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J’ai bien connu Bruno Trentin : la revue dont je m’occupais à l’époque Dialectiques et la CGIL ont entretenu des rapports étroits. Je garde de lui cette image très italienne d’un bel homme, convaincant et séduisant, exigeant aussi. Un dirigeant syndical qui était aussi un grand intellectuel. Et qui travaillait les idées en permanence, un chercheur cultivé et rigoureux. C’est une caractéristique suffisamment rare pour être soulignée. « Il nous parle savamment de choses dont il a l’expérience », écrit Alain Supiot dans son introduction.

 

cite du travail

Bruno Trentin (1926-2007) fut Secrétaire Général de la Fédération de la Métallurgie italienne, puis Secrétaire Général de la CGIL, le premier syndicat italien, fervent partisan de l’unité syndicale, puis député européen et partisan résolu de la construction européenne.

 

Merci à Alain Supiot d’avoir édité cette traduction de la « Cité du travail » dans sa nouvelle collection au titre prometteur « Poids et mesures du monde ». Trentin se fait dans ce livre l’historien lucide des gauches européennes et de leur action au siècle précédent. Depuis les années 1960-1970 où syndicats et partis de gauche jouaient les premiers rôles, les deux sont, pour l’essentiel, tombés dans les pièges d’une logique « redistributive ». Pour le dire autrement : le travail est pénible (qu’il s’agisse du travail physique ou de plus en plus du travail intellectuel et relationnel), le travail en système taylorien n’est pas valorisant et ne permet pas aux personnes de se réaliser, il les rend subordonnées. Alors ça se paye, on compense par le salaire, par des avantages sociaux. C’est le fordisme, extension au niveau de toute la société, du taylorisme dans le travail. On laisse de côté, au passage, la recherche de « formes négociées d’organisation du travail » qui pourraient donner davantage de liberté, d’autonomie aux salariés. Alors qu’aujourd’hui, la contradiction entre le travail comme « expression libérée de compétences », où l’on demande à chacun de s’investir, et l’emploi comme précarité et insécurité renforce l’inégalité et l’autoritarisme de la relation salariale.

En ce sens, malgré les tentatives ici ou là, de changer le travail (les expériences Volvo en Suède, le projet Saturn aux USA, les « îlots » de production…), on est toujours dans un système tayloriste. Mais le mot a changé de sens : la distance entre les lieux hiérarchiques de décision, de connaissance économique sur l’entreprise et le monde, et les lieux de travail n’a fait que s’accroître. Ce n’est plus seulement la séparation entre les bureaux des méthodes où l’on organise les activités et ceux qui les exécutent, c’est la séparation entre les lieux de décision, de stratégie et le quotidien de l’emploi et du travail de chacun. Les analyses de Bruno Trentin ne sont pas sans référence aux distinctions que fait Hannah Arendt. Le travail subordonné est la pire des aliénations, l’œuvre seule ouvre à l’émancipation par l’affirmation d’une subjectivité créatrice tandis que l’action mène à la liberté dans un espace public.

 

Comment introduire de la liberté, du sens et du débat dans le travail ? Le problème c’est moins le taylorisme, comme forme de séparation de la conception et du travail d’exécution, que le fordisme comme séparation entre le travail et les décisions et les savoirs, y compris économiques. Que faire pour que la liberté dans le travail soit plus grande et qu’il se rapproche de l’œuvre, de la création et de l’action dans un espace public. Une autre femme inspire les réflexions de Bruno Trentin, Simone Weil et son livre de 1951, La condition ouvrière. Au croisement des notions de propriété, de travail et d’Etat, elle y recherche tous les moyens par lesquels pourrait se transformer la condition de l’homme au travail : le contrôle ouvrier, la polyvalence, les innovations organisationnelles, les nouvelles technologies…Marx lui aussi avait vanté les mérites « révolutionnaires de la formation professionnelle » ! (cf la papier de Paul Santelman sur le livre La Cité du travail, Web TV AFPA, 10 novembre 2012)

 

Le but de Trentin est clair : la transformation du travail « subordonné » et les transformations de la société civile qui doivent l’accompagner, et peut-être en résulter tant les deux transformations sont liées. C’est ce que la gauche, comme le mouvement syndical a perdu de vue en chemin dans la deuxième moitié du siècle dernier pour se retrouver sur la défense des traditionnelles revendications salariales en laissant de côté les rapports de pouvoir sur les lieux de travail. Les gauches européennes ont toutes d’une manière ou d’une autre, pensé qu’il suffisait de « conquérir » le pouvoir d’Etat pour changer la société et le travail. Trentin parle beaucoup de son pays, l’Italie, mais il n’est pas interdit de voir se dessiner par exemple la France de 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir par les urnes, derrière certains propos : « l’apogée de la gauche redistributive combinée à la tentative d’étendre le contrôle de l’Etat à la propriété des entreprises ». Mais la propriété d’Etat, la « nationalisation », ne change rien à la nature subordonnée du travail : les expériences dites « socialistes » l’ont bien montré. Qu’est-ce que changer, et a fortiori changer (un peu) de société ? Si c’est juste redistribuer un peu plus, il n’y a pas de changement de nature de la société, et pas de véritables différences entre un gouvernement de droite et un gouvernement de gauche, qui fait la course à la « compétence ».

 

Trentin a beaucoup travaillé les idées et les écrits de Gramsci : pour ce dernier, l’humanité, la spiritualité du travailleur ne peut se réaliser dans le travail et dans le monde de la production de biens ou de services. Dans la société seulement. A contrario, Trentin montre que la liberté dans la Cité ne peut exister sans la liberté dans le travail. C’est le sens de ce beau titre La Cité du travail.

 

Bruno TRENTIN ; « La cité du travail » Le fordisme et la gauche
Fayard, 2012

 

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.