par Dagmar Soleymani
Les équipes multiculturelles sont légion à l’hôpital, mais sait-on les manager ? Tour d’horizon avec des opérationnels et des responsables RH de cinq hôpitaux de la région parisienne qui révèle l’insuffisance des outils de gestion et l’absence de management interculturel chez les tutelles et les syndicats. La faute aux valeurs républicaines ?
Les outils de gestion sont neutres, nous dit-on, et l’universalisme à la française, le garant d’un traitement égalitaire. Nous voilà doublement protégé contre une analyse des politiques de ressources humaines dans le champ des relations professionnelles. Or, ceci ouvre la voie à l’immobilisme managérial en matière d’internationalisation du personnel hospitalier, une réalité, depuis les années 1980 en France, pour deux raisons : le numerus clausus pour les étudiants en médecine et la perte d’attractivité des métiers paramédicaux en général. Enquêter sur cette interculturalité s’avère néanmoins compliqué, car la loi française fondée sur l’égalité et l’assimilation des différentes cultures interdit toute statistique sur les origines dans le monde du travail. Reste les interstices des outils de gestion pour mesurer les implications organisationnelles auxquelles les opérationnels et les responsables RH ont à faire face.
« Le patient est le cœur de métier », affirme un cadre de proximité, et son collègue, responsable de formation, d’ajouter : « Tous en blanc, tous soignants. » Ceci ne laisse pas beaucoup de place à l’expression de l’interculturalité des soignants, d’autant plus que les équipes hospitalières enquêtées se caractérisent par des liens hiérarchiques pyramidaux issus de l’Ancien Régime. Cette particularité française interroge sur la neutralité des outils de gestion, quand bien même le rôle du chef véhiculerait les mêmes connotations à travers le monde. Ainsi, dans les hôpitaux parisiens enquêtés, c’est à la gouvernance qu’incombe le rôle de gestionnaire de la dimension interculturelle sans y être préparé, faute de réflexion au niveau de la tutelle politique. La culture du résultat occulte les interactions hospitalières – dans leurs dimensions éthiques et anthropologiques – soignant/soignant et soignant/soigné.
Cette absence de réflexion impacte également le recrutement où la pénurie fait écran. Le gestionnaire hospitalier « est à mille lieues de recruter sur le critère d’interculturalité », car agissant dans un contexte de pénurie. « Nous ne pouvons pas tenir compte des langues, les infirmières sont une donnée rare », révèle une surveillante. « J’avais pas le choix des kinés, donc la dimension compétence, projet et tout ça, elle est vraiment secondaire… », rajoute un cadre supérieur de santé. Les équipes multiculturelles se constituent au hasard et en dépit des compétences acquises à l’internationale. « Les kinésithérapeutes espagnols sont quand même plus forts en soins de suite. Mais comme notre hôpital est un établissement de court séjour, il faut qu’on les forme. » Leurs compétences antérieures sont perdues pour l’entreprise apprenante. Un responsable RH présente la situation autrement : « L’approche culturelle du patient c’est important, mais je veux voir avant tout le professionnel. Sinon je considérerais cela comme discriminatoire ». N’ayant pas les outils pour évaluer les compétences en soins diversifiés, il compare ce qui est comparable : le diplôme, quitte à pratiquer le déclassement. Il est rejoint par un certain nombre de médecins et paramédicaux d’origine étrangère qui, à défaut de pouvoir partager leurs compétences en soins diversifiés avec leurs collègues ou les monnayer auprès de leur supérieur, préfèrent, dans l’universalisme à la française, la neutralité du diplôme. Ce dernier peut constituer un facteur d’exclusion suffisamment fort, quand on sait que les diplômés des « bonnes » écoles fonctionnent en réseau.
Un fonctionnement clanique
« Le premier jour, quand je suis arrivé, j’ai rencontré le professeur D. Il m’a dit : « Allez au bloc, vous pouvez y rencontrer l’équipe », témoigne médecin indien, stagiaire dans un service à réputation internationale. Au bloc opératoire nous parlons anglais, mais les réunions hebdomadaires se font en français. Et moi, je ne parle pas français. » « Parce que moi je ne peux pas travailler avec les infirmières sans les connaître en dehors du milieu du travail, c’est mélangé », affirme un médecin originaire d’Afrique occidentale. Une surveillante évoque son plaisir de venir travailler « parce que nous formons une petite famille ». C’est au niveau de la gestion d’équipe que l’interculturalité est le plus fréquemment évoquée, le tout dans un déni des compétences particulières liées à la diversité et un attachement au rang. N’ayant pas les clés pour répondre aux besoins spécifiques des personnels issus de la migration et pour partager les compétences, l’hôpital met l’accent sur la culture du métier, la compétence technique. « La pression assimilatrice qui s’exerce ainsi paraît d’autant moins choquante que prévaut la conviction que c’est en abandonnant tout enfermement dans les traditions d’une communauté que l’on accède vraiment à ce qui est grand », estime le sociologue Philippe D’Iribarne
« Et pouvoir mélanger des services sur une formation comme ça, transversale, était un peu naïf. Et puis il y a un autre aspect des choses qui est que la façon de fonctionner de façon un peu clanique n’est pas du tout réservé aux ethnies exotiques. Ça fait partie de notre culture aussi », dixit un chef de service. « On ne peut pas prendre en charge l’interculturalité, on a déjà suffisamment à faire pour que tout le monde ait le même niveau de compétence », détaille une responsable de formation. « Il y a bien d’autres soucis qui passent avant l’interculturel », justifient des syndicalistes. Dans le contexte des valeurs républicaines à la française, l’altérité ne peut s’exprimer dans la sphère publique, elle est réservée à la vie privée. D’autant plus que l’employeur hospitalier prend l’intégration sociale pour acquise au moment de l’embauche.
« Comme institutionnellement on n’a pratiquement pas de marges de manœuvre, on est obligé de travailler avec des associatifs », détaille un chef de service, dans le contexte soignant-patient. Somme toute, l’ouverture à la française consiste en une approche anthropologique soignant-patient ce qui favorise individuellement les compétences interculturelles, mais guère le partage au sein d’une équipe. Les formations soignant-soignant étant rares, attirant « très peu de médecins », ce sont les initiatives personne dépendante qui permettent de développer un savoir-faire interculturel, « considéré par certains comme un petit peu du luxe », et d’agir à l’encontre des stéréotypes, expression la plus simple de l’altérité. Se pose alors la question de la pérennisation de ces initiatives, tout juste tolérées par la hiérarchie.
Lutter contre « les malentendus culturels » qui « se paient chers en temps, en souffrances inutiles pour les patients et en dépenses superflues » selon Marc Dupont, directeur adjoint de l’AP-HP impose de prendre en compte l’impact des valeurs républicaines sur les outils de gestion présents à l’hôpital. C’est aussi limiter le turnover, rester compétitif et créer une diversité semblable à celle de la patientèle aussi bien au niveau médical, paramédical qu’administratif.
– Cet article est basé sur le mémoire en management interculturel, master 2 à l’université Dauphine (dép. Mangement et organisation), de Bernet-Rollande (Fabienne), Soleymani (Dagmar), De Tugny-Delmer (Cécile), « Cinq hôpitaux et leurs équipes multiculturelles : des outils de gestion limités par l’idéal républicain ? », nov. 2010. L’étude a été menée, entre oct. 2009 et août 2010, dans des hôpitaux situés à Paris et dans la petite couronne et appartenant aussi bien à l’AP-HP que la FHP ou la Mutualité française. L’enquête a pris en compte les métiers médicaux, paramédicaux et administratifs.
– Philippe D’Iribarne, « Unité et diversité : l’intégration des immigrés : modèle français et modèle anglo-saxon », dans La France au pluriel, Cahiers français, n° 352, sept.-oct. 2009, p. 20
-Marc Dupont, directeur adjoint de l’AP-HP s’emprime lors du colloque d’ISM Interprétariat en mars 2010 : http://www.interpretariat-sante-ism.fr/reportages-videos-du-colloque/.
bonjour,
Merci pour cette intéressant article sur le management interculturel.
Bien a vous,