par Jean Jacques Guéant
Des pavés morcelés par millions sur le limon de la forêt de Fontainebleau, monticules de brisures, d’écales éparses, arrachées aux bancs de grès, qui peu à peu disparaissent sous les mousses et les fougères. Vous carriers de cette forêt tôt disparus, où sont vos traces ?
Votre mémoire s’attarde parfois sous les platières érodées. Près d’imposants blocs par vous basculés, on suit vos entailles, vos fentes, on retrouve vos abris effondrés ou ensablés. Mais qui vous a aperçus, regardés, admirés en vérité ? Le massif regorge de carrières que vous avez abandonnées. C’était au 19ème siècle, vous étiez des milliers éparpillés, affûtant vos couperets et coins de fer, portant vos massettes, vos marteaux (15 à 20 kg). Vous terrassiers, vous piqueurs, vous voituriers avec tombereaux, fardiers, vous jeunes empileurs au bord des chemins de vidange pavés d’écales… Vous attendiez avec impatience vos femmes et enfants qui venaient à la pause du repas avec l’eau si précieuse. La poussière de grès filtrant dans vos poumons vous donnait l’espoir de vivre jusqu’à 40 ans, rarement au-delà. Votre altière indépendance, vos révoltes répétées contre le droit de “portage” des pavés vous faisaient redouter par les corps constitués : 1832, 1847, des escadrons marchèrent sur « les séditieux » qui voulaient en découdre avec le Préfet ou l’inspecteur des forêts… Là vos seules traces persistantes de classe dangereuse. Parfois le « Sylvain » Denecourt qui traçait à coup de flèches bleues ses sentiers devenus célèbres, embauchait quelques uns d’entre vous pour terrasser ses grottes, fontaines ou escaliers … Mais vous restiez des sauvages hâlés par le soleil. Aucun des peintres de Barbizon ne vous a jamais représentés sur leurs toiles, et Stéphane Mallarmé ne vous aimait point. Invisibles prolétaires, définitivement sans carrière…
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