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par Sabine Le Bayon, Odile Chagny

Depuis maintenant plus d’une décennie, de nombreux observateurs du modèle social allemand se sont attachés à évaluer, décrypter, analyser, catégoriser l’ampleur des transformations entraînées par les multiples réformes de l’état social, à en démêler les effets positifs notamment sur le marché du travail de ceux plus préoccupants en termes d’inégalités et de cohésion sociale.

 

salaireminimum

L’Allemagne serait ainsi parvenue à un nouvel «état d’équilibre» dans lequel un haut niveau de flexibilité et de précarité serait le « prix à payer » pour un haut niveau d’emploi. Rien n’est pourtant moins sûr, et les observateurs friands des enseignements d’outre-Rhin devraient regarder d’un peu plus près les débats actuels qui s’y déroulent autour de la « re-régulation » de certaines formes d’emploi flexibles (projet de loi présenté par la ministre du Travail Andrea Nahles en juin 2016 sur les contrats de prestation de service et l’intérim), ou encore sur les retraites et la pauvreté dans la vieillesse.

Ce billet propose un point sur le salaire minimum légal interprofessionnel, dont l’introduction s’est étalée de janvier 2015 à janvier 2017 et a constitué une étape majeure dans ce mouvement de « re-régulation ». La mise en place d’un salaire minimum légal entérinant ainsi l’idée qu’il y a des limites à voir l’Etat subventionner les bas salaires, en accordant des prestations aux personnes qui les touchent, pour permettre aux entreprises de préserver leur compétitivité. De plus, même fixé à un niveau relativement bas, beaucoup était attendu de la capacité du salaire minimum à corriger la très forte segmentation salariale en Allemagne (1), ce qui incite à porter une attention particulière aux catégories de salariés qui en ont bénéficié.

Le salaire minimum a bien rempli sa mission en assurant un salaire « décent » aux populations les plus fragiles…
Si l’on s’en tient à l’estimation de Destatis alors que 4 millions de personnes percevaient en avril 2014 un salaire inférieur à 8,50 euros, ils n’étaient « plus que » 1 million un an plus tard. De plus, parmi les 1,9 million de salariés qui percevaient 8,50 euros en avril 2015, parmi lesquels probablement la très grande majorité gagnait moins avant l’entrée en vigueur du salaire minimum, 91% travaillaient dans des entreprises non couvertes par une convention collective, 56% occupaient des mini-jobs.

Pour autant, le niveau du salaire minimum demeure faible, et il le restera vraisemblablement. Il est bien inférieur à celui en vigueur actuellement en France (9,67 euros depuis janvier 2016). Il représentait 34% du salaire horaire moyen en 2015 (47% en France) sur la base des comptes nationaux et 48% du salaire médian des salariés à temps complet de 2014 (61% en France), ce qui place l’Allemagne dans la fourchette plutôt basse parmi les grandes économies européennes (2).

A la différence de la France, il n’existe par ailleurs pas de règles de revalorisation automatique annuelle du salaire minimum en Allemagne. C’est seulement tous les deux ans après décision d’une commission que celui-ci est revalorisé. Le 28 juin dernier, la Commission chargée de l’ajustement du salaire minimum a ainsi décidé de l’augmenter de 4 %. Au 1er janvier 2017, il passera de 8,50 à 8,84 euros de l’heure. Cette décision sera effective au 1er janvier 2017. Ensuite, il faudra attendre 2019 pour une éventuelle nouvelle revalorisation qui sera alors décidée en juin 2018.

A première vue, la revalorisation est assez conséquente (+4% au 1er janvier 2017, soit 2% en rythme annuel) si on la compare aux évolutions récentes du salaire minimum en France, où le SMIC a augmenté de +1% par an sur les quatre dernières années. Cela s’explique par le fait que, conformément à la loi qui a instauré le salaire minimum, il est prévu que la revalorisation en Allemagne s’oriente en fonction des augmentations conclues dans le cadre des conventions collectives (3), garantissant ainsi des gains de pouvoir d’achat équivalents avec l’ensemble des salariés couverts par l’une d’entre elles. La progression des salaires négociés étant relativement dynamique depuis 2012 (+2,7% en rythme annuel pour l’indice de salaire horaire de base négocié entre 2011 et 2015, contre +1,6% pour le salaire mensuel de base en France sur la même période), cela se répercute automatiquement sur le salaire minimum (4). Mais il ne faut donc pas s’attendre, compte tenu des règles de revalorisation, à ce que le niveau relatif du salaire minimum augmente dans l’avenir par rapport au salaire moyen.


… et en rompant avec la logique qui prévalait auparavant pour les mini-jobs…

L’entrée en vigueur du salaire minimum constitue un bouleversement d’autant plus important pour les mini-jobs que 60% environ de ces salariés percevaient moins de 8,5 euros de l’heure en 2014 et que ces emplois sont de facto devenus beaucoup moins attractifs pour les employeurs.

En effet, si les mini-jobs se caractérisent par l’absence de cotisations à la charge des salariés et la moindre acquisition de droits sociaux, ils sont néanmoins soumis à des prélèvements à la charge des employeurs (cotisations sociales, taux forfaitaire d’imposition sur le revenu principalement), conduisant à un taux de prélèvement employeurs plus élevé que dans le cas d’un emploi classique. Il en résulte que l’attrait pour un employeur résultait, avant l’introduction du salaire minimum, principalement dans la flexibilité offerte par ce type d’emploi, ainsi que par la possibilité de pratiquer des salaires horaires faibles (5), car sans limitation de durée du travail (la seule contrainte étant le plafond de 450 euros mensuels).

Or en intégrant les mini-jobs dans le champ d’application du salaire minimum, la loi les a rendus beaucoup moins intéressants financièrement pour les employeurs, car leur coût horaire est dorénavant supérieur à celui d’un emploi classique (voir tableau), avec un nombre d’heures implicitement plafonné (à 12 heures hebdomadaires compte tenu du plafond mensuel de 450 euros).

On pouvait dès lors s’attendre à une réduction du nombre de ces emplois, via des destructions simples ou des requalifications en emploi classique. De fait, on a effectivement assisté à une forte diminution du nombre de mini-jobs depuis le début de l’année 2015, tout particulièrement pour les mini-jobs occupés à titre d’activité principale et à une accélération des créations d’emplois classiques à temps partiel. La conversion en emplois classiques paraît évidente dans les branches de l’hôtellerie, de la restauration ou du commerce de détail, fortes pourvoyeuses de mini-jobs, où les créations d’emplois classiques ont été particulièrement importantes. Mais ces conversions de mini-jobs en emplois classiques, bien que relativement élevées, n’ont pas été massives, ce qui témoigne sans doute du fait que la loi n’est pas toujours respectée pour ces emplois (avec par exemple des heures supplémentaires non rémunérées) (vom Berge et al. (2016).

 

1a

Mini-job :
A la charge de l’employeur : 30% (=13% maladie + 15% retraite + 2% impôt forfaitaire sur le revenu)
Emploi classique, ie assujetti à cotisations sociales:
*A la charge de l’employeur : 19,325% (=7,3% maladie + 9,35% retraite + 1,5% chômage + 1,175% dépendance)
*A la charge du salarié : 20,425% (=8,4% maladie + 9,35% retraite + 1,5% chômage + 1,175% dépendance)
– Note 1 : cas d’un salarié avec enfant. Dans le cas contraire, le taux de cotisation dépendance d’un emploi assujetti à cotisations sociales serait majoré de 0,25%.

Sources : législation allemande, calculs des auteurs.

 

Mais, l’ampleur des effectifs qui touchaient encore un salaire inférieur à 8,5 euros après l’entrée en vigueur du salaire minimum soulève plusieurs interrogations
Certes, cela peut s’expliquer par les délais de mise en œuvre, ainsi que par le fait que différentes exemptions sont prévues (chômeurs de longue durée pendant les 6 premiers mois d’emploi, salariés travaillant dans des secteurs prévoyant une période transitoire d’adaptation – livreurs de journaux, intérim, industrie de la viande, coiffure, agriculture, textile, blanchisserie).

Mais, on peut aussi s’interroger sur la capacité de mise en œuvre effective du salaire minimum dans les « zones grises » du système de négociation collective (6). Parmi le million de salariés concernés, près de 80% travaillaient, en effet, dans des entreprises non couvertes par des conventions collectives et 47% occupaient des mini-jobs.

Cela souligne l’importance des contrôles officiels pour le respect de la loi, et ce d’autant plus que les modalités de calcul du salaire horaire tel que définies par la loi et la jurisprudence restent délicates (7). Le législateur a prévu une obligation de déclaration des horaires, mais qui ne concerne pas tous les salariés. Certes, pour tous les mini-jobs et en deçà d’un certain seuil de salaire (8) dans plusieurs secteurs particulièrement touchés par le travail illégal (bâtiment, restauration, transport de personnes, logistique, nettoyage industriel, industrie de la viande…), l’employeur a désormais l’obligation de consigner le début et la fin de chaque journée de travail ainsi que la durée de travail et de conserver ces documents pendant deux ans pour éviter le contournement de la loi via des heures supplémentaires non rémunérées. Mais le nombre de contrôles est faible et a même diminué d’environ un tiers en 2015 par rapport à 2014, alors même que le nombre de personnes concernées par le salaire minimum a explosé…

De surcroît, l’introduction du salaire minimum a aussi été anticipée par les entreprises, qui en ont contrôlé les effets sur leur compétitivité
Il est évidemment trop tôt pour que l’on dispose d’enquêtes ou d’évaluations permettant de tirer des conclusions arrêtées sur les effets de l’introduction du salaire minimum interprofessionnel. Pour autant, de premiers éléments synthétiques permettent déjà d’avoir une idée des modalités d’ajustement privilégiées à court terme par les entreprises, en anticipation ou en réaction à l’introduction du salaire minimum. Or, ces éléments tendent à signaler que les entreprises ont plutôt bien contrôlé ses effets sur leurs coûts.

Il semblerait, en effet, que certaines entreprises aient anticipé l’entrée en vigueur du salaire minimum en freinant l’augmentation des salaires des non qualifiés dans les mois qui ont précédé l’entrée en vigueur de la loi (pour mémoire les élections législatives ont eu lieu en octobre 2013, l’entrée en vigueur du salaire minimum a eu lieu en janvier 2015).

L’année 2014 a en effet été caractérisée par un net coup d’arrêt de la croissance des salaires des moins qualifiés, et ce tant dans les anciens que les nouveaux Länder sans que des raisons objectives liées à la conjoncture ne permettent de l’expliquer. Il en résulte que certaines catégories de salariés auraient même globalement bénéficié d’augmentations salariales plus importantes en l’absence de l’introduction du salaire minimum !

Pour en juger, nous avons simulé les salaires horaires de 2014 et 2015 des emplois classiques sur la base de la tendance 2010-2013 (i.e. avant que le salaire minimum n’ait été acté lors de l’accord de coalition de l’automne 2013) et avons comparé le salaire observé fin 2015 avec celui simulé par type de qualifications et Länder pour voir quels salariés sont globalement perdants ou gagnants (tableau).

Si dans les nouveaux Länder, en moyenne, toutes les catégories de salariés ont bénéficié de l’entrée en vigueur du salaire minimum, avec un effet de diffusion du salaire minimum sur les salaires immédiatement supérieurs à 8,50 euros (et une revalorisation de l’ensemble des grilles salariales), il semblerait bien que dans les anciens Länder, les catégories les moins qualifiées aient pâti de cette introduction. En d’autres termes, ceux dont le salaire était un peu au-dessus du salaire minimum avant l’entrée en vigueur de la loi auraient bénéficié d’un salaire horaire plus élevé début 2016 sur la base de la tendance passée.

Cet effet de freinage est tel qu’au niveau de l’ensemble de l’Allemagne, et compte tenu du poids des anciens Länder dans les effectifs (81% de l’emploi salarié classique), les non qualifiés et les semi-qualifiés auraient donc globalement pâti de l’introduction du salaire minimum, une situation pour le moins paradoxale, que la plupart des observateurs omettent de mettre en évidence, en se concentrant sur l’analyse des évolutions postérieures à l’entrée en vigueur du salaire minimum.

 

2

– Note 1 : le salaire est simulé à partir du 1er trimestre 2014 sur la base de la tendance observée entre le 4ème trimestre 2010 et le 4ème trimestre 2013. L’écart entre le salaire observé au dernier trimestre 2015 et le salaire simulé sur la base de la tendance passée est indiqué dans ce tableau.
– Note 2 : Le total est la somme pondérée des différentes qualifications, sur la base des effectifs de 2013.

Sources : Destatis (enquête trimestrielle sur les salaires), calculs des auteurs

 

Contrôle (partiel) des coûts et effets pour l’instant limités sur l’emploi
Un certain nombre d’experts s’étaient montrés très pessimistes quant aux effets du salaire minimum sur l’emploi, avec des estimations s’étalant dans une fourchette large, de 60 à 850 000 destructions d’emplois (0,1 à 2,2 % de l’emploi salarié). Fin 2014, le Conseil des Sages tablait ainsi sur 150 000 pertes d’emplois en 2015. Les premières estimations incitent à penser que les effets sur l’emploi seraient, du moins à court terme, plutôt limités, de l’ordre de 60 000 destructions nettes (Bossler et Gerner (2016))

 

Si c’est le cas, c’est parce que les entreprises concernées ont utilisé plusieurs canaux pour limiter l’impact de l’introduction du salaire minimum, aussi bien ex ante (via notamment la modération salariale) qu’ex post. Une première enquête ex post menée par l’institut IAB à l’automne 2015 auprès de l’échantillon des entreprises interrogées dans le cadre du « Betriebspanel » montre ainsi qu’une proportion élevée d’entreprises concernées ont répercuté les hausses de leurs coûts induites par la majoration des salaires dans leurs prix (graphique), tout particulièrement dans les nouveaux Länder (30%). Mais, une proportion également substantielle d’entre elles, de l’ordre de 22-23% a opté pour compenser ces hausses de salaires horaires en réduisant la durée du travail des salariés concernés. En d’autres termes, en limitant l’impact du salaire minimum sur leurs coûts. 

3

Source : Bellmann et al. (2016)

 

L’introduction du salaire minimum a conduit les entreprises à opérer des arbitrages dans leur politique salariale
A l’automne 2016, l’introduction du salaire minimum est donc loin d’avoir produit tous ses effets. Mais les destructions massives d’emploi prédites à court terme n’ont pas eu lieu. Et force est de constater que l’introduction du salaire minimum a aussi produit des effets plutôt inattendus. Si l’objectif affiché de la loi a été atteint – à savoir sortir d’une situation de salaires extrêmement faibles un nombre significatif de salariés – il reste tout de même environ 1 million de personnes qui n’en bénéficient pas encore. Il est aussi vraisemblable que l’introduction du salaire minimum a conduit les entreprises à opérer des arbitrages dans leur politique salariale, leur permettant de limiter les effets sur leurs coûts. Si les salaires des non qualifiés des anciens Länder ont progressé nettement moins vite en 2014-2015 que sur la période 2010-2013, c’est parce qu’à côté de ceux rémunérés moins de 8,50 euros et qui ont bénéficié de revalorisations en 2015, il y a une catégorie de salariés (rémunérés plus de 8,5 euros de l’heure avant l’entrée en vigueur de la loi, donc non concernés par le salaire minimum) qui ont connu deux années de modération salariale. Ainsi s’est opérée en Allemagne une forme de redistribution au sein des salariés non qualifiés entre ceux qui ont bénéficié de la loi (9) et ceux gagnant un peu plus que le salaire minimum. A suivre.

 

 

Pour en savoir plus :


Cet article reprend, en le complétant, un post paru dans le blog de l’OFCE 

 

– (1) O. Chagny, F. Lainé 2015 : « Comment se comparent les salaires entre la France et l’Allemagne ? », Note d’analyse n°33, France Stratégie. 

 

– (2) M. Amlinger, R. Bispinck, T. Schulten, 2016 : « The German Minimum Wage : experiences and perspectives after one year« ; WSI-Report No. 28e, 1/2016. 

 

– (3) Pour cette première réévaluation, la commission s’est basée sur l‘évolution des salaires horaires négociés (hors primes) entre décembre 2014 et juin 2016, qui a été de 4%, en incluant l’effet rétroactif de la dernière convention collective signée dans la fonction publique.

 

– (4) Ainsi que sur son pouvoir d’achat, les rythmes d’inflation ayant été très proches sur la même période entre la France et l’Allemagne : +1,1% en rythme annuel sur 2011-2015 en Allemagne, +0,9% en France pour l’IPCH.

 

– (5) B. Lestrade, 2013 : « Minijobs en Allemagne. Une forme de travail à temps partiel très répandue, mais contestée », Revue française des affaires sociales, 2013/4.

– (6) Pour plus de détails, voir : « Allemagne. L’introduction d’un salaire minimum légal : genèse et portée d’une rupture majeure », O. Chagny et S. Le Bayon, Chronique internationale de l’IRES, n°146, juin 2014.

 

– (7) Voir : « Die Einführung des gesetzlichen Mindestlohns – eine erste Zwischenbilanz », T. Schulten et C. Weinkopf, dans : Körzell, Stefan / Falk, Claudia (Hrsg.): Kommt der Mindestlohn überall an? Eine Zwischenbilanz. Hamburg: VSA, 2015.

 

– (8) 2000 euros mensuels si le salaire a été versé de façon continue par le même employeur durant les douze derniers mois, 2958 euros dans le cas contraire. Ces seuils ont été définis par décret le 29 juillet 2015 suite aux critiques du patronat qui souhaitait un assouplissement de l’enregistrement.

– (9) Selon Destatis, au regard du salaire moyen des personnes concernées par la loi, à savoir 7,20 euros en 2014, la revalorisation moyenne en 2015 aurait été de l’ordre de 18%.

 

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Economiste, chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et coordinatrice du réseau Sharers & Workers