreuses et qu’il faut apprendre à trier. Le web a aussi un autre avantage, c’est qu’il permet une vraie diversité des rythmes d’apprentissage.

 

L’école doit-elle préparer les élèves au travail ?

Pour moi l’école doit préparer à un futur qui sera très différent d’aujourd’hui : les changements de la société sont si rapides. Ce que l’on apprend aujourd’hui ne sera pas forcément utile demain. Il faut donc transmettre des instruments de connaissance de la réalité et de notre patrimoine culturel. Trop professionnalisés, les apprentissages ne sont pas une solution : il faut apprendre à penser la réalité dans sa diversité et ses changements. Il faut élargir les horizons des personnes, pas les fermer. L’école ne doit pas résoudre d’abord les besoins du marché du travail, elle doit apprendre beaucoup plus de choses car les êtres sont beaucoup plus que des travailleurs. Il faut revenir aux sources de l’école : apprendre à penser.

 

 

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