par Albane Flamant
En cette fin d’année, la « conscience verte » a pris de l’ampleur en Roumanie. Ils sont maintenant plus de dix mille à manifester chaque dimanche contre des projets d’exploitation d’or et de gaz de schiste autorisés par le gouvernement. Cependant leur contestation va bien plus loin que de simples préoccupations écologiques : comme leurs voisins bulgares, c’est le système politique dans son ensemble que la Roumanie remet en question. Pour mieux comprendre ce phénomène, Metis a interviewé Laurentiu Andronic, directeur chez LAND Training & Consulting, ainsi que le journaliste bulgare Stylian Deyanov.
Cette interview a été partiellement traduite de l’anglais par Metis, et a été rédigée sur base de notes émanant d’une discussion avec les intervenants.
D’où vient cette indignation de la population roumaine ?
Laurentiu Andronic: L’évènement déclencheur de cette colère populaire a été le conflit entre le président roumain, Traian Băsescu, et Raed Arafat. M. Arafat est un docteur qui a crée il y a quelques années une organisation non-gouvernementale qui offrait des services médicaux d’urgence. Il a par la suite réorganisé ces mêmes services au niveau national en tant que secrétaire d’Etat au ministère de la santé, et jouissait d’une grande popularité en Roumanie. Au début de l’année 2012 le gouvernement voulait changer la structure des soins de santé en privatisant une partie du système. M. Arafat s’opposa fortement à cette réforme, et fut dès lors forcé de présenter sa démission en tant que secrétaire d’Etat. Or la population roumaine s’insurgea contre ces décisions gouvernementales, et sortit dans les rues pour soutenir Arafat. Les manifestations ont tout d’abord commencé à Targu Mures, la ville où l’ONG d’Arafat avait commencé à opérer, avant de s’étendre à Bucarest et à d’autres villes du pays. Les mouvements écologiques ont eu lieu l’année suivante, mais pour moi ces premiers troubles sont vraiment connectés.
Stylian Deyanov : En tant que journaliste bulgare qui travaille depuis longtemps à Bucarest, je voudrais faire une comparaison entre les manifestations populaires en Bulgarie et en Roumanie. Elles sont à la fois très différentes et très similaires ; premièrement, il y a eu des mouvements de protestation qui étaient en grande mesure motivés par la situation précaire des populations de ces pays, mais qui étaient également colorés politiquement et ont éventuellement mené à la chute des gouvernement en place. En Roumanie, c’était le cas en 2012 au moment des protestations sociales déclenchées par cas Arafat, qui étaient dans une grande mesure politiques, et auxquelles participaient beaucoup de gens liés au parti social-démocrate et aux libéraux, c’est à dire à l’opposition du moment. On retrouve cette colère dans les slogans des manifestants: « A bas Basescu, Ponta et Antonescu, » car c’est par le consentement implicite ou explicite de presque toute la classe politique roumaine que le projet Rosia Montana a pu se développer au cours des 15 dernières années. On retrouve la même évolution en Bulgarie, avec les mouvements de protestation de début 2013 qui ont provoqué la chute du gouvernement Borissov, et qui s’élevaient à l’origine contre la hausse du prix de l’énergie électrique.
Mais laissons de côté cette première vague, et parlons plutôt des dernières manifestations dans ces deux pays. Début 2013, nous avons vu se développer en Roumanie les protestations écologiques contre le gaz de schiste et contre le projet minier d’extraction d’or à l’aide d’une technologie à base de cyanure. Ces manifestations se sont cependant transformées en mouvement de protestation contre le système politique dans son ensemble, et pas contre un parti politique spécifique. En Bulgarie, la deuxième vague a comméncé en juin 2013, suite l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement composé d’anciens partis de l’opposition. La nomination de Delyan Peevski à la tête de l’Agence de Sécurité Bulgare (DANS) avait mis le feu aux poudres: pour les manifestants, cette décision était un symbole du règne de l’oligarchie sur les trois derniers gouvernements bulgares. Voilà pourquoi les manifestations bulgares visent également la dominance des intérêts économiques d’un cercle oligarchique qui prospère sous tous les gouvernements et dicte même l’agenda du pays.
Comment les gouvernements ont-t-ils répondu à ces manifestations ?
L.A. Le gouvernement roumain a réagi différemment à chaque manifestation. Face aux manifestations en appui à Arafat, le gouvernement a accepté assez rapidement de revenir sur ses positions. Il s’est rendu compte de l’ampleur du soutien du secrétaire d’Etat, et le président a par la suite rappelé Arafat au gouvernement. Mais il était trop tard : ce n’était plus suffisant pour les manifestants. Les mouvements populaires continuèrent à Bucarest et dans d’autres villes, et sont finalement parvenus à causer la démission du gouvernement en place, et celle du suivant trois semaines après son entrée en fonction. C’était un moment très important pour la Roumanie, parce que le président a alors dû accepter de nommer un premier ministre issu de l’opposition. Ca a été la première véritable victoire de la société civile.
Dans le cas des manifestations écologiques, nous nous trouvons face à un nouveau gouvernement qui pour l’instant n’a pas été vraiment répressif : les gens sont autorisés à manifester dans la rue, et les policiers s’assurent que les mouvements de protestation restent sans danger. Parfois, il y a de la violence bien sûr, mais jusqu’à présent les réactions de la police sont restées acceptables. Cependant, au cours de la manifestation contre l’exploitation du gaz de schiste, les policiers ont fait preuve d’une certaine violence. Cela peut s’expliquer par le fait que le gouvernement avait en grande partie ignoré les manifestants, tout en continuant à montrer son soutien à la compagnie d’exploitation. Par conséquent, les contestataires avaient l’impression qu’ils devaient se montrer plus incisifs, et la police a parfois réagi trop violemment à ces débordements. Il y a par ailleurs eu des débats dans les médias quant au bien-fondé du comportement des policiers. On a aussi assisté à quelques efforts de médiation, mais pour moi il est très clair que personne ne cédera de terrain : le gouvernement est convaincu du bien-fondé de ces projets au niveau économique, mais n’a pas réussi jusqu’à présent à calmer les inquiétudes des manifestants.
S.D. Pour moi, la réaction des gouvernements bulgare et roumain aux manifestations de 2013 est assez similaire: ils essayent tous deux de se cacher derrière leur majorité parlementaire et d’ignorer les protestations. En Roumanie, les deux manifestations écologiques se sont succédées avec presque les mêmes participants. Il est cependant important de se rappeler que les partis qui sont à présent au pouvoir étaient à l’origine contre ce projet quand ils faisaient partie de l’opposition. Au cours des derniers mois, nous avons véritablement assisté à la naissance d’une consciente verte en Roumanie: depuis le premier septembre, il y a chaque dimanche plus de 10 000 personnes dans la rue pour continuer de protester contre ces projets d’exploitation et les conséquences qu’ils auraient sur l’environnement roumain. La position du gouvernement est réellement contradictoire: il fait la promotion des lois autorisant ces projets anti-environnementaux, les introduit lui-même au parlement, puis rejette une partie de sa responsabilité en arguant que son parti votera contre sa proposition. Le premier projet de loi a en effet été rejeté par le parlement, mais le gouvernement y a répondu par la création d’une autre loi cadrant l’entièreté des règles du secteur minier. Incidemment, elle est destinée à faire avancer le projet d’exploitation de Rosia Montana. Si je devais utiliser un seul mot pour caractériser le comportement des gouvernements roumain et bulgare, ce serait la tergiversation.
Quel a été le rôle des médias dans ces conflits ?
L.A. J’ai l’impression que malgré leur ampleur, ces évènements n’ont pas été assez couverts par les médias. Ils n’ont pas réussi à montrer à leur public tous les aspects du problème. On peut voir le premier ministre et d’autres représentants du gouvernement être interviewés sur le sujet : bien sûr ils essaient de démontrer que leur position est la bonne, mais ils ne prennent pas la pleine responsabilité de ces projets. Il n’y a pas eu d’émission télévisée offrant un dialogue entre les deux positions. C’est toujours une argumentation unilatérale, venant soit d’un représentant du gouvernement, soit des manifestants. Il n’y a pas eu de grand débat auquel tous les partis impliqués ont été invités à discuter. On doit aussi prendre en compte la nature des médias roumains : ils sont très divisés du fait que plusieurs d’entre eux sont sous le contrôle de partis politiques. Par conséquent, ils se contredisent souvent, et il est très dur pour les citoyens de déterminer la part de vérité dans ce qui leur est présenté, et encore plus dur d’avancer vers une résolution de ce conflit.
S.D. Les médias sont vraiment au cœur des problèmes de l’Etat roumain: comme Laurentiu l’a indiqué, il y a vraiment réellement une division entre deux camps politiques principaux. Afin de comprendre n’importe quel évènement de l’actualité roumaine, il faut effectuer un travail déductif en lisant parallèlement les différents médias. Cependant dans le cas de Rosia Montana, il est important de souligner le fait que les différents gouvernement qui se sont succédés au pouvoir ont toujours été en faveur de ces projets économiques; par conséquent les médias des deux camps les ont toujours soutenu. Dans le cas bulgare, à la différence de la Roumanie, les médias ne sont pas divisés en camps clairement distincts, mais sont de plus en plus accaparés par un groupe d’oligarques, à l’instar de l’empire médiatique de M. Peevski, qui dicte l’ordre politique de la Bulgarie quel que soit le gouvernement. Ces gens dominent les structures étatiques, tout particulièrement dans le secteur de l’énergie, sans être affectés par le changement des gouvernements au fil des dernières années. Encore une fois, dans les deux cas, la logique des protestations est similaire, les gens protestent contre les intérêts économiques qui dominent la vie politique.
En Bulgarie, le cercle oligarchique résiste aux changements politiques et façonne l’agenda politique du pays, et en Roumanie, le soutien du projet d’exploitation aurifère persiste indépendamment de la composition des gouvernements au pouvoir. Par ailleurs, on a vu différents médias roumains recevoir des budgets publicitaires énormes de la part de la compagnie derrière le projet aurifère. Certaines télévisions ne disent rien donc des protestations, et d’autres profèrent carrément des mensonges. Avec le temps, il y a quelques journalistes qui osent écrire la vérité sur les dessous de ce projet, mais la situation reste assez peu claire pour les gens qui ne suivent pas activement le sujet. Il y a même des séquences de propagande, lorsque des acteurs sont engagés pour prétendre à la télévision qu’ils sont chômeurs et qu’ils veulent que les projets d’exploitation se concrétisent pour pouvoir travailler ! Dans d’autres cas, ils ont été jusqu’à créer une mise en scène dans un musée sur le monde de la mine pour donner une meilleure image du minage aurifère. L’idée est de promettre aux gens une amélioration du taux de chômage grâce à ces projets d’exploitation.
Les protestataires sont également très stigmatisés par les médias des deux pays. On dit que c’est la racaille qui est dans la rue, que les fainéants de la capitale n’ont rien d’autre à faire que de protester. En Roumanie, on les appelle même les « hipsters ». Dans ce contexte médiatique, les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter servent donc beaucoup pour couvrir l’évolution de ces projets ainsi que l’organisation de ces protestations. Ce qui explique en fait en partie pourquoi les manifestations sont les plus fréquentes dans les capitales, car c’est là où les gens ont le plus accès à Internet.
Quelle est la perception des Roumains de l’Union Européenne?
L.A. Je dois dire que les Roumains ont une perception plutôt négative de l’Union Européenne, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il y a eu la tentative de destitution du président Băsescu en 2012, au cours de laquelle les Roumains ont eu l’impression que certains dirigeants européens étaient intervenus en faveur du président. Beaucoup de gens n’étaient déjà pas contents, mais la position des Roumains est aussi très liée aux évènements actuels. Pour eux, l’Union Européenne soutient ces projets d’exploitation dans le contexte de sa stratégie énergétique, qui vise à réduire la domination russe sur le marché européen de l’énergie. Du point de vue des manifestants, la Roumanie renonce à ses ressources en échange de coûts environnementaux et de retombées économiques insignifiantes. Ils se sentent exploités, et je crois que ce ressentiment se reflètera dans les résultats des élections européennes de 2014.
Pour vous, quelles sont les perspectives d’avenir dans ces pays ? A quels changements pouvons-nous nous attendre ?
S.D. En Bulgarie, les manifestations vont probablement continuer. De par sa stratégie de tergiversation, le gouvernement n’a pas réellement communiqué avec les protestataires, et il ne peut donc y avoir de résolution effective. On a vu des nouveaux partis se créer, mais je ne pense pas qu’ils arriveront à faire une différence notable dans la politique du pays. D’une part, du fait qu’il y aura toujours cette bande d’oligarques qui contrôle une grande partie des médias et des structures étatiques. D’autre part, du fait que ces nouveaux partis ont eu relativement peu de succès aux élections, et sont forcés de s’allier aux anciens pour avoir un semblant de voix au parlement. On peut s’étonner de leur manque de popularité, mais en Bulgarie, les gens sont très fidèles à leur parti. Il est vrai qu’en 1996, on a déjà assisté à une redirection complète des choix de l’électorat dans le contexte d’énormes manifestations contre le niveau du salaire mensuel moyen, qui était tombé à 20 dollars. Mais à la différence d’aujourd’hui, ce conflit social avait des origines économiques très concrètes : les gens n’avaient pas assez d’argent pour vivre. Je ne m’attends donc pas à de grands changements politiques en Bulgarie, ce sera toujours les mêmes partis qui alterneront à la tête du pays.
L.A. Il est très difficile de prédire l’avenir, mais à mon avis les manifestants roumains n’abandonneront pas, et le gouvernement non plus. Comme je l’ai expliqué, le gouvernement est persuadé du bien-fondé de ses arguments, mais n’est pas parvenu à convaincre les manifestants. Je ne pense pas que cela changera. On doit trouver une autre solution. Créer un nouveau parti n’est pas vraiment une possibilité intéressante pour la Roumanie, de part la nature corrompue du système politique. C’est cela qu’il faut changer en premier : les citoyens se doivent de tenir leurs représentants responsables de leurs actions. Il y a eu certaines avancées à ce niveau, comme par exemple la création en 2005 d’un bureau anti-corruption ayant le pouvoir d’enquêter sur les activités du ministère de l’administration et de l’intérieur, mais cela n’est pas assez. Le gouvernement a par ailleurs récemment essayé de changer le texte de cette loi afin de soustraire les membres du gouvernement à la juridiction de ce bureau. Ces derniers mois, les Roumains ont réellement commencé à réaliser le pouvoir détenu par la société civile. Quand on regarde la façon dont fonctionnent les pays civilisés tels que la Suède, on se rend compte que leurs politiciens travaillent pour leurs électeurs, et non pour leurs intérêts personnels. C’est le genre de changement qui devra se produire en Roumanie, c’est vraiment ce que les citoyens doivent exiger de leurs politiciens.
Crédit image : CC/Flickr/Jens Best
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