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On connaissait cette équation de Lénine, « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité ». Qui n’a pas rêvé des  promesses de l’internet ? Comment ne pas voir qu’une ère nouvelle s’ouvre en 1998, l’an zéro après Google ? Comment ne pas être séduit par la figure du travailleur accédant gratuitement et sans contrainte au savoir de d’humanité, libéré du temps comme de l’espace…

 

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Après les parousies religieuses (le paradis), révolutionnaires (les lendemains qui chantent), et réactionnaires (le retour à l’âge d’or), voici donc la parousie numérique. Le fait est que le rapport au travail mute. Les technologies numériques, les moyens de transports, la globalisation, l’individualisation, les nouvelles générations, l’allongement de la durée de la vie, les dangers qui menacent la planète… Où sont les causes, où sont les conséquences ? Est-ce l’accroissement informationnel qui tire les technologies de l’information, ou l’inverse. Finalement qu’importe, mais l’espace du travail est sans aucun doute tout à la fois de plus en plus étendu et augmenté, questionnant ainsi les territoires et les repères organisationnels.

 

Un espace vertical

L’espace paysan est horizontal. Le temps de la production agricole est cyclique, rythmé par les saisons et les aléas capricieux du climat. Ici est tout, là-bas est étranger. Le temps de la production industrielle est linéaire. Il est contrôlé, la panne est faute. La durée d’utilisation des installations conditionne les volumes, qui font la productivité, qui fait la performance. L’espace du travail industriel connait un centre ; les fours, les machines. Ce centre, ici, crée une périphérie, là-bas, laquelle s’étend (ou s’éloigne) avec les progrès des transports. Le temps de l’infoduction c’est à dire le temps du travail intellectuel pour une production immatérielle, est encore autre. C’est un monde de connexion. Ici et là-bas ne se distinguent plus aisément. L’accélération produit à la fois l’urgence, l’instantanéité et la simultanéité, voire l’ubiquité. Le monde devient vertical, avec son outil emblématique, l’ascenseur. Il serait désormais le premier moyen de transport mondial d’un ici, en bas, à un là-bas qui est toujours ici, mais plus haut. L’invention du parachute d’ascenseur (1854) a précédé fin 19ème la structure métallique des immeubles permettant de construire au-delà de 10 ou 12 étages… Aujourd’hui, Otis, revendique d’être le premier transporteur mondial (200 pays) pour un milliard de passagers par jour dans le monde, avec 2,4 millions d’ascenseurs et escalators en fonctionnement. En France, l’ascenseur serait devenu le premier moyen de transport : les 450 000 ascenseurs du parc français soulèvent 100 millions de personnes chaque jour. De 0,2 ou 0,4 mètre seconde au 19ème siècle, « la vitesse ascensionnelle maximale peut atteindre 17 à 18 mètres par seconde, soit 60 km/h, pour les ascenseurs équipant les tours les plus hautes telles que la Taipei 101 à Taipei, Yokohama Landmark Tower au Japon (12,5 m/s soit 45 km/h) ou le Bürj Khalifa à Dubaï (40 km/h). Mais dans ces cas les cabines doivent être pressurisées, car au-delà de 11 m/s il y a des risques pour la santé » (tiré du journal Libération). Une persponne qui travaille dans un immeuble de grande hauteur passerait environ 81 minutes par mois dans un ascenseur, selon une étude canadienne. Chacune de ces machines effectue en moyenne 200 à 300 trajets quotidiens et parcourt environ 3 000 km par an.

 

Agilités temporelles et spatiales

Le rapport du CAS de novembre 2009 avait souligné le retard français en matière de télétravail. 7 à 10% des salariés étaient concernés, en regard d’un potentiel estimé entre 40 et 50% à l’horizon de 10 ans. L’étude WITE 2.0, enquête réalisée par Chronos et Sereho, volets qualitatif et quantitatif, propose une typologie. Il s’agit de saisir la place des technologies d’information et de communication dans les pratiques de travail à distance autour d’une plateforme unifiée (solution informatique) qui centralise l’accès à un ensemble de fonctionnalités (applications de bureautique). 

L’étude distingue ainsi 4 groupes singuliers : 

– 18,5% de travailleurs sédentaires, dotés d’outils fixes, fortement centré sur le siège de l’entreprise. Le numérique reste secondaire dans leur travail, 

– 27% de mobiles occasionnels. Ils entrent dans les usages professionnels du numériques mis pour le reste, demeurent dans le tropisme du siège. 

– 35,5% d’hypermobiles, Affranchis du siège, par choix ou par contrainte, leur équipement numérique assure leur autonomie. Leur part de localisation du travail au domicile est la plus prononcée

– 20% de mobiles réguliers, également qualifiés d’autonomes hyperagiles. Ils se caractérisent par leurs agilités face à l’écosystème numérique, tant du fait des outils que des localisations, des temps et des liens sociaux. Si les proportions dégagées par cette enquête ne sont pas représentatives, le phénomène est bien là, avec ses conséquences à anticiper tant sur l’immobilier de bureau que les enjeux territoriaux. 

 

Les bureaux-cellule : « bons à rien »

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Selon les définitions, 60% des salariés seraient désormais en « open space », ou seulement 14%. S’il n’existe pas à notre connaissance de statistiques disponibles Y compris faute de définitions stabilisées. Des estimations placent autour de 20% la part des situations en espaces ouverts (dont 5%, en croissance rapide certainement, en « desk sharing ») et 40% encore en bureaux individuels ou cellules. Entre ces deux archétypes, tout existe, avec des bureaux collectifs (à deux à quatre…), des espaces ouverts très aménagés (cloisonnant des espaces de quatre à huit personnes), des bureaux dit paysagers, des espaces projets (ou workshops). En termes de concepts d’aménagement, tous revendiquent des « espaces collaboratifs ».

 

Il s’agit de préconiser tantôt des plateaux très aménagés, propres à casser le son et les perspectives visuelles (mais sans cloisonner pour autant), tantôt de privilégier une spécialisation des espaces en fonction des activités supposées (Activity Based Office Concept) ou au contraire, d’apurer au maximum la dimension prescriptive des aménagements au profit d’espaces non spécialisés et de meubles « pages blanches ». Cette approche est tout à la fois une forme de pensée « taylorienne » (chaque espace doit être pensé et prescrit en fonction de l’activité qu’il abrite) et « domestique ». On ne mange pas dans son salon, on dort rarement dans la cuisine…  Par analogie, le « bureau cellule » tant plébiscité par les utilisateurs serait ainsi l’espace (trop réduit) qui sert à tout (archiver, téléphoner, se réunir, se concentrer…) et donc, « bon à rien ».

 

Des opinions flottantes pour une posture réaliste

Les enquêtes disponibles ne sont pas homogènes. Si certaines nous disent que pour 86% des sondés, l’espace est « important » pour leur bien-être (enquête TNS/ Sofres pour Actineo, mars 2011), ou que 68% (enquête Harris Interactive/ Gecina, mai 2011) des salariés se montrent plutôt satisfaits de leur espace de travail, d’autres (enquête AOS Studley/ Opinion Way de novembre 2009) soulignent que 44% des salariés estiment celui-ci inadéquat. Alain d’Iribarne exploite ces données avec précision dans Performance au travail. Et si tout commençait par les bureaux ?. De fait, les fonctionnalités techniques de l’espace directement nécessaire au travail « infoductif » (un plateau, un fauteuil, un écran, une alimentation électrique et une connexion wifi…), sont de moins en moins exigeantes en localisation et en surfaces. On peut désormais les trouver dans des  « immeubles mobiles », le train par exemple, ou dans des « tiers lieux », gares, télécentres, café, hôtels…. Il n’y a pas de lien direct démontré entre l’espace et les aménagements, le bien-être au travail et encore moins, la performance, au-delà bien sûr de la réduction des coûts. Par contre, quatre enseignements récurrents se dégagent. Le premier traduit la permanence de l’espace appropriable sur un mode individuel comme valeur en soi, élément de reconnaissance et de hiérarchisation. Le second porte sur la localisation. Avant tout autre critère s’agissant de l’espace, elle est « le » problème. « Les bureaux, le bâtiment, les postes, ça va, le problème c’est pour y arriver ». Le troisième est dans le flou des réponses. Les entreprises, comme les managers et les salariés, ne savent pas bien dire a priori quels sont leurs besoins, quel devrait être l’espace de travail, son aménagement. A posteriori, une fois installés, les uns et les autres s’adaptent. Ils font avec. Le quatrième réside dans la cohérence perçue, dans la congruence technique et symbolique, entre les espaces de travail et le sens, les conditions de la performance de ce travail.

 

De la réunionite à la valorisation du collaboratif

Dans tous les cas s’impose un état de fait. Il s’agit de faire de la place pour faire face à la multiplication des espaces de réunions. « Plus personne ne fustige la réunionnite », remarque un responsable des environnements de travail, nom que souhaitent désormais se donner les « responsables des services généraux » réunis au sein de leur association professionnelle (l’ARSEG)). Ni maladie, ni dysfonctionnement, ce mode de travail est désormais perçu comme normal, utile, pertinent et encouragé… L’évidence de la pratique est là. Déjà, selon les métiers et les niveaux, il apparaît que de l’ordre de 40% au moins du temps de travail correspond à un travail collectif en réunion. S’il y a au moins une chose que l’on vient chercher au bureau, c’est la rencontre avec les collègues (social office). Tout le reste peut se faire ailleurs, voire mieux !

 

Immatérialité et sérendipité

La production est de plus en plus immatérielle et la part du travail y contribuant croit sans cesse en abstraction. L’usine et les bureaux ne sont plus au cœur d’entreprises qui se rêvent fab’less, voire lab’ less, non sans expérimenter déjà le travail mobile et la forme desk sharing voire office less. Pour sa part de valeur ajoutée principale, l’innovation (une « invention pertinente ») ne serait plus ni aléatoire, ni contrôlable ; elle serait marquée par la sérendipité (une induction correcte par sagacité accidentelle). La durée du travail serait déconnectée de sa production au point que le travail lui-même perdrait de sa spécificité dans l’activité, avec tout ce que cela comporte de débordements, de porosité et de confusions entre les temps personnel et professionnels.

La figure du contributeur dépasserait déjà la dualité du travailleur/ consommateur dessinée par Bernard Stiegler dans son article « Industrie relationnelle et économie de la contribution ». L’idée s’impose que le lieu (et le moment) adéquat du travail réel n’est plus celui que contrôle (met à disposition) formellement l’apporteur de capital. Trois mots clés s’imposent alors. La confiance, non pas postulée, mais traduite dans les organisations du travail. L’ancrage dans le réel, privilégiant ce qui est observable justement dans l’espace. La pertinence comme levier de valeur, avec l’enjeu de l’évaluation puisqu’il s’agit d’un construit, d’un jugement.

 

A lire :

–  Baron X. (2012), La performance collective. Repenser l’organisation des travailleurs du savoir. Editions Liaisons

Etude WITE 2.0, enquête réalisée par Chronos et Sereho, volets qualitatif et quantitatif. 

– Performance au travail. Et si tout commençait par les bureaux ? Alain d’Iribarne, l’Observatoire Actineo de la qualité de vie au bureau, Editions Italiques, 1er trimestre 2012.

– Stream 02 / After Office, N°2, juin 2012, diffusion, les presses du reel, www.revue-stream.com

– Ferhenbach, J., Granel, F., Dufort, D., Klein, T. et Loyer J-L. (2009). Le développement du télétravail dans la société numérique de demain. Centre d’analyse stratégique, France.

– Klein T., Ratier D., coord., (2012), L’impact des TIC sur les conditions de travail, Centre d’Analyse Stratégique, France.

ICI LA-BAS, poésie de Jean Michel Espitallier, 2008, first published on PIW,

– Bernard Stiegler, «Industrie relationnelle et économie de la contribution », pp 17-20, Revue Stream O2 n°2, juin 2012, After Office

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.