Le dernier livre de Pierre Rosanvallon est au cœur de la question de la démocratie sociale. Il s’ouvre sur cette affirmation fondamentale : « La démocratie affirme sa vitalité comme régime au moment où elle dépérit comme forme de société ». L’accroissement des inégalités de toutes sortes, les écarts entre les très riches et les pauvres, la ghettoïsation empêchent de « faire société » et mine la cohésion sociale.
C’est un bonheur de lire Rosanvallon : il s’interroge en historien sur des questions d’une grande actualité, il analyse en philosophe politique les impasses dans lesquelles nous a conduit la « deuxième mondialisation », au cours des dernières décennies. Il tisse en parallèle l’histoire des Etats-Unis, de l’Angleterre et de la France.
L’égalité citoyenne
De quelle égalité parle-t-on ? Avec la Révolution américaine et la Révolution française, l’égalité est celle qui met les citoyens, tous les citoyens sur un même plan. L’égalité est politique : « tous les hommes ont été créés libres et égaux » dit la Déclaration d’Indépendance américaine. Alors on va supprimer tous les symboles des privilèges : les titres (de noblesse), les livrées (des domestiques). On va même – pour une courte période – se tutoyer. On va penser que le marché, le libre-échange favorisent le passage à une société basée sur l’égalité par opposition aux « ordres », à l’appartenance de naissance à une caste, Condorcet affirme cette idée de « libéralisme-émancipateur et égalitaire » : étrange conjonction aujourd’hui! Tous les premiers voyageurs aux Etat Unis, et pas seulement Tocqueville, ont été frappés par cette absence de distinctions sociales.
Face à cette égalité républicaine de citoyens, les autres inégalités comptent peu et sont secondaires. On peut les corriger par « la qualité du lien social » (Rousseau) : c’est la fraternité, notion si difficile à définir, la fraternité serait-elle le substitut de l’égalité réelle ?
Au passage : une brève histoire des manières de vote. L’isoloir comme indispensable outil du vote n’apparaît qu’en 1911, venu d’Australie. Comment faisait-on avant ? On votait tout simplement en assemblées. La réunion, la délibération et le vote formaient un tout. Ça donne à réfléchir.
Le capital et le travail
C’est la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme qui vont bousculer le bel ordonnancement cette première société des égaux. Il faut quand même préciser que le suffrage était censitaire et que les femmes n’étaient pas comprises dans « les égaux ». Avec la naissance du prolétariat industriel, la société est coupée en deux. On lui oppose des sociétés de rêve, des utopies complètement égalitaires : Cabet, Fourier, Louis Blanc, Saint-Simon. En 1849 au Havre, une centaine de milliers de personnes saluent le départ des disciples de Cabet partis fonder « l’Icarie » au Texas…
Un violent repli protectionniste s’en suivra en réponse à la « première mondialisation ». « Les étrangers viennent ravir le travail et le bien-être à nos ouvriers », et dans la foulée la xénophobie, l’antisémitisme se développent. Rosanvallon les analyse finement comme une autre des figures de l’égalité : c’est l’égalité comme homogénéité qui exclue les différences de nationalité ou de peau. Il nous rappelle que les politiques de discrimination raciale ont débuté aux Etats Unis quinze ans après la Guerre de Sécession. Il y voit l’origine du fait que les idées socialistes n’ont jamais pénétré en Amérique : les antagonismes sociaux y sont perçus comme secondaires par rapport à la grande opposition de race.
L’égalité par la redistribution
La mise en place des Etats-Providences et des systèmes collectifs d’assurance au début du 20° siècle marque une autre étape et dessine un autre visage de l’égalité. C’est le moment du réformisme à l’origine des Partis socialistes : on peut, on doit améliorer la condition des ouvriers, on doit chercher à réduire les inégalités. Les guerres vont contribuer à rapprocher les classes sociales, en particulier la lutte contre le fascisme. La notion de « sécurité sociale » est dans le Programme du Conseil Nationale de la Résistance, aujourd’hui appelé à la rescousse par Stéphane Hessel. Le Rapport Beveridge, à l’origine du système social anglais est de 1942. Les années qui suivent vont être marquées par le triomphe de l’Etat-Providence, la vision régulée de l’économie, la vision de l’entreprise comme organisation.
Le grand retournement libéral
Jusqu’au « grand retournement » des années 1980 : « le marché-roi », les inégalités violentes de revenus et de patrimoines, le national-protectionnisme et la xénophobie : « tout cela a un furieux goût de déjà-vu » écrit Rosanvallon citant Denis Kessler qui se propose de « défaire méthodiquement le Programme du CNR » ! L’érosion des institutions de solidarité, l’affaiblissement des mécanismes assuranciels à cause du chômage de masse, génèrent l’exclusion et reconstituent la pauvreté « comme une condition ».
Petites critiques : tout cela ne s’est pas fait tout seul et il faudrait en regard analyser plus en détail les ressorts de ce nouveau capitalisme qui caractérise la deuxième mondialisation. De même pour les mécanismes qui font que les Etats se sont prêter à des réformes qui les ont privés de leurs moyens d’intervention… Quant à la représentation du travail aujourd’hui comme créativité, responsabilité des salariés et prise d’initiatives, elle est en partie une illusion. Steve Jobs n’aurait pas fait grand-chose sans le million de salariés de son assembleur taiwanais Foxconn en Chine.
Dans ce nouvel environnement, la question de l’égalité reste ambiguë : elle est revendiquée comme droit de chacun à s’affirmer, affirmer son moi, ses idées, ses goûts : c’est ce que Rosanvallon appelle « l’individualisme de singularité ». Mais elle est aussi revendiquée comme compétition généralisée pour la reconnaissance des mérites. C’est « l’égalité radicale des chances » : les sportifs participent de cette égalité dans la compétition, en même temps que leurs salaires faramineux illustrent le creusement des inégalités réelles. L’affirmation de l’égalité des chances est donc bien loin d’être suffisante. C’est le séparatisme social qui caractérise le monde d’aujourd’hui plus que l’individualisme.
La société des égaux
Les pistes pour « une société des égaux » sont juste une esquisse et présentées comme « une première ébauche », disons l’énoncé de quelques principes : on aura besoin de la suite…
Ce que n’est pas la société des égaux : 1) elle n’est pas l’égalité des chances qui a en fait consacré l’inégalité (Lire dans Metis Marie Duru-Bellat) ; 2) elle n’est pas dans l’utopie dangereuse d’une société sans classe ; 3) elle n’est pas dans la seule reconnaissance des singularités individuelles.
Alors ? Il faut une « politique de la singularité, apprendre à accompagner de manière personnalisée les enfants à l’école, les chômeurs à Pôle emploi, les salariés dans les entreprises…Il faut, dans la ligne de pensée de l’économiste indien Amartya Sen et de la philosophe américaine Martha Nussbaum, « outiller les individus, leur donner les moyens d’être autonomes ». Mais personnaliser l’action publique exige des moyens considérables, donc les réformes fiscales pour se procurer ces moyens, et plutôt un renforcement de l’Etat que l’inverse. « Un Etat capacitant », en tout cas un renouveau des services publics, ou des services d’intérêt général qui les rendent accessibles à tous, utiles pour tous, appropriables par tous.
« Mettre fin à la sécession des riches » (Eric Maurin, Le ghetto français), repenser l’espace urbain, « donner l’accès de tout à tous », « démarchandiser le monde » : programme exigeant pour chacun car c’est aussi une affaire de comportement : Léon Blum répétait qu’il avait « la passion des relations égalitaires ». Programme exigeant pour ceux qui ont des responsabilités politiques car les promesses d’égalité non tenues sont pires que tout…
Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Seuil, 2011
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