4 minutes de lecture

par Michel Serres, SICS

Qui se présente, aujourd’hui, à l’école, au collège, au lycée, à l’université ? Ce nouvel écolier, cette jeune étudiante, n’ont jamais vu veau, vache, cochon ni couvée. Michel Serres, philosophe et académicien s’exprimait à l’Académie française, le 1er mars 2011. Metis reprend ici les extraits choisis par la lettre de la prospective.

 

avatar

En 1900, la majorité des humains travaillaient au labour et à la pâture ; en 2011, la France ne compte plus que 1 % de paysans. Sans doute faut-il voir là une des plus fortes ruptures de l’histoire depuis le néolithique. Celui et celle que je vous présente ne vivent plus en compagnie des vivants, n’habitent plus la même Terre, n’ont plus le même rapport au monde. Ils n’admirent qu’une nature arcadienne, celle du loisir ou du tourisme. Ils habitent la ville. Leurs prédécesseurs immédiats, pour moitié, hantaient les champs. Mais, devenus sensibles à l’environnement, ils pollueront moins, prudents et respectueux, que nous autres, adultes inconscients et Narcisse. Ils n’ont plus la même vie physique ni le même monde en nombre, la démographie ayant bondi vers 7 milliards d’humains ; ils habitent un monde plein.

 

Ils sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels ; dont le mot le plus répété est « mort » et l’image la plus représentée celle de cadavres. Dès l’âge de 12 ans, ces adultes-là les forcèrent à voir plus de 20 000 meurtres.

 

Ils sont formatés par la publicité ; comment peut-on leur apprendre que le mot relais, en français, s’écrit « ais » à la fin, alors qu’il est affiché dans toutes les gares « ay » ? Comment peut-on leur apprendre le système métrique, quand, le plus bêtement du monde, la SNCF leur fourgue des S’Miles ? Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d’une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l’école et l’université. Pour le temps d’écoute et de vision, la séduction et l’importance, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d’enseignement.

 

Un monde virtuel

Ces enfants habitent le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la Toile, lecture ou écriture au pouce des messages, consultation de Wikipedia ou de Facebook, n’excite pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent ni n’intègrent ni ne synthétisent comme nous, leurs ascendants.

 

Par téléphone cellulaire, ils accèdent à toute personne ; par GPS, à tout lieu ; par la Toile à tout savoir; ils hantent donc un espace topologique de voisinages, alors que nous habitions un espace métrique, référé par des distances. Us n’habitent plus le même espace. Sans que nous nous en apercevions, un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des années 1970.

 

Nés sous péridurale et de naissance programmée, ils ne redoutent plus, sous soins palliatifs, la même mort. N’ayant plus la même tête que celle de leurs parents, ils connaissent autrement. Ils écrivent autrement. Pour les observer, avec admiration, envoyer, plus rapidement que je ne saurai jamais le faire de mes doigts gourds, des SMS avec les deux pouces, je les ai baptisés, avec la plus grande tendresse Petite Poucette et Petit Poucet.

 

Que transmettre ? Le savoir ! Jadis et naguère, le savoir avait pour support le corps du savant, aède ou griot. Une bibliothèque vivante… voilà le corps enseignant du pédagogue. De même que la pédagogie fut inventée par les Grecs, au moment de l’invention et de la propagation de l’écriture ; de même qu’elle se transforma quand émergea l’imprimerie, à la Renaissance ; de même, la pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies.

 

Ce changement si décisif de l’enseignement répercuté sur l’espace entier de la société mondiale et l’ensemble de ses institutions désuètes, qui ne touche pas, et de loin, l’enseignement seulement, mais aussi le travail, les entreprises, la santé, le droit et la politique, bref, l’ensemble de nos institutions , nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin. Probablement parce que ceux qui traînent, dans la transition entre les derniers états, n’ont pas encore pris leur retraite, alors qu’ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps effacés.

 

Je voudrais avoir 18 ans, l’âge de Petite Poucette et de Petit Poucet, puisque tout est à refaire, puisque tout reste à inventer. Je souhaite que la vie me laisse assez de temps pour y travailler encore, en compagnie de ces Petits, auxquels j’ai voué ma vie, parce que je les ai toujours respectueusement aimés.


Print Friendly, PDF & Email
+ posts