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par Saadi Lahlou

D’ici une dizaine d’années au plus, presque tous les « objets » d’une organisation (les hommes, les machines, les transactions…) auront leur image dans le système d’information (SI), en temps réel. C’est déjà le cas pour la plupart des objets : chaque agent, chaque objet important « existe » dans nos SI sous forme de fichier ou dans une base de données.

 

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Une projection numérique des organisations
Au-delà des particularités liées à chaque métier, il existe une tendance transverse à la numérisation des processus, qui fait converger, sinon son contenu, au moins les formes du travail (voir, « Numériser le travail. Théories, méthodes et expérimentations », Saadi Lahlou, Valery Nosulenko et Elena Samoylenco, Lavoisier, 2012). L’expertise tend à se sédimenter dans les systèmes informatiques et les progiciels ; le professionnalisme consiste de plus en plus à bien savoir utiliser ces dispositifs. Seul ou en collaboration, le travail consiste à nourrir ces dispositifs, à les enrichir avec des données de qualité, à les maintenir aux conditions opérationnelles et à les faire évoluer. La tendance est déjà à la mise à jour automatique de cette image. Bientôt, partout, la position et l’état de ces objets seront actualisés en temps réel. C’est déjà le cas déjà par exemple dans le domaine logistique grâce aux systèmes de capteurs embarqués. On va ainsi vers une «projection numérique» de l’entreprise, c’est-à-dire la création d’une image numérique de l’ensemble de ses états et processus reliée en direct par le SI aux objets réels. Cette image sert à faire du reporting, du pilotage, du retour d’expérience, de la prévision. La montée en puissance des SI, transverses à l’entreprise ou spécifiques à chaque métier, est à la fois un indicateur et le moteur de ces évolutions. Et cela va vite !

 

Un retournement du miroir
En effet, au-delà de l’accélération et d’une échelle de niveau ou d’ampleur de cette montée en puissance, c’est la nature même des SI qui change. Ils sont de moins en moins des outils « informatiques » et de plus en plus des outils métiers ; ce que les métiers ont parfois du mal à accepter. Dans les étapes initiales de cette projection numérique, dans les années 1970 à 2000, l’image projetée dans le SI suivait l’évolution du réel avec l’objectif d’en rendre compte. Nous n’en sommes plus là. Nous sommes déjà embarqués dans un processus de fusion entre le réel et l’image numérique, voire de « retournement du miroir ». Avant, les données numériques étaient le miroir de la réalité, elles suivaient son évolution. Avec ce retournement, c’est la réalité qui doit suivre et se conformer aux prévisions et aux simulations réalisées dans l’image numérique de l’entreprise. C’est bien l’image numérique qui devient l’instrument de travail, de prévision, de décision, de pilotage du réel : on doit atteindre les objectifs calculés par le tableur…, et d’ailleurs on en rend compte sur le même tableur. C’est ce qui est dans le tableur qui compte, pas ce qui est dans le réel. Chaque projet, chaque individu, est évalué en fonction de l’image qu’il a dans le système de reporting, et non plus de son action réelle. L’image pilote le réel, un retournement du miroir s’est opéré. Le pilotage de l’organisation devient un pilotage « aux instruments », guidé essentiellement par la représentation du réel que donne le SI.

 

Des pratiques d’organisation du travail « icodynamique » ?
Paul Virilio, dans son ouvrage sur la guerre du Golfe de 1991-92, a introduit le terme de « icodynamique » pour désigner un phénomène curieux. Les avions furtifs Stealth F117 utilisés dans cette guerre ont été conçus pour avoir une image radar nulle (Virilio, 1997). Autrement dit, c’est l’image de cet objet qui a déterminé sa forme et sa construction. Plus généralement, on pourrait appeler « pratiques icodynamiques » les pratiques qui sont déterminées par l’image qu’elles donnent. Avec la projection numérique, dans l’entreprise qui pilote aux instruments, l’action de chacun tend naturellement à devenir icodynamique, c’est-à-dire qu’elle cherche à optimiser les indicateurs plutôt qu’à résoudre les vrais problèmes -puisque c’est sur l’image qu’on est évalué.

 

Le travail numérique est toujours un travail réel, distinct du prescrit
Le travail réel ne peut pas être toujours conforme au travail prescrit ; l’acteur doit disposer d’une marge de manœuvre par rapport au prescrit. C’est ce qu’on appelle la discrétion. La discrétion ne peut exister que dans l’ombre. Une projection constante, avec une lumière crue, du système réel dans une image numérique qui sert au contrôle et au pilotage supprime la part d’ombre nécessaire au travail de l’expert, qui exige de la discrétion.
Je prêche donc, après en avoir été un apôtre et un acteur, pour limiter la projection numérique, en particulier en ce qui concerne le temps réel. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer aux bénéfices apportés par la numérisation, mais simplement qu’il faut savoir s’arrêter pour laisser la part de jeu indispensable au bon fonctionnement. Un peu de numérisation est bénéfique, beaucoup peut être efficace, mais la numérisation totale est contre-productive parce qu’elle enlève au système la flexibilité et la capacité de jugement apportées par l’humain.

 

Saadi Lahlou est professeur à la  London School of Economic and Political Sciences

 

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