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Le « droit à la ville » au centre des luttes mondiales

publié le 2013-06-10

Turquie-Taksim

Les affrontements se poursuivent en Turquie entre les forces de l’ordre et les contestataires de la place Taksim, après que le refus d’un projet immobilier se soit transformé en révolte ouverte contre le gouvernement Erdogan. Si des parallèles ont naturellement été dressés entre ces événements et le printemps arabe ou encore le mouvement des indignés, il semble qu’on puisse également y voir un exemple de ces « luttes pour la ville » dont le géographe David Harvey fait un des conflits centraux du capitalisme contemporain.

Les tensions ne semblent pas près de s’apaiser en Turquie, alors que la contestation entame sa deuxième semaine sans qu’une issue au conflit ne paraisse se dessiner. À l’origine de cette révolte, le projet de centre commercial prévu sur l’emblématique place Taksim, à Istanbul, haut-lieu de rassemblements politiques et culturels de la ville. Vivement contesté par le collectif « Droit à la ville », ce chantier s’inscrit dans la politique de développement urbain tout azimut lancé par le parti au pouvoir, l’AKP, sur fond de libéralisme sauvage et de soupçons de collusions. La brutalité de la réponse policière a suscité une vague d’indignation dans le pays et donné au conflit une autre dimension. Ce sont désormais des dizaines de milliers de personnes qui participent à des manifestations à travers le pays, tandis que les principaux syndicats se sont joints au mouvement qui exige la démission du premier ministre Erdogan.

Pour le géographe britannique David Harvey, ce type de luttes urbaines est intimement lié à l’histoire du capitalisme. « Dès leur origine, les villes se sont bâties grâce aux concentrations géographiques et sociales de surproduit. (…) Cette situation générale se perpétue sous le capitalisme, mais dans ce système, elle est intimement liée à la quête perpétuelle de plus-value qui constitue le moteur de sa dynamique. Pour produire de la plus-value, les capitalistes doivent créer du surproduit. Puisque l’urbanisation dépend de la mobilisation du surproduit, un lien interne apparaît entre le développement du capitalisme et l’urbanisation. » Face au problème que constitue la quête permanente de nouvelles possibilités d’investissements du surproduit, l’urbanisation jouerait en effet le même rôle d’absorption que les dépenses militaires par exemple.

Et les exemples historiques sont nombreux. De la reconfiguration de Paris par le baron Haussmann sous le second empire à la bulle des subprimes aux États-Unis, en passant par le développement fulgurant des mégalopoles chinoises ou brésiliennes, ces épisodes incarneraient toutes le même type de dynamique. Avec les conséquences sociales et politiques qui en découlent, puisque pour paraphraser le sociologue urbain Robert Park, « en faisant la ville, l’Homme se fait lui-même ». Chaque bouleversement urbain implique donc une remise en cause des rapports sociaux qui se jouent dans la ville. Et des événements aussi épars que la Commune de Paris, mai 1968 ou encore la révolte de la place Taksim en Turquie sont ainsi en partie déterminés par la revendication de ce qu’Henri Lefebvre qualifiait de « droit à la ville ».

À l’autre extrême, le phénomène de privatisation de certains quartiers résidentiels aux États-Unis ou la proposition spectaculaire du Honduras de construire de toutes pièces deux villes entièrement privatisées dans la jungle témoignent également du rôle central que jouent les processus de ségrégation urbaine dans les luttes sociales actuelles. D’autant plus que la mondialisation a permis au processus d’urbanisation d’acquérir une dimension proprement mondiale. « La banque centrale chinoise, par exemple, possède une part active sur le marché secondaire du prêt hypothécaire aux États-Unis, tandis que Goldman Sachs est fortement impliquée sur le marché immobilier en plein essor de Bombay, et que des capitaux de Hong Kong sont investis à Baltimore. » Or, si la plupart des grands centres urbains mondiaux connaissent un boom immobilier, celui-ci s’accompagne généralement d’un « afflux massif d’immigrés pauvres qui crée dans le même temps un bidonville global. » Autant de raisons qui poussent à méditer la célèbre maxime d’Henri Lefebvre : « La révolution sera urbaine ou ne sera pas ! »

 

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