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Ils permettent aux salariés d’avoir accès à l’information sur les décisions stratégiques de leur entreprise. Selon l’Institut syndical européen, 953 comités d’entreprise européens étaient actifs en 2010, couvrant 17,3 millions de salariés. Interview croisée

 

suspicion

Irlandaise, Maureen Kearney est secrétaire du bureau du CE européen d’Areva depuis 7 ans. Son CE européen compte pour le moment 22 membres, il est en plein renouvellement, car il s’est vidé de moitié lors de la vente de la filiale T&D en juin 2010. Il devra représenter 40 000 salariés dans huit pays d’Europe (en plus du Kazakhstan).

 

Allemand, Georg Leutert est secrétaire du bureau du CE européen de Ford Europe depuis 12 ans, qui compte pour le moment 19 membres. Il représente 50 000 salariés dans sept pays d’Europe.

 

 

 

De votre point de vue de membres de CE européen, comment voyez-vous aujourd’hui le syndicalisme européen ?

Maureen Kearney : Le syndicalisme européen, que ce soit la fédération de la chimie ou de la métallurgie, paraît lointain. Cet éloignement est similaire à celui des institutions européennes avec les pays. Les représentants ne sont pas assez connus, pas assez concrets et leurs positions ne sont pas toujours claires. Les fédérations ne comprennent pas toujours bien ce qu’il se passe. Même la FEM, qui est une des fédérations européennes les plus en avance dans le dialogue social européen ! C’est une question de moyen. Ils ne sont pas assez nombreux.

 

Lors de la vente de la filiale d’Areva T&D à Schneider Electric et Alstom, le CE européen a essayé d’organiser des actions au niveau européen. Évidemment quand on doit travailler sur un sujet urgent, les conditions de fonctionnement ne sont pas optimales. Dans l’ensemble, la vente de T&D s’est bien passée, car on a obtenu des garanties d’emploi pendant trois ans pour 29 000 salariés.

 

Le CE européen d’Areva a demandé à la ministre de l’économie française Christine Lagarde de s’engager personnellement dans un courrier sur ces sauvegardes d’emplois sur 3 ans. Nous avons apporté cette lettre à la Fondation européenne de la Métallurgie (FEM). Avec l’appui de la FEM, nous sommes parvenus à négocier un accord avec les CE européens de Schneider Electric et Alstom, et à le formaliser. On aurait pu sécuriser davantage de postes, notamment dans la branche Power et Transport, 5 000 emplois sont menacés à présent. Mais nous n’avons pas été assez convaincants.

 

Georg Leutert : On aimerait que le mouvement syndical soit beaucoup plus fort. Mais ce n’est pas le cas. La raison principale vient du fait que les organisations nationales n’ont pas vraiment intérêt à ce que les organisations européennes soient fortes. Pour les CE européens, les organismes européens sont de bonnes sources d’information, permettant de discuter de points communs, des politiques en construction, mais leur rôle au quotidien est limité.

 

Au CE européen de Ford par exemple, on discuterait beaucoup moins des questions européennes si un de nos membres affilié à IG-Metall n’était pas aussi le président du comité sectoriel automobile de la FEM. C’est un hasard. IG Metall est très engagé dans le domaine européen, il a des moyens, contrairement à un certain nombre d’autres pays , ce qui explique que l’Allemagne soit souvent à l’initiative de négociations, comme celles entre General motors/Opel et Ford.

 

Dans tous les CE européens, la culture de l’entreprise joue un très grand rôle dans les relations sociales. Ford a une forte tradition de dialogue social. Les nouvelles directions apprennent à composer avec nous depuis 1994 déjà. À l’époque, la direction a craint que nous ne soyons des révolutionnaires. C’était l’Armée Rouge qui débarquait à Détroit !

Dans votre tâche au sein des CE européens, le syndicalisme vous a-t-il aidé et si oui, comment ?

Maureen Kearney : Je suis professeur d’anglais de formation. Je donnais des cours en entreprise sur les négociations, sur la communication, ou encore pour distinguer une réunion à l’américaine, de celle à l’anglaise, ou à la française. Au bout d’une dizaine d’années, j’ai commencé à voir des personnes dont les postes étaient supprimés (de la secrétaire à un directeur quelconque), et qui étaient placardisées pour six mois. Les syndicats ne voulaient pas le voir. Je me suis donc syndiquée à la CFDT, suis devenue secrétaire du comité d’entreprise, puis du comité central. On a exigé que la direction fasse un plan social encadré pour ces personnes. En 2004, les gens du Comité de groupe européen m’ont proposé de devenir secrétaire du CE européen. J’ai découvert la richesse de ce syndicalisme interculturel. On est à un autre niveau, on ne se regarde pas le nombril. On travaille pour tous les travailleurs en Europe, unis, non pas chacun pour sa paroisse.

 

Georg Leutert : J’étais assistant parlementaire d’un eurodéputé socialiste (PSE), lorsque j’ai rencontré l’ancien président du CE de Ford. Je n’avais pas d’expérience syndicale initiale.

Comment voyez-vous l’articulation entre les instances européennes (CE européen, fédérations syndicales) et nationales (CE ou équivalent, fédérations syndicales nationales) ?

Maureen Kearney : Lors de la fusion, nous nous sommes rendus compte que le CE européen d’Areva était la seule instance qui fédérait au niveau européen. Nous avons des contacts réguliers avec les comités d’entreprises. Les informations sont envoyées en temps réel. On a fait beaucoup de lobbying, ce qui rare pour un CE européen, autant au niveau politique français et allemand, qu’européen pour avoir de l’influence et de l’impact pour la protection des salariés. Je ne sais pas si c’était vraiment notre rôle de fédérer. On a pris une place vide.

 

Nous avons un bon dialogue au niveau central, entre nous, avec la direction. Ça ne veut pas dire que les échanges ne sont pas vifs. Il y des conflits, mais du respect et de la confiance. Notre PDG Anne Lauvergeon ne rate jamais une réunion. En ce moment, on a des réunions au niveau du bureau à propos du nucléaire au Japon. Dans la semaine qui suit, nous partageons les informations que nous avons obtenues dans une lettre flash à tous les sites dans la langue du pays. Mais très souvent, l’information est bloquée, les représentants du personnel au niveau local ne les affichent pas. Ils considèrent qu’ils ont leurs informations propres et que le CE européen marche sur leurs plates-bandes. Alors que le CE européen obtient parfois des informations confidentielles sur la stratégie de l’entreprise, que nous exigeons de pouvoir diffuser après une date-butoir ! Notre prochain chantier est la déclinaison de l’accord de GPEC européen en interaction avec les comités d’entreprise et les comités centraux des sites. On verra si ça marche.

 

 

Georg Leutert : Les conflits sont récurrents à tous les niveaux, rien qu’au sein d’un CE européen. Les différentes traditions et systèmes législatifs occasionnent au début aux conflits. Par exemple entre des pays tellement différents – de la perspective syndicale – comme le Royaume-Uni et d’autres pays européens comme l’Allemagne et la France -. Mais on finit toujours par s’entendre. Pour signer un accord européen ou répondre à une demande de la direction, il est important d’élaborer une stratégie commune avec des atouts de plusieurs, voire de tous les pays.

 

 

Quelles seraient à votre avis les 3 choses principales à améliorer dans le syndicalisme européen ?

Maureen Kearney : Il faut travailler sur l’esprit de confiance, de coordination et de dialogue. Les négociations autour de T&D par exemple ont très bien marché dans tous les pays sauf en France. En France, on a été confronté à une concurrence terrible entre les différents syndicats. Entre les trois sites Bagneux-sur-Seine, Cherbourg et le siège, la concurrence est déjà incroyable. Comment voulez-vous que l’esprit soit meilleur, quand on doit réfléchir au niveau transnational ? C’est la suspicion permanente, je n’ai jamais vu cela ailleurs. Dans les autres pays, les syndicats se mettent généralement d’accord dans l’intérêt des salariés. En France, j’ai pu voir des attitudes très individualistes.

 

Georg Leutert : Au niveau des CE européens, on voit l’Europe de la perspective de l’entreprise. La représentation syndicale et des personnes non-syndiquées se mêlent. Du point de vue des syndicats, il n’est pas acceptable que des CE européens qui ont des membres non-syndiqués (ce n’est pas le cas au CEE de Ford) entre dans la domaine des négociations collectives et signe au niveau de l’entreprise des accords sur des projets de restructuration par exemple. De plus, la Fédération européenne de la Métallurgie (FEM) refuse de tels accords et exige qu’un groupe syndical européen participe à la négociation de l’accord. Par contre, les entreprises refusent parfois l’ingérence de fédérations européennes. À l’avenir, je crois que le pouvoir syndical sera beaucoup plus grand au niveau des entreprises qu’au niveau régionale, nationale ou européen. Pour le syndicalisme européen, il ne sera pas possible de refuser des négociations au niveau de l’entreprise. Il faut trouver un autre compromis, un autre modèle. C’est un tres grand défi pour le syndicalisme européen, qui sera perdant s’il ne change pas de position.

 

Ensuite, Bruxelles et Strasbourg ne sont pas des voies de garage. Les syndicats nationaux donc y envoyer leurs meilleurs représentants syndicaux, les plus compétents. Enfin, il faut comprendre que le pouvoir et la représentation des travailleurs au niveau national sont limités, si les syndicats n’ont pas de vision européenne. Les lieux du pouvoir et de l’influence sont à Bruxelles et Strasbourg.

 

 

 

Repère

Selon les chiffres de l’Institut syndical européen, 953 CE européens étaient actifs en 2010, couvrant quelque 17,3 millions de salariés. Cela représente un taux de couverture de 40 % des multinationales entrant dans le champ d’application de la directive et de 60 % des salariés de ces groupes. Effet collatéral de la période de latence qui a présidé à l’entrée en vigueur de la directive révisée relative au CE européen, le 6 mai 2009, il n’y a jamais eu aussi peu de créations de CE européens depuis l’adoption de la directive de 1994 : à peine plus de 10 créations en 2009 contre près de 30 au minimum les années précédentes.

 

 

Le rôle des CE face à la crise analysé par Frédéric Turlan rédacteur en chef de Liaisons sociales Europe dans LSE n° 272.

 

Sur une base purement empirique, en relevant des informations prélevées dans diverses sources, le rapport tente de cerner le rôle des CE européens pendant la crise. Tout d’abord, l’instance a été sollicitée à de multiples reprises pour des procédures d’information-consultation. Cependant, « dans de nombreux cas », des comités se sont plaints d’un défaut d’information-consultation (Alcoa, Hewlett-Packard/EDS, PPR, Saint-Gobain, Schering-Plough). La crise a confirmé le rôle des CE européens, en général conjointement avec les fédérations syndicales européennes, pour l’organisation de « journées d’action européennes » afin de protester contre des restructurations (Alcatel-Lucent, ArcelorMittal, Areva, Bosch, Continental, E. ON, General Motors/Opel, Hewlett- Packard/EDS, Saint-Gobain, Siemens, ThyssenKrupp, Valeo).

 

Parfois les actions des CE européens ont eu des effets positifs amenant la direction à mettre en place un comité paritaire pour rechercher des solutions alternatives aux licenciements (Corus) ou contraignant la direction (Whirlpool) ou le management local (Mahle) à négocier les conditions de fermeture d’un site.

 

Malgré l’absence de données exhaustives, le rapport estime néanmoins que de nombreux CE européens jugent ne pas avoir été informés et consultés en temps utile. Le rapport note une tendance à l’adoption de plus en plus fréquente de déclarations relatives à des processus de restructuration ; à une participation accrue dans l’organisation de journées d’action européennes et à des interventions régulières pour obtenir, dans des cas de restructuration dans un seul pays, le respect de la procédure d’information-consultation. Cet « activisme » des CE européens reste cependant limité au secteur de la métallurgie, celui des services étant « très faiblement représenté ».

 

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