La révolution numérique et ses conséquences sur l’emploi : tout un débat. Il n’est pas possible de se contenter des méthodes économiques habituelles de prévision, il faut pour dessiner des scénarios corrects, raisonner sur le travail lui-même, analyser les différentes activités et tâches qui le composent. Odile Chagny fait le point des démarches :
Dans un article éclairant qui porte un regard à la fois juridique et sociologique sur la place du travail dans plusieurs rapports sur le numérique en France (en particulier Mettling, CCNUM), A. Bidet et J. Porta (Revue de Droit du Travail, Mai 2016) insistent sur cette spécificité forte des transformations en cours, que l’on peut résumer ainsi : l’ampleur des transformations liées au numérique obligent ceux qui cherchent à en comprendre les impacts sur le travail, quelle que soit leur discipline, à mettre le travail concret au « coeur du regard social ». Bref, à penser le numérique « depuis la technicité du travail », et non plus à penser le travail du point de vue des conditions juridiques, économiques, et sociales de son exercice.
La rupture est de taille. Pour le juriste il s’agit [entre autres] de repenser le régime du pouvoir (qu’est ce qu’une relation de subordination économique? Quel lien entre le profit et la responsabilité ?). Pour le sociologue il s’agit [entre autres] de s’émanciper du prisme salarial. Pour l’économiste, il s’agit [entre autres] de s’essayer à éclairer l’ampleur des effets de substitution et de complémentarité entre l’homme et la technologie et à estimer les « grandes masses » des effets sur l’emploi. Restons-en aux économistes.
Il n’est pas inutile de rappeler au passage que le débat sur le « chômage technologique » (selon la formule de Keynes 1930), la substitution ou la complémentarité entre l’homme et la machine est parmi les économistes aussi ancien que la révolution industrielle et la révolte des Luddites (pour une synthèse sur ce sujet, voir par exemple J. Mokyr, C. Vickers et Nicolas Ziebarth). La complémentarité avec les robots est ainsi défendue par Brynjolfsson et McAfee (2014), la substitution par Rifkin (1995).
S’agissant spécifiquement de l’impact des « TIC », depuis les travaux de M. Polanyi sur la connaissance tacite (« we know more than we can say that we know »), et plus récemment avec ceux d’économistes du MIT comme D.H Autor sur le degré de codification (et donc de substitution par les technologies de l’information et de la communication) des tâches, le cadre de référence retenu pour établir la frontière entre les tâches « tacites » (non codifiables) et les tâches codifiables repose sur une typologie mêlant deux axes : leur dimension routinière ou non routinière, leur dimension cognitive ou non cognitive (voir le schéma ci-dessous).
Infographie réalisée sur la base du rapport de P. Vendramin et G. Valenduc, ETUI 2016
C’est en se basant sur cette typologie des « tâches » – et en tenant compte de l’extension aux tâches non routinières des capacités de codification permises par la transformation numérique actuelle (internet des objet, machines apprenantes et robotique mobile) – que deux chercheurs d’Oxford, C.B. Frey et M.A. Osborne, ont estimé, pour 2010, à 47% pour les Etats-Unis le pourcentage d’emplois exposés à un risque élevé (supérieur à 70%) d’informatisation, car entrant dans le champ des professions « codifiables ». L’étude a été très relayée par les média, et répliquée à d’autres pays, avec des résultats donnant des ordres de grandeurs similaires : 35% en Finlande pour Pajarinen and Rouvinen (2014), 59% en Allemagne pour Brzeski et Burk (2015), 45 à 60% dans l’Union Européenne pour Bowles (2014).
Ces études ont en commun d’estimer le « risque d’automatisation » des professions en examinant – sur la base de dire d’experts et de techniques d’estimations sophistiquées – la probabilité pour une profession et un métier donné, à un niveau de nomenclature détaillé (702 métiers dans le cas de Frey et Osborne), de contenir des tâches dites « non automatisables », et susceptibles de constituer de ce fait des freins à l’informatisation (littéralement des « computerisation bottleneks » (!)). Frey et Osborne identifient principalement trois types de « freins à l’automatisation » : les tâches de perception et de manipulation, les tâches créatives et intelligentes, les tâches d’intelligence sociale.
La méthode est solide, les biais statistiques maitrisés, l’entrée est en principe celle du « travail concret », puisque celle des tâches incorporées dans les différentes professions. Selon Frey et Osborne, l’impact de l’informatisation sur l’emploi serait « bien établi ». Mais, rien n’est pourtant moins sûr : illustration au travers de deux exemples (non exhaustifs !).
D’une part, parce qu’imputer un « risque d’informatisation » à partir d’une approche fondée sur la probabilité, pour un métier donné, à partir d’une nomenclature donnée, de contenir une proportion élevée de tâches informatisables, tend à surestimer largement la part des professions concernées. Certaines des tâches restent en effet non « non automatisables ». Typiquement, la plupart des activités exercées par un vendeur chez un concessionnaire (à supposer que son métier continue à être exercé) peuvent être automatisées, mais le contact humain restera toujours une composante de son métier.
Dans un récent document de travail de l’OCDE, Arntz et al. 2016 proposent d’estimer le risque d’automatisation à partir d’une approche fondée non pas sur les professions dans leur ensemble, mais sur les tâches isolées. L’idée est de mettre en évidence qu’une part importante des métiers comprend souvent des tâches difficiles à automatiser. La part des emplois « automatisables » s’en trouve considérablement réduite par rapport aux estimations de Frey et Osborne, puisque l’on passe pour les Etats-Unis de 47% à 9% des emplois ! Assez intuitivement, ce sont surtout les professions avec des hauts niveaux de qualification, ou requérant d’importantes tâches de coordination, qui sont les moins exposées au risque d’informatisation.
Par ailleurs, on peut difficilement résumer l’impact sur les organisations et le travail concret de la transformation numérique à l’examen des nomenclatures de métiers à un moment donné, dans un contexte socio économique donné. Comme le rappellent P. Vendramin et G. Valenduc, existe une vaste littérature (science économique, sociales, sciences de la gestion) montrant que « ce ne sont pas les technologies elles-mêmes qui améliorent la productivité, mais les changements organisationnels soutenus par l’innovation technologique ».
Or ne s’intéresser qu’au degré plus ou moins automatisable des professions équivaut à omettre le caractère intrinsèquement multi-dimensionnel de la transformation numérique. Car le numérique a des effets sur tous les métiers de l’entreprise, qu’il s’agisse de la relation client (big data, applications), de la chaine de valeur (digitalisation des process, dématérialisation, …), du positionnement concurrentiel de l’entreprise. Et c’est bien l’ensemble de ces dimensions qui sont susceptibles d’avoir un effet sur les fonctions, les métiers, favoriser l’irruption de nouvelles fonctions, en mettre d’autres sous tensions, ou susciter de nouvelles interactions métiers.
Pour reprendre la formule de A. Bidet et J. Porta, le défi est bien de « repenser le numérique depuis la technicité du travail ». Ce défi interpelle tous ceux qui s’interrogent dans leur pratique professionnelle sur ces transformations. Mais surtout, il remet au centre de la réflexion ceux qui font le travail. C’est justement l’espoir et l’ambition de la démarche Sharers & Workers que d’y contribuer, même modestement
Pour en savoir plus :
Article de Pierre Marechal réalisé à partir du document de travail de Patricia Vendramin et Gérard Valenduc » Que devient le travail dans l’économie digitale ? « , 23 Mai, Metis
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