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« Les stagiaires », film de Shawn Lévy, est annoncé comme une comédie sur les aventures de deux quadra, stagiaires chez Google. Une comédie hollywoodienne, la Silicon Valley et sa cool attitude, plus une affiche racoleuse à souhait, l’ensemble frise l’incompatibilité avec celui qui découvrit le cinéma avec Jean-Luc Godard, Pier Paolo Pasolini, Yasijiro Ozu ou Stanley Kubrick !

 

Ma curiosité à propos de Google et ma conscience professionnelle de chroniqueur de films portant sur le travail l’ont finalement emporté ! Google n’est pas seulement cet ami qui répond nuit et jour en quelques clics à nos questions les plus importantes et les plus futiles, et qui toujours a une réponse, c’est aussi une entreprise très profitable avec un chiffre d’affaires supérieur à 10 milliards d’euros en 2012 et 38 700 salariés dans le monde, pardon il faut dire 38 700 « googlers ».

 

Google 2

En compétition pour un CDI

Billy et Nick sont deux quadras, deux VRP comme on ne dit plus, qui perdent leur emploi. Ce sont deux loosers sympathiques, le baratin définit à lui seul l’ensemble de leurs compétences. Compétences obsolètes et produit dépassé (ils commercialisent des montres alors que tout le monde autour d’eux demande l’heure à son smartphone), désolé messieurs, vous êtes virés. Qu’à cela ne tienne, nos deux héros ne tardent pas à se faire engager comme stagiaires, ou plus précisément comme concurrents lors d’un stage d’été au siège de Google. L’objectif de l’entreprise est de recruter parmi la cinquantaine de stagiaires les membres de l’équipe arrivée en tête à l’issue d’une série d’épreuves théoriques, pratiques, sportives. Ce qui devait arriver arriva : nos deux loosers font équipe avec d’autres inadaptés, binoclard, cœur d’artichaut, fils à sa maman, addict aux écrans de toute sorte… et ils finissent par l’emporter sur l’équipe des forts en thème, après de multiples péripéties et à l’issue d’un suspens insoutenable qui nous conduit inexorablement vers cette happy end ! Résumé ainsi, ce n’est ni l’audace ni la créativité qui caractérisent le film !

 

Et pourtant, et c’est ce qui est vraiment intéressant, Shawn Lévy parvient à nous dire beaucoup plus que cela. Il semble avoir pris au mot la remarque d’Edgar Morin « Le problème n’est pas de décréter qu’il ne peut y avoir de création originale dans le système capitaliste du type hollywoodien, … c’est de se demander comment il se fait qu’une production aussi standardisée, aussi soumise au produit, ait pu produire sans discontinuer une minorité de films admirables » (« Le cinéma ou l’homme imaginaire ». 1956).

 

Sans prétendre que « Les Stagiaires » fait partie de « cette minorité de films admirables », il y a une autre lecture possible du film selon laquelle le réalisateur fait une critique très sarcastique de la « googlitude ». Cette « Google attitude » y est décrite comme une culture pour grands enfants ou adolescents attardés, workalcoholics célibataires, premiers de la classe arrogants, une culture qui entend régler les comportements : on ne drague pas au travail, on n’emporte pas de nourriture chez soi, on ne fume pas, on ne boit pas, une culture de la compétition permanente et qui s’impose à tous sous peine d’exclusion de la « communauté des googlers ». Le processus de recrutement, très cool en apparence, est autant un test de conformité qu’un test de compétence. Avec les armes de la comédie, le réalisateur (qui a l’âge des deux héros) dénonce le caractère totalitaire de la transparence des agendas en ligne et l’enfer que serait un monde où tout se sait sur tout le monde et dans lequel chacun risque d’être en permanence rattrapé par son passé (internet sait tout !) et assigné à une case, celle de loosers dans le cas de nos héros. Dans le langage et le rythme hollywoodiens, le film exalte joyeusement les vertus de la diversité, de la coopération et de l’amitié, il illustre à merveille la complémentarité entre la technique et l’intuition, la jeunesse et l’expérience, le plaisir et le labeur, il vante des qualités rares : l’opiniâtreté, la solidarité, l’astuce, l’humour…

 

Une scène illustre cette ambivalence du message. La belle trentenaire, célibataire, cadre à l’agenda surchargé, a enfin accepté de dîner avec Nick, qui en pince pour elle. Comme elle lui explique qu’en se consacrant à son travail et en refusant depuis 10 ans tous les rendez-vous galants elle a évité de perdre son temps avec des « connards » et n’a en conséquence aucun regret, Nick est mis au défi de réaliser un pot-pourri de tout ce à quoi elle a échappé. Ce qu’il fait illico, lui mangeant son gâteau et lui buvant son vin sous prétexte de la protéger contre les bourrelets naissants, draguant la serveuse ouvertement (et avec succès) et enfin lui laissant l’addition… Ce qui suffit à la séduire évidemment et nous vaudra un fougueux baiser final, séquence émotion obligatoire !

 

 

La googlitude

Les dirigeants de Google communiquent régulièrement pour nous convaincre que non seulement ils inventent un nouveau monde dans lequel les connaissances sont mises gratuitement à la disposition de tous mais qu’ils inventent aussi un monde nouveau quant au management : peu de hiérarchie, la possibilité pour les salariés de consacrer 20% de leur temps à des projets personnels, une cafétéria où tout est gratuit, la circulation à vélo ou en skateboard au sein du siège californien nommé le Googleplex, une architecture de bureau révolutionnaire, de bons salaires, etc. Le tout étant supposé favoriser l’audace et la créativité, les secrets de la réussite de Google…

 

Le film « Les Stagiaires » manie gentiment mais fermement l’ironie à propos de cette « googlitude ». Sans laisser croire un instant qu’il s’agit du monde parfait annoncé dans les slogans, il vante ce qui en constitue certainement le meilleur, l’esprit d’équipe, la convivialité, l’astuce, l’apologie de l’innovation… Avec élégance et optimisme, Shawn Lévy s’attaque à un sujet majeur : peut-on rebondir professionnellement après quarante ans ? Le savoir faire hollywoodien a été plus mal employé !

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.