par Marie-Claire Carrère-Gée, Odile Chagny
Le droit du travail français est-il la cause de tous nos maux ? Le Conseil d’orientation pour l’emploi a publié en 2015 un important rapport sur les réformes structurelles des marchés du travail en Europe. Metis en a publié des extraits en novembre 2015 et Martin Richer en a fait entendre une note fort critique. Alors non… la France n’est pas le bad boy de l’Europe ! Juste au 6° rang pour le nombre de réformes… À la veille d’une « conférence internationale » sur « Les réformes des marchés du travail en Europe » le 14 mars prochain, Marie-Claire Carrère-Gée, la Présidente du COE, fait le point sur le chemin parcouru par différents pays européens depuis la crise de 2008. Elle répond aux questions d’Odile Chagny :
Quelles leçons tirez-vous de cet examen des réformes menées dans les pays que vous avez étudié?
D’abord, lorsque le Conseil a décidé d’entreprendre cet examen, il y avait un formidable besoin d’analyse. Alors que le débat sur les réformes du marché du travail fait la « Une » depuis plusieurs années, il n’existait pas à notre connaissance, d’étude globale, objective et sans parti pris, de l’ensemble des réformes entreprises depuis la crise. Ce paradoxe apparent s’explique aisément : la question des réformes du marché du travail est complexe et présente des caractéristiques qui en font un cocktail assez redoutable pour l’analyse. En effet, de quoi parle-t-on ? Pour l’essentiel de droit, c’est-à-dire une matière très technique : or, ce sont souvent des économistes qui animent le débat public, plus que des juristes. On parle de surcroît de droits de pays différents, chacun marqué par un contexte institutionnel et culturel spécifique : or, on fait souvent comme si tous les pays partaient du même point, comme s’ils étaient confrontés strictement aux mêmes défis sur leurs marchés du travail, comme s’ils avaient les mêmes lois, la même jurisprudence, le même système de négociation collective. Tout cela est inexact, bien sûr. Pour couronner le tout, on parle de réformes du marché du travail qui ont fait l’objet, de la part des différents Gouvernements, de beaucoup de communication, tant à destination des opinions publiques nationales que des investisseurs et marchés financiers internationaux : cela induit naturellement beaucoup de simplifications, biais et autres parti-pris.
Tout cela conduit souvent à beaucoup d’approximations et surtout à de nombreuses erreurs d’analyse, la principale étant que l’on ne regarde pas toujours les éléments pertinents ou que l’on omet de prendre en compte leurs interactions. Ainsi, concernant l’Allemagne, le débat français s’est longtemps focalisé sur les seules réformes Harz alors que c’est tout un système qui a été à l’œuvre. Et cela qu’il s’agisse de la négociation collective et de la couverture conventionnelle, du contexte de réunification – et ce qu’il a induit en terme d’élargissement du marché du travail et de pression à la baisse sur les salaires – de la structure de l’économie allemande, de conditions d’emploi différenciées entre l’industrie et les services, ou encore de la place des femmes sur le marché du travail. Autre exemple : l’analyse de la situation italienne se résume bien souvent au Jobs Act et, en son sein, au nouveau contrat de travail « à protection croissante » : on oublie souvent de mentionner les puissantes aides financières à l’embauche qui ont contribué à faciliter la conclusion de ces contrats ou la transformation de CDD en CDI.
Le second point frappant est que l’on analyse le plus souvent les réformes à la seule aune de la crise. Bien sûr, l’impact de la crise a été majeur dans tous les pays. Mais toutes les économies n’ont pas été touchées de la même manière et quand certains connaissaient un sous-ajustement de l’emploi, d’autres faisaient face à un considérable sur-ajustement. Pendant la crise, la dispersion des taux de chômage au sein de l’Union européenne a augmenté très fortement, plus que dans les crises précédentes. La différence entre la moyenne des quatre taux de chômage les plus hauts et la moyenne des quatre taux de chômage les plus bas au sein de la zone euro a atteint quinze points de pourcentage.
En outre, s’en tenir aux conséquences de la crise pour justifier le besoin de réformes est très réducteur : depuis bien avant la crise, les marchés du travail étaient confrontés à des évolutions très profondes. Et cela qu’il s’agisse du ralentissement de la croissance, de profondes évolutions du contexte financier – financiarisation des économies et contrainte budgétaire – de changements dans la structure des économies – poursuite de la tertiarisation-, d’une concurrence accrue et de l’internationalisation des chaines de valeurs du fait de la mondialisation, de changements démographiques profonds (place des femmes et des seniors sur le marché du travail) et bien sûr de l’accélération des innovations technologiques. La demande adressée aux entreprises avait, elle aussi, profondément évolué, avec plus d’individualisation et la possibilité pour les consommateurs de trouver, beaucoup plus facilement, le produit souhaité au meilleur prix. Toutes ces évolutions impliquent un besoin accru de souplesse et d’individualisation dans l’organisation de la production. La plupart impliquant une réduction des coûts.
Enfin, bien des marchés du travail étaient confrontés depuis de nombreuses années aux défis du chômage, surtout du chômage de longue durée et de la dualisation. La persistance d’un chômage de masse dans de nombreuses économies européennes avait, avant la crise, affaibli le pouvoir de négociation des actifs, contraignant un nombre croissant d’entre eux à accepter des emplois précaires ou, plus généralement, de mauvaise qualité. Cela s’est traduit, là aussi avant la crise, par un début de fragmentation des normes d’emploi dans la plupart des pays européens. La multiplication des contrats flexibles avait nettement renforcé le dualisme des marchés du travail dans certains cas. La part des salariés en emploi temporaire dans l’UE-15 était passée de 11,5 % en 1995 à 14,9 % en 2007. Cette évolution touchait notamment les jeunes, avec une proportion passant de 32,3 % à 42,7 % des jeunes en activité. Tous ces changements et tous ces déséquilibres n’avaient pas, ou pas suffisamment, été pris en compte dans les politiques de l’emploi et dans les règles qui régissent le fonctionnement des institutions du marché du travail.
Troisième leçon : pour la première fois dans l’histoire des marchés du travail européens, beaucoup de réformes ont été conduites sous de fortes pressions extérieures, liées aux évolutions de la gouvernance européenne mais aussi aux pertes de marge de manœuvre de certains États résultant de leur situation financière et du poids de leur dette. Même si les réformes n’ont pas, loin s’en faut, été identiques, toutes sont allées dans le même sens. Or, et c’est tout de même paradoxal, cette « internationalisation » du contexte des réformes comme des solutions proposées a peu tenu compte du fait que les économies européennes sont en profonde interaction. Et cela d’autant plus lorsqu’elles appartiennent à une même zone monétaire, l’évolution des taux de change ne permettant plus dans ce cas de corriger les écarts de compétitivité, y compris ceux qui sont générés par des réformes.
Pourriez-vous citer quelques tendances communes à ces réformes ?
Un mot tout d’abord concernant un pays qui fait figure de « modèle » : l’Allemagne. Elle n’a connu aucune réforme structurante de son marché du travail depuis 2008 – mis à part, récemment, l’institution d’un salaire minimum national. Dans ce pays elles ont, dans leur majorité, eu lieu bien avant la crise, en lien notamment avec les bouleversements induits par la réunification. Autre particularité : l’essentiel, en Allemagne, a certes consisté en des réformes – l’Agenda 2010 – mais ce sont aussi les pratiques dans les entreprises qui ont évolué pour regagner en compétitivité et restaurer la situation de l’emploi. On note alors côté réformes : l’assouplissement du régime du licenciement pour les entreprises de moins de 10 salariés, le développement d’emplois atypiques à bas coût ainsi que la libéralisation de l’intérim, les réformes de l’assurance chômage, du service public de l’emploi et des politiques actives. On pense moins fréquemment à la diminution des charges sociales qui a contribué à celle du coût du travail. On évoque encore moins – et elle est pourtant essentielle – la décentralisation importante de la négociation collective de la branche vers l’entreprise qui a permis d’intensifier les possibilités de flexibilité interne, et la diminution du taux de couverture conventionnelle.
Au-delà du cas de l’Allemagne, nous avons identifié cinq grandes tendances pour les réformes :
– l’assouplissement du droit des contrats de travail, marquée pour les emplois permanents, moins nette pour les emplois temporaires ou atypiques, avec des réformes d’autant plus importantes que le degré de protection de l’emploi était élevé, comme en Italie, en Espagne et au Portugal. Les réformes ont porté sur le motif du licenciement (Espagne, Pays-Bas, Portugal), la procédure de licenciement (Espagne, Portugal, Royaume-Uni). Elles ont aussi concerné la compensation du licenciement : on observe une tendance à la baisse des indemnités légales de rupture (Portugal, Espagne, Pays-Bas) et un encadrement des réparations judiciaires en cas de licenciement jugé abusif, qu’il s’agisse d’une limitation des possibilités de réintégration (Espagne, Italie) ou d’un encadrement des indemnités judiciaires (Espagne, Italie, Royaume-Uni). Elles ont enfin cherché à privilégier la conciliation (Royaume-Uni et Italie), à limiter le recours au juge (Italie, Royaume-Uni, Irlande) et à développer des formes de rupture du contrat de travail par consentement mutuel (Italie) ;
– une décentralisation de la négociation collective et un assouplissement des mécanismes de flexibilité interne. Cela s’est produit notamment en Italie, en Espagne et au Portugal, avec le plus souvent une révision de la hiérarchie des normes, une limitation dans le temps de la durée des accords et une restriction des possibilités d’extension des accords de branche. Avec, aussi, l’ouverture ou l’extension de la possibilité de négocier des accords d’entreprise avec des représentants élus, la réforme de la représentativité syndicale et des conditions de validité des accords, voire l’extension des possibilités de flexibilité interne via la modification unilatérale du contrat de travail, comme en Espagne ou au Portugal ;
– une recherche de modération salariale et de baisse du coût du travail, au travers notamment du gel ou de la baisse du salaire minimum légal (Portugal, Irlande), du plafonnement des revalorisations conventionnelles (Italie, Espagne, Danemark), de l’allègement des charges sociales et fiscales pesant sur le travail (Italie, Suède, Espagne), avec notamment une logique d’incitation à l’embauche en CDI (Italie, Espagne) ;
– des régimes d’assurance chômage et d’assistance plus incitatifs au retour à l’emploi. Cela a pu prendre la forme d’une baisse du taux de remplacement, d’une introduction ou du renforcement de la dégressivité (Suède, Espagne, Portugal, Italie), d’une baisse de la durée d’indemnisation (Suède, Danemark, Portugal, Irlande, Pays-Bas) ou du renforcement du contrôle de la recherche d’emploi (Portugal, Espagne, Italie, Pays-Bas). Parallèlement, dans des pays comme l’Italie ou le Portugal, les réformes ont aussi visé à rendre l’assurance chômage accessible à un plus grand nombre ;
– l’accent mis sur les gains d’efficacité au sein des services publics de l’emploi et la dynamisation des politiques actives du marché du travail dans un contexte d’ajustement des finances publiques, ce qui a conduit à un plus grand ciblage des politiques, soit vers les personnes jugées les plus fragiles (jeunes et chômeurs de longue durée en particulier), soit vers les actions prioritaires (la formation professionnelle et l’apprentissage le plus souvent).
Quelles perspectives en tirer du point de vue de l’évolution des marchés du travail en Europe?
D’abord, la situation des économies européennes s’améliore très sensiblement, sous l’effet de facteurs favorables (baisse du prix du pétrole, assouplissement de la politique monétaire). La situation des marchés du travail est également meilleure : le chômage baisse sensiblement depuis le pic de 2013. Le taux de chômage continue de baisser, pour se situer actuellement à 8,9 % dans l’UE à 28 et à 10,3 % pour la zone euro. Il y a actuellement 2 millions de chômeurs de moins qu’il y a un an dans l’UE 28 et 1,5 millions de moins en zone euro. Après une longue période de modération salariale, les conditions salariales évoluent en Allemagne et au Royaume-Uni.
Même s’il est très difficile d’isoler les effets des réformes du marché du travail sur l’évolution de l’emploi et du chômage – ces réformes étant pour la plupart récentes et de portée structurelle -, l’analyse réalisée par le Conseil montre que les réformes entreprises avant la crise pour s’attaquer aux déséquilibres structurels des marchés du travail ont eu un impact sur la dynamique de l’emploi et du chômage. Les pays qui avaient, dès avant la crise, corrigé des déséquilibres structurels sur le marché du travail et activé leurs politiques de l’emploi ont été moins touchés et se rétablissent plus facilement : c’est le cas de l’Allemagne, du Royaume-Uni, du Danemark ou de la Suède. A l’inverse, les pays, qui n’avaient pu, faute de réformes adaptées ou suffisantes, résoudre avant le déclenchement de la crise les principales faiblesses du marché du travail (marché du travail très segmenté, faible taux de participation, inadaptation des compétences de la population active), ont enregistré une dégradation à la fois plus forte et plus durable de la situation de l’emploi. La baisse du taux de chômage a été plus tardive, et cela, indépendamment du niveau observé en entrée de crise. Ces pays (Irlande, Espagne, Italie, Portugal) sont aussi ceux dans lesquels les réformes les plus récentes ont été les plus poussées. Et l’amélioration de la situation de l’emploi, liée au retour de la croissance, tient également pour partie aux premiers effets de ces réformes, sans qu’il soit toujours possible à ce stade d’isoler leur impact propre.
A titre d’exemple, en Espagne, le chômage a diminué, mais reste encore à un niveau élevé et la dualité est loin d’avoir disparu : si la réforme de 2012 a augmenté le taux de transition du chômage vers l’emploi permanent, une personne au chômage a toujours dix fois plus de chances d’intégrer un emploi temporaire plutôt qu’un emploi permanent. Pour l’Italie, les premières analyses disponibles, émanant de la Banque d’Italie – qui mériteraient d’être confirmées – suggèrent que l’amélioration, à la fois quantitative (hausse des créations d’emplois) et qualitative (part croissante des embauches en CDI), de l’emploi résulte d’abord du renouveau de l’activité économique mais également, à hauteur d’un quart environ, des mesures du Jobs Act (nouvelles règles du licenciement pour un tiers et exonérations sociales pour deux tiers). Par ailleurs, si l’on s’intéresse aux coûts salariaux unitaires comme l’un des éléments de compétitivité, on constate que ceux-ci connaissaient des évolutions très contrastées selon les pays avant la crise. On observe, depuis, une correction de ces écarts, même si les évolutions de la productivité restent disparates selon les pays. Les réformes entreprises par des pays qui étaient en situation défavorable ont donc conduit à améliorer leur compétitivité-coût.
Enfin, l’amélioration sensible de la situation de l’emploi en Europe ne saurait masquer plusieurs éléments essentiels. Les écarts de performance sont massifs, entre l’Allemagne ou le Royaume-Uni (où le taux de chômage tourne autour de 4 ou 5%) et l’Espagne (toujours au-dessus de 20%). Et ils se retrouvent, démultipliés, chez les jeunes, avec une situation favorable en Allemagne, aux Pays-Bas ou au Danemark mais un taux de chômage compris entre 40 et 45 % en Italie ou en Espagne.
Bien des marchés du travail connaissent des déséquilibres durables, avec une persistance du dualisme et des écarts entre les compétences demandées sur le marché du travail et celles qui sont disponibles comme en Espagne. Et cela même si des pays européens comme l’Irlande ont accompli des progrès majeurs pour réorienter leur économie depuis la crise. De nouveaux bouleversements sont déjà à l’œuvre, avec les conséquences de la digitalisation et de nouvelles vagues d’innovation : alors que les déséquilibres liés à la crise sont loin d’être réglés, ils appellent, eux aussi, de nouvelles évolutions et réformes concernant l’éducation, la formation et l’emploi.
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