« L’avenir de l’origine, génèse de la mondialisation » est un travail d’analyse « méta » sur le monde comme il va. Notre monde, selon Serge Airaudi, est déjà en rupture avec la conscience historique. Il ne va pas pour autant vers une indifférenciation. Malgré la globalisation par la finance et la diffusion des technologies, malgré l’émergence de la net-économie, il annonce une nouvelle forme d’universalisation, celle des consciences, mais certainement pas un monde « champ de betteraves ».
Un travail de recherche intervention, une production de savoirs dans l’action
Un titre à la Morin, une jaquette dépouillée, 117 pages écrites dans un langage simple mais robuste conceptuellement, l’ouvrage de Serge Airaudi paru en avril 2012 nous avait presque échappé. Le lecteur nous pardonnera de le signaler si tard et pour éviter la faute, réparons l’erreur.
L’auteur est philosophe, praticien de l’économie politique. Pas d’argument d’autorité. Ni dans la posture, ni dans l’expression, il ne pollue jamais ses développements de citations savantes. Beaucoup d’autorité dans les arguments, ce que souligne Marc Guillaume dans la préface. S’il est peu connu du grand public comme du monde universitaire, sa voix est bien identifiée dans les milieux dirigeants des grandes entreprises qu’il accompagne depuis deux décennies, notamment dans leurs ambitions d’implantation en Asie et en Inde, tout particulièrement pour sa connaissance intime de la langue et de la culture japonaise. Serge Airaudi est de ces rares chercheurs intervenants qui trouvent, en dehors des sentiers battus et des institutions, l’autorité que leur pertinence pour l’action leur donne.
Une lecture méta en deux grilles, chacune à trois niveaux
Ce n’est pas tant l’effet d’une globalisation dans un monde qui se sait désormais fini, limité et condamné au développement durable, qu’une nouvelle étape de la mondialisation que l’auteur s’attache à comprendre. La proposition théorique échafaudée en fin d’ouvrage est ambitieuse par l’ampleur de l’objet. Elle parle de manière très opératoire aux entreprises confrontées à la mondialisation. Avant cela, nous retiendrons la formidable « méta » grille d’analyse du monde du 21ème siècle qu’il met à notre disposition.
Trois processus travaillent le monde. C’est bien sûr la globalisation, celle du marché, de la finance et des technologies. Elle est a-culturelle, personne n’y échappe. C’est aussi un autre processus distinct, la mondialisation. Elle recouvre des formes différentes selon les trois civilisations historiques que catégorise l’auteur (voir plus loin). Enfin, cette mondialisation rencontre un processus d’universalisation. Il n’est pas le produit de la domination d’un modèle. Il correspond à l’émergence d’une conscience (d’une représentation de l’être au monde), que le monde est un et indivisible, au contraire de ce que porte l’héritage historique.
Cette grille d’analyse est portée par une autre. Les évolutions associées à ce triple processus (globalisation, mondialisation, universalisation) sont elles-mêmes prises dans un triple mouvement. Le premier relève d’un réel matériel, une méta-économie par l’organisation d’un marché global. Le second renforce le premier et le dépasse pour former une autre économie, celle de la finance dont l’auteur explore les pistes humanistes d’une nécessaire régulation. Une troisième économie apparaît, avec ses propres règles, valeurs et ressorts. C’est la net-économie, avec un système planétaire de production et d’échange de la marchandise information. Pour le dire avec une illustration déjà développée dans ces colonnes , la tranche de jambon est un produit (avec un ou plusieurs cochons impliqués), c’est une valeur monétisée (servicielle autant que roborative) mais c’est aussi, du point de vue du travail et donc de l’économie, de l’information cristallisée.
Un monde abritant trois modèles de la mondialisation
Trois économies sont engagées dans les processus de mondialisation, mais pas de convergence vers un modèle unique. La mondialisation articule en effet le système économique moderne et des réalités culturelles. L’apport central de Serge Airaudi – il y consacre ses principaux développements – est dans la catégorisation de trois modèles continentaux de civilisations historiques : nord américaine, asiatique et indo-européenne. « La civilisation occidentale a perdu l’exclusivité du modèle économique moderne, la mondialisation l’a rendu compatible avec les autres civilisations. La montée en puissance de la Chine, de l’Inde, du Brésil témoigne de l’adaptabilité du modèle fonctionnel moderne à d’autres civilisations, et confirme la formidable anticipation historique de l’expérience du Japon de Meiji » (page 15). La mondialisation ne se réduit pas à une internationalisation des entreprises. Il y a mondialisation justement parce que des civilisations non occidentales sont parvenues à acquérir une capacité technico économique, une capacité à jouer sur le marché global. Elles ne le font pas en s’effaçant et en se soumettant à un impérialisme. Elles le font en y intégrant leurs essences, leurs héritages culturels et symboliques.
Le modèle hybride, Japon et Chine moderne
Le premier exemple d’un modèle qualifié d’hybride est chronologiquement proposé par le Japon. Il est aujourd’hui suivi par la Corée et la Chine. Pour faire face à l’agression militaire et économique des occidentaux (entre 1854 et 1868), le Japon a « retourné », adapté, digéré leurs techniques, par importation et à marche forcée. En moins de 50 ans, le retard est comblé, mais avec une « innovation majeure ». La voie japonaise de la modernisation dissocie complètement le pôle économie, organisation, technologie (fonctionnaliste) du pôle culture, valeurs, représentations (essentialiste). C’est le produit d’une hybridation entre une essence extrême asiatique et pré-moderne (japonité « génétique »), et une fonctionnalité moderne et occidentale (génétiquement européenne et américaine). Les Japonais ont fait l’économie, comme c’est le cas actuellement de la Chine post-maoïste et il y a peu de la Corée, d’une occidentalisation préalable de leur culture. Le capitalisme ne fait pas partie du logiciel culturel de ces civilisations, c’est une méthode importée dont l’efficacité a été démontrée au 19ème et 20ème siècle.
Le modèle isomorphe américain
Ce modèle « hybride » s’oppose analytiquement au modèle « isomorphe américain », produit unique d’une histoire particulière et récente. Les Etats Unis sont nés d’un acte de propriété nous dit l’auteur. Ils se sont constitués sur un mode d’emblée entrepreneurial, y compris au prix de l’éradication de toute naturalité antérieure, celle des Indiens, des forêts et des bisons. Pas d’Histoire, ou une Histoire refoulée, donne aux Américains cette unidimensionnalité, une équivalence entre le pôle fonctionnaliste et le pôle essentialiste. Le premier détermine le second. La culture, le modèle de société américain, les représentations du réel (le pragmatisme), les fondements sociologiques, les valeurs partagées…, ne sont pas étrangers aux modes d’organisation techno-économiques. Ils sont au contraire directement adaptés, conditionnés par eux. C’est un monde anhistorique et totalement cohérent.
Un troisième modèle indo-européen mixte
Ce n’est pas le cas du troisième modèle ainsi dégagé, celui de la France, de la vieille Europe et de l’Inde. Ces deux continents relèvent d’un modèle semi-hybride/semi-isomorphe. En Europe, technologie et économie se développent depuis plus longtemps (pas de retard) mais aussi, plus lentement que dans les modèles moins complexes, américains et extrêmes orientaux. Il y a évolution, mais pas de changement systémique. L’essence – le logiciel culturel européen- est armée et préparée pour saisir l’esprit du capitalisme. Il fait partie de sa civilisation. Ce logiciel reste en même temps en partie étranger à la production marchande, à la concurrence, au mode de production capitaliste. Les tensions y sont fortes, comme en France qui tend à soumettre les dispositifs organisationnels et économiques à des options, à des choix de société. Cette tendance à « culturaliser » les structures de l’Etat, à idéologiser les mécanismes de fonctionnement de l’économie, expliquent une « exceptionnelle résistance au changement, une difficulté à adapter le modèle français à la mondialisation ». Le sous continent indien enfin, se rattache selon l’auteur, au même modèle, mais avec une complexité encore plus grande et une forme de paroxysme dans la combinatoire. L’Inde fait montre d’une grande capacité à gérer la fonctionnalité moderne. En même temps, des composantes clés de sa culture sont totalement déconnectées de la sphère fonctionnaliste : son organisation en castes, des formes de spiritualité et de résignation des Indiens à leurs conditions.
La globalisation n’est pas l’avenir de la mondialisation
Au-delà de l’observation des modèles (hybride, isomorphe et mixte), l’auteur débouche in fine sur l’identification d’une véritable innovation du 21ème siècle : un processus en marche d’universalisation de la conscience humaine. Certes, le monde fractionné par les distances et les frontières, par les pouvoirs locaux et nationaux légués par les affrontements constitutifs de l’Histoire, tout ce qui a fait la conscience historique héritée trouve encore des successeurs aux révolutions socialistes, aux guerres du Vietnam ou de Corée. Elle se perpétue dans des conflits comme ceux de l’Irak, les révolutions arabes ou les attentats de septembre 2001. Ce monde serait cependant déjà derrière nous. « Au-delà d’une conscience historique qui est encore loin d’être épuisée, émerge une autre forme de conscience : la conscience anhistorique, c’est-à-dire la représentation universelle d’une humanité une et indivisible ». Des représentations naissent d’une conscience qui répond à des enjeux bien réels, ceux de la démocratie et du développement durable, à la croisée de l’économie (globalisée) et de la nature (limitée). Ces enjeux démographiques, épidémiologiques, génétiques, environnementaux, l’accès à l’eau…, transgressent les frontières. Ils forgent et construisent la conscience moderne. « Le problème avec la mondialisation n’est pas qu’elle soit allée trop loin (…), mais au contraire qu’elle soit restée inachevée, trop exclusivement économique et très peu politique » (p 113). L’analyse débouche alors sur l’urgence d’une utopie : la constitution d’une démocratie mondiale cosmopolite. L’auteur en dessine les prémisses. Il réfute pied à pied les anticipations de ceux qui l’attendent, entre rêve et cauchemar, de la globalisation économique et financière déjà largement déployée.
Serge Airaudi. L’avenir de l’origine, genèse de la mondialisation. Editions Descartes et Cie, Avril 2012
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