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Signe des temps ou paradoxe ; faut-il être octogénaire pour se permettre l’optimisme ? Après Stéphane Hessel et son best seller « Indignez vous », voici Michel Serres et sa « Petite Poucette », Edition Manifestes Le Pommier, mai 2013. En 82 pages, gros caractères et petit format, l’épistémologue des sciences et académicien nous lègue une ode à l’avenir pour le prix d’un sachet de 10 cartes Pokémon. Son amour déclaré aux adolescents n’est pas raison certes, mais c’est le propre de l’amour. Il n’en est pas moins fondé. In fine, la numérisation ne doit faire peur qu’à ceux qui sont encore dominé par le « format page ».

 

Petite Poucette

Il faut inventer ? Et alors, c’est bien, et Petite Poucette, c’est son nom de guerre parce qu’elle accède au monde entier, des hommes et des savoirs, à l’aide de ses pouces sur son smartphone, Petite Poucette donc nous y aidera.

 

Une nouvelle espèce ?

Au moment où nous nous inquiétons des mutations du monde (croissance démographique, numérisation, globalisation), il salue avec jubilation l’avènement d’une nouvelle espèce humaine du fait de transformations qu’il appelle « hominescentes », c’et-à-dire « comparables à celles, visibles au néolithique, au début de l’ère chrétienne, à la fin du Moyen Age, et à la Renaissance ». Ces « petits » Poucets, mes enfants, ne vivent plus le même temps. Ils savent pour les dinosaures, avant la bible, comme pour la fin de la planète et sa finitude. Ils ont vu à la télé vingt mille meurtres avant l’âge de 12 ans. Ils habitent le virtuel et savent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils n’habitent plus le même espace. Il ou elle vivra probablement au-delà de 90 ans en bonne santé. Ils ne redoutent plus la même mort. Individu né, il ou elle connaît, écrit et parle différemment. « Cela dit, reste à inventer de nouveaux liens (…), comme un atome sans valence, Petite Poucette est toute nue » (page 16). Mais elle n’est pas seule et débarrassée de l’obligation d’une tête pleine, et même d’une tête bien faite, elle peut s’adonner à l’invention, à l’intuition sérendipitine, le monde (et toute la connaissance du monde) à portée de ses pouces. En soixante ans, « les outils usuels externalisèrent nos forces dures ; sorties du corps, les muscles, os et articulations appareillèrent vers les machines (…) qui en mimaient le fonctionnement. (…) Les nouvelles technologies externalisent (…) les messages et opérations qui circulent dans le système neuronal, informations et codes, doux ; la cognition en partie, appareille vers ce nouvel outil » (page 33). Une chose est sûre, « la diffusion du savoir ne plus avoir lieu dans aucun des campus du monde, eux-mêmes ordonnés, formatés page à page, rationnel à l’ancienne, imitant les camps de l’armée romaine ».

 

La fin des experts


Au travail, Petite Poucette s’ennuie. Elle sait que la société ne s’organise qu’autour du travail, elle s’y ennuie. « Le travail ne disparaîtra-t-il pas aussi de ce que ses produits, faisant inondation sur les marchés, nuisent souvent à l’environnement, souillé par l’action des machines(…). Elle rêve d’une œuvre nouvelle dont la finalité serait de réparer ces méfaits et d’être bénéfique -elle ne parle pas du salaire, elle aurait bénéficiaire, mais du bonheur aussi- à ceux qui œuvrent. Elle fait, en somme, la liste des actions qui ne produiraient pas ces deux pollutions, sur la planète et les humains » (page 55). Loin d’interroger l’avènement d’un « miroir numérique », des conditions des collectifs, d’une déréalisation des systèmes de gestion ou d’une quête de siège dans des villes héritées d’urbanistes fonctionnels, Michel Serres se réjouit du renversement de la présomption d’incompétence qui fait tant pour imposer la puissance des grandes machines publiques ou privées s’adressant (cela vaut pour les universités) à des imbéciles supposés, nommé grand public. « Si elle a consulté au préalable un bon site, sur la Toile, Petite Poucette, nom de code pour l’étudiante, le patient, l’ouvrier l’employé, l’administré, le voyageur, l’électrice, le sénior ou l’ado, que dis-je, l’enfant, le consommateur, bref, l’anonyme de la place publique, celui que l’on nommait citoyenne ou citoyen peut en savoir autant ou plus, sur le sujet traité, la décision à prendre, l’information annoncée, le soin de soi… qu’un maitre, un directeur, un journaliste, un responsable, un grand patron, un élu, un président même, tous emportés au pinacle du spectacle et préoccupés de gloire » (page 65).

 

La page se trouve à bout de souffle. Dont acte. Si problème il y a, c’est que cela ne vas pas assez vite. Et Michel Serres de conclure que la vitesse électronique évite les lenteurs du transport réel et la transparence du virtuel annule les chocs aux intersections, donc les violences qu’elles impliquent. Que la complexité surtout ne disparaisse pas, elle procure confort et liberté, elle caractérise la démocratie.

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.