Le débat sur les facteurs de compétitivité coût et sur les risques et opportunités pour les industriels, accorde une place croissante au coût de l’énergie. Fabrice Creste, expert de l’énergie à Secafi-Groupe Alpha fait un point de la situation actuelle et trace des perspectives pour l’avenir.
Quels sont les enjeux industriels et stratégiques associés au gaz de schiste aux Etats-Unis ?
En l’espace de quatre ou cinq ans, les Etats-Unis ont revu considérablement à la hausse leurs évaluations de réserve de gaz naturel. Il en est résulté un bouleversement des perspectives d’indépendance énergétique pour les Etats-Unis. On considère en effet aujourd’hui que les réserves de gaz et de pétrole de schiste représentent 100 ans de consommation (les réserves de gaz de schiste d’Amérique du Nord sont estimées à 441 milliards de barils équivalent pétrole par l’AIE, soit 60% de l’ensemble des réserves mondiales). L’une des conséquences à court terme est la chute du prix du gaz que l’on observe depuis 2009. Selon des estimations récentes, le développement des gaz de schiste aux Etats-Unis aurait contribué à la création de 600 000 emplois en 2010 (selon IHS Global Insight).
Une question se pose : faut-il exporter une partie de ces réserves ou limiter les exportations afin de donner la priorité à la fois à la compétitivité industrielle et à l’indépendance énergétique ? Un rapport récent commandé par le ministère de l’énergie américain à un cabinet indépendant semble avoir tranché le débat en concluant que ces deux objectifs n’étaient pas incompatibles (Nera Economic Consulting : « Macroeconomic Impact of LNG Exports from the United States »). Le rapport prône l’exportation du gaz de schiste. Si les Etats-Unis mettent en œuvre le potentiel d’exportation de gaz dont ils disposent désormais, plutôt que de réserver ces ressources à la consommation nationale, cela pourrait avoir un effet légèrement positif sur la croissance (47 milliards de dollars à l’horizon 2020, soit un peu moins de +0,5 point de PIB). Dans ce scénario d’exploitation de la rente, l’économie américaine ne bénéficierait plus autant de la baisse du prix du gaz. Celui-ci augmenterait en effet d’un quart à l’horizon 2020. Mais, même dans ce scénario, les Etats-Unis continueraient à bénéficier d’un avantage prix important.
Si les autorités américaines suivent les recommandations du rapport en autorisant davantage de projets de production de Gaz Naturel Liquéfié (GNL) destiné à l’exportation, une partie de ce gaz pourrait être acheminé vers l’Europe, où l’apparition d’un nouveau fournisseur pourrait renforcer le pouvoir de négociation vis-à-vis des fournisseurs traditionnels. Ces évolutions restent néanmoins difficiles à apprécier, sachant que les prix asiatiques resteront probablement durablement plus élevés que les prix européens. On peut donc penser que si les Etats-Unis se dotent de capacités d’exportation en gaz GNL, ce gaz pourrait être destiné en priorité à l’Asie. Dans tous les cas, les volumes d’exportation évoqués ne seraient pas suffisants pour annuler les différentiels de prix entre les marchés d’Europe, d’Asie et d’Amérique du Nord.
A l’heure actuelle, les effets sur l’Europe de l’exploitation du gaz du schiste aux Etats-Unis concernent notamment le charbon. Aux États-Unis, la consommation de gaz s’est en effet massivement substituée à celle de charbon, ce qui a eu pour effet de faire baisser le prix mondial du charbon.
On parle beaucoup en France des effets positifs espérés de l’exploitation des gaz de schistes sur le prix de l’énergie, notamment pour les industriels. Qu’en est-il ?
Avant toute chose, il faut bien avoir en tête que l’on ne connaît pas avec précision l’importance des réserves. Le cadre législatif actuel en interdit l’estimation précise. Or, le retour d’expérience de la Pologne, où les réserves ont été revues à la baisse (à 80% !), montre que l’on n’est pas à l’abri de déceptions !
Par ailleurs, même si l’on découvrait des réserves nationales importantes, l’effet d’une production massive des gaz de schiste sur les prix ne pourrait s’évaluer qu’à l’échelle européenne. En effet, les directives européennes ont mis en place un marché intérieur du gaz naturel. Une augmentation importante de la production de gaz aurait probablement un effet favorable sur le prix du gaz en France, mais cet effet serait sans doute en partie « dilué » au niveau européen du fait de l’interconnexion croissante des marchés gaziers nationaux.
La France dispose aujourd’hui d’un avantage prix lié aux choix du nucléaire. Comment cet avantage est-il susceptible d’évoluer ?
A l’heure actuelle le parc nucléaire français est à l’évidence un avantage compétitif majeur pour l’industrie nationale. Cet avantage se traduit par un prix pour l’industrie inférieurà celui des concurrents européens notamment. Cela étant, il est fondamental de distinguer coût et prix. Le parc électro-nucléaire français dispose d’un avantage de coût de production. Il bénéficie de l’avantage compétitif du nucléaire par rapport à l’électricité d’origine thermique classique, mais cet avantage de coût ne bénéficiera au consommateur industriel qu’à condition que les prix payés reflètent ces coûts de production.
Aujourd’hui, ce lien entre prix et coûts est assuré soit par les tarifs réglementés de vente, soit par l’Arenh (Tarif d’accès régulé au nucléaire historique). Ce dernier mécanisme permet aux fournisseurs d’électricité concurrents d’EDF de s’approvisionner auprès d’EDF à un prix reflétant les coûts de fonctionnement du parc nucléaire EDF historique. S’il n’y avait pas ce dispositif, le prix de référence pour le consommateur ne bénéficiant pas du tarif réglementé serait le prix des bourses européennes de l’électricité, qui s’établit dans une fourchette de 50 à 60 € le mégawattheure, contre 42 € pour l’Arenh.
En 2015, les tarifs réglementés de vente pour les consommateurs industriels (nettement plus avantageux que l’Arenh) disparaîtront. Par ailleurs, il a été prévu que l’Arenh perdure jusqu’en 2025, sachant que sur cette période son niveau doit être progressivement relevé pour atteindre le prix du marché de gros de l’électricité. On voit bien qu’il y a un lien entre les prix et les coûts, nécessitant l’intervention des pouvoirs publics afin que l’avantage du parc nucléaire bénéficie aux producteurs nationaux.
Par ailleurs, le volume de l’Arenh est plafonné (à environ un quart de la production nucléaire d’EDF). Si ce volume n’est pas déplafonné à l’horizon 2015, les fournisseurs qui achètent « de l’Arenh » à EDF pourraient relever leurs prix, puisqu’ils pourront profiter de la pénurie d’Arenh pour faire monter les prix au niveau du marché de gros.
Enfin, certains grands consommateurs industriels dits électro intensifs bénéficient de la part d’EDF de contrats d’approvisionnement de long terme relativement avantageux (consortium Excelsium). On peut penser que ce montage n’aurait pas été possible sans l’appui des pouvoirs publics. Mais si les autres consommateurs basculent vers un régime totalement libéralisé, il sera politiquement délicat de réserver des prix préférentiels à cette seule catégorie de consommateurs.
Au-delà des facteurs institutionnels qui assurent la relation entre prix et coût, les coûts eux même vont augmenter à moyen terme. Le premier facteur tient à la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires existantes jusqu’à 40 ans (l’âge moyen du parc français est de 27 ans). Selon le rapport de la Cour des Comptes de janvier 2012 sur les coûts de production du nucléaire, le programme d’investissement d’EDF, associé à l’extension de 10 ans de la durée de vie des centrales et au renforcement de la sûreté après l’accident de Fukushima entraînerait une hausse de 14,25% du coût de production des centrales nucléaires à l’horizon 2025. Ce coût d’extension devrait être répercuté dans la facture finale des consommateurs, quel que soit le régime de prix ou de tarifs. Les dépenses d’investissement associées pour EDF devront être répercutées sur les prix. La vitesse à laquelle ells seront répercutées dépendra pour l’essentiel de la capacité d’endettement d’EDF. Or, cette capacité est aujourd’hui amoindrie par une politique d’acquisitions à l’international plus ou moins heureuse, appliquée pendant des années. Enfin, le fait que le consommateur final (particulier ou industriel) profite de l’avantage compétitif du nucléaire est une condition de son acceptabilité politique. Les hausses prévues risquent de renforcer les arguments des partisans de la sortie du nucléaire.
Qu’en est-il du coût des énergies renouvelables ?
Sauf à envisager un système à l’allemande où le coût des énergies renouvelables (EnR) pèse principalement sur les petits consommateurs, les entreprises françaises vont être amenées à payer une électricité de plus en plus chère pour payer le subventionnement des EnR.
Ce subventionnement peut paraître catastrophique d’un point de vue national quand il n’est pas adossé à une politique de développement des filières de production nationale, ce qui a été particulièrement le cas pour la filière photovoltaïque. Les pouvoirs publics semblent avoir rectifié pour partie le tir avec des appels d’offre pour l’éolien off-shore et la biomasse.
Aujourd’hui, les consommateurs n’appréhendent pas la pleine mesure du coût des EnR car une partie de leur coût est supportée par EDF. La croissance de la CSPE, la contribution au service public de l’électricité qui apparaît sur la facture d’électricité de tous les Français et qui finance à la fois le subventionnement des EnR et des obligations de service public, est due pour l’essentiel aux EnR. En 2012, la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) prévoit des charges prévisionnelles de CSPE de 5,2 milliards d’€, contre 3,5 milliards en 2011 et 2,7 milliards en 2010. L’ensemble des renouvelables représentait 28,4% de la CSPE en 2010. Leur part monterait à 52,1% en 2012. Le photovoltaïque représentait à lui seul 9,4% de la contribution en 2010. Sa part monterait à 35,9% en 2012. Le montant de la CSPE était de 10,5€ par MWh au 1er juillet 2012 (pour un prix final de l’électricité de l’ordre de 120€ le MWh pour un consommateur particulier moyen). Ce niveau reste toutefois insuffisant pour couvrir l’ensemble des missions de service public que la CSPE est censée financer. La commission de régulation de l’énergie estime que les consommateurs devraient payer un niveau de 13,7 euros par MWh pour couvrir l’ensemble des charges de service public. L’écart est supporté par EDF. A fin 2011, le manque à gagner cumulé pour EDF à ce titre se montait à 3,8 milliards d’euros. En 2012, EDF devrait supporter 1,3 milliard d’€ supplémentaire lié à ces dépenses de service public non remboursées.
Le président de la commission de régulation de l’énergie a récemment déclaré que les prix de l’électricité pourraient augmenter de 30% à l’horizon 2016 notamment sous l’effet d’un doublement de la CSPE.
Aujourd’hui, les EnR compétitives et rentables, compte tenu du prix du marché de l’électricité, sont l’hydro électricité et certaines formes de biomasse. En revanche, l’éolien et le photovoltaïque n’ont pas encore atteint la « parité réseau », leur coût de production reste supérieur au prix du marché. L’éolien terrestre, avec un coût de production de l’ordre de 70 € le MWh, est proche de cette parité réseau (pour un prix du marché de l’ordre de 50 à 60 € le MWh) Le coût de production de l’éolien off-shore est encore plus éloigné de la parité réseau. L’appel d’offre lancé par l’Etat en 2012 a donné un prix de 226 € le MWh. Dans les technologies marines l’hydrolien est proche de l’éolien off-shore. Les coûts de production du photovoltaïque oscillent quant à eux entre 150 et 350 € le MWh.
Par ailleurs les EnR génèrent aussi des coûts cachés, mutualisés entre tous les consommateurs. Ce sont d’abord les coûts d’adaptation des réseaux. D’autre part, ces énergies subventionnées sont prioritaires sur le réseau, ce qui est justifié économiquement par le fait que leur coût variable de production est nul (le vent et le soleil ne coûtent rien) et juridiquement par l’obligation d’achat qui incombe à EDF en France. Elles évincent donc une part croissante de la production des centrales thermiques, ce qui pose des problèmes de rentabilité aux opérateurs de ces centrales, alors même que ces centrales sont nécessaires pour sécuriser la production quand les énergies renouvelables font défaut.
Ce problème est particulièrement critique aujourd’hui pour les centrales au gaz en Europe, qui subissent en outre la concurrence de la filière charbon (les gaz de schiste américains ayant entraîné une baisse du prix du charbon). C’est récemment, en 2011, que les acteurs des marchés ont pris conscience de l’ampleur de ce problème, avec la conjonction de la baisse de la demande d’électricité et les effets des investissements massifs dans les EnR en Allemagne, qui ne se faisaient pas encore sentir lors du premier choc de demande de 2009.
Aujourd’hui, ce sont les producteurs qui subissent le coût de la sous-utilisation des centrales au gaz, mais demain on peut penser que ce coût sera reporté sur le consommateur. En effet, les pouvoirs publics ne peuvent pas se désintéresser de cette filière qui reste indispensable à la sécurité de l’approvisionnement et qui serait menacée de fermeture. L’objectif du marché des garanties de capacité, prévu par la loi Nome de décembre 2010, est notamment de pallier ce problème en reportant, des industriels vers le consommateur final, le coût de la sous utilisation de ces filières thermiques. (NB : Le marché de capacité est un dispositif qui vise à rémunérer la puissance installée et non plus seulement l’énergie produite. A moyen terme, la facture de chaque consommateur contiendra un terme spécifique visant à rémunérer la puissance mise à disposition par les producteurs).
Mais un tel dispositif peut générer des effets d’aubaine pour nos voisins. En effet, le consommateur français contribuerait ainsi à la sécurité de l’approvisionnement des pays interconnectés avec la France. C’est pourquoi il faudrait idéalement qu’un tel dispositif soit étendu à l’échelle européenne. Les autorités publiques allemandes sembleraient également favorables à un dispositif de garanties de capacités mais la Commission européenne reste réticente, estimant qu’il risquerait de fausser la concurrence sur le marché de l’énergie.
N’y a-t-il pas un risque de contradiction entre la politique énergétique menée au niveau de l’Union européenne et les politiques nationales?
Peut-on déjà véritablement parler de politique européenne alors que les Etats restent souverains sur le choix du mix énergétique ? En matière d’énergie, la politique européenne de l’énergie consiste avant tout à créer le marché intérieur. A ce premier pilier se sont ajoutés depuis 2009 des objectifs en matière d’EnR (paquet Energie Climat). Enfin, la sobriété énergétique est le prochain chantier de l’action européenne.
Ce cadre ne garantit a priori aucune cohérence entre les politiques énergétiques nationales. Le choix de l’Allemagne de sortir du nucléaire en offre un exemple clair. La France, qui n’a pas été associée à ce choix, devra en supporter les conséquences en termes de prix de marché et de sécurité d’approvisionnement.
En outre, le cadre européen n’offre pas de perspectives claires pour le gaz naturel. La création du marché intérieur du gaz naturel progresse à grand pas avec des investissements massifs dans les infrastructures et la mise en place d’un cadre juridique spécifique adapté à cet objectif. La Commission européenne vise à dépasser le cadre historique qui a permis la construction de l’industrie gazière européenne. Ce cadre se caractérisait par des partenariats de long terme entre les Etats consommateurs et les Etats producteurs. La Commission cherche à promouvoir un marché intérieur unifié permettant la mise en concurrence des Etats producteurs. Mais ce nouveau cadre n’offre pas de garanties tangibles quant à la sécurité de l’approvisionnement futur de l’Europe, sachant que notre continent est de plus en plus dépendant des importations.
Ce cadre se met en place dans un contexte conflictuel avec les Etats producteurs et remet en question les contrats à long terme d’approvisionnement gazier entre les producteurs de gaz et les compagnies gazières de l’aval (comme GDF-Suez avec l’Algérie et la Russie). Aujourd’hui encore, ces contrats à long terme restent indispensables à la construction des grandes infrastructures gazières internationales. Or le marché n’offre pas de modèle alternatif pour sécuriser ces investissements.
Lire :
Nera Economic Consulting : Macroeconomic Impact of LNG Exports from the United States
Site de la Commission de Régulation de l’Energie
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