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par Social Europe Journal

Interview de Zygmunt Bauman, sociologue et philosophe, professeur à l’Université de Leeds (GB), renommé pour ses travaux sur la modernité, le consumérisme et la mondialisation.  Principaux extraits traduits par Metis de son analyse des émeutes en Grande Bretagne parue dans le Social Europe Journal.

 

bauman

Ces émeutes correspondent à une explosion qui devait arriver tôt ou tard… C’est comme un champ de mines : on sait que certains explosifs vont sauter mais on ne sait pas quand, ni où. Dans le cas d’un champ de mines social, l’explosion a toute chance de s’étendre instantanément, grâce aux technologies de l’information en temps réel et à l’effet de mimétisme. Ce champ de mines social a été créé par la combinaison du consumérisme et de l’inégalité croissante.

Il ne s’agit pas de la rébellion d’une minorité ethnique ou religieuse opprimée ou du soulèvement de populations affamées et appauvries, c’est une révolte de consommateurs impuissants et disqualifiés, de gens offensés et humiliés par l’étalage de richesses auxquelles ils n’ont pas accès. Nous avons tous été contraints et séduits par la consommation, recette incontournable pour avoir une bonne vie et principale solution à tous les problèmes, mais une grande part de la population n’a pu adopter cette recette. Les émeutes urbaines de Grande Bretagne doivent être comprises comme la révolte de consommateurs frustrés.

 

L’hypothèse de l’inégalité fait évidemment partie des causes sociales de ces émeutes. Mais comment les dirigeants pourraient-ils traiter cette question alors que le concept de possédants et de non possédants s’est complètement transformé au cours des dernières décennies ?

Ils ont exactement le même type de réaction que celle des gouvernements lors de la dépression déclenchée par l’effondrement du crédit, à savoir un refinancement des banques pour les ramener à une situation normale, c’est-à-dire à une activité identique à celle qui a provoqué l’effondrement et la récession ! Ainsi, la réaction du gouvernement britannique aux émeutes des humiliés va approfondir cette humiliation qui est à la source de la rébellion, et le gouvernement ne s’attaque pas aux véritables causes de leur humiliation, ce consumérisme rampant combiné à une inégalité croissante. Les problèmes sociaux n’ont jamais été résolus par le couvre feu. La seule façon de s’attaquer au problème exigerait rien moins qu’une sérieuse réforme de la manière dont la société fonctionne et une véritable révolution culturelle telle qu’Edgar Morin l’a suggérée lors d’une récente visite à Rio de Janeiro.

De fait, en dévalisant et en brûlant les commerces, les jeunes n’ont pas essayé de changer la société, ils ne se sont pas rebellés contre le consumérisme, ils ont essayé de rejoindre les rangs des consommateurs dont ils sont exclus, ne serait-ce qu’un moment. Leur révolte n’était ni planifiée, ni unifiée, c’était l’explosion spontanée d’une frustration accumulée qui ne peut être expliquée qu’en termes « d’à cause de »  et non en termes « dans le but de ».

 

Les politiques publiques de construction de logements sociaux sont elles responsables de ce que l’on décrit maintenant comme des poches d’apartheid ?

Les gouvernements successifs ont depuis longtemps arrêté de construire des ensembles de logements sociaux. Ils ont totalement laissé aux forces du marché la distribution spatiale de la population. La concentration de personnes démunies dans certaines zones urbaines, assez semblables aux favelas, ne résulte pas de politiques sociales mais du prix de l’immobilier, avec l’aide et la complicité involontaires d’habitants plus aisés, ayant tendance à s’enfermer, dans ce que l’on appelle les « communautés closes ». La ségrégation et la polarisation dans les villes est le résultat d’un jeu libre et non contrôlé des forces du marché.

 

Vous refusez de qualifier les émeutes de quelconque révolution sociale. N’y a-t-il pas au moins une vague aspiration au changement social ?

Jusqu’à maintenant, je n’ai noté aucun signe de désir de révolution sociale… Seule une idéologie de riches et de pourvus développe une vision romantique de la vie humble et frugale. Comme le pointe Neal Lawson, « ce que certains ont à tort appelé une sous-classe sauvage est simplement le miroir inversé d’une élite sauvage ». Un miroir déformé et déformant mais néanmoins un miroir.

 

Etant donné l’enracinement du consumérisme dans la société post-moderne, peut-on en sortir ?

Il y a quelques mois, François Flahaut a publié une étude remarquable sur l’idée de bien commun et ce qui la sous-tend, (Où est passé le bien commun ? Éditions Mille et une nuits, 2011). Son message essentiel, focalisé sur le fait que notre société est radicalement individualisée, souligne que le concept de droits de l’homme est couramment utilisé pour remplacer et éliminer le concept de « bonne politique », alors que le concept de droits de l’homme doit, pour être réaliste, être fondé sur l’idée de bien commun. La coexistence humaine et la vie sociale constituent notre bien commun, duquel et grâce auquel, tous nos biens sociaux et culturels procèdent. Dès lors, la recherche du bonheur devrait privilégier la promotion d’expériences, d’institutions et autres expressions culturelles et sociales de la vie en commun, au lieu de se concentrer sur les indices de richesses qui tendent à déformer l’union des hommes en rivalités et compétitions individuelles.

 

La vraie question, à laquelle nous n’avons pas encore de réponse convaincante et empiriquement fondée, est la suivante : les joies de la convivialité sont-elles capables de remplacer la recette quasi universelle du bonheur qu’est la recherche de richesses, l’allégresse de consommer, la surenchère perpétuelle, lesquelles, il faut le souligner, sont indissociables d’une croissance économique infinie ?  Notre aspiration aux plaisirs de la convivialité, plaisirs naturels, endémiques, spontanés, peut-elle être recherchée au sein de la société actuelle sans tomber dans le piège de l’utilitarisme et en évitant la médiation du marketing ?

 

Et bien si nous ne choisissons pas volontairement cette alternative, nous serons peut être forcés de l’accepter en conséquence de notre refus…

 

Lire l’interview intégrale en anglais dans Social Europe Journal

 

 

 

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