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Kevin Platon est stagiaire chez Cogitop, une entreprise dont la devise est « Un service, des cerveaux ». En même temps que lui et grâce aux dessins de Jul nous découvrons le quotidien de la vie de bureau, de la panne du photocopieur au pot de départ du salarié méritant, en passant par la présentation power point et la rencontre avec le délégué syndical. Mais, le stagiaire est gaffeur et les salariés de Cogitop, prompts à donner des leçons à la terre entière, ne lui facilitent pas la vie.

 

Platon La gaffe reduced

Ces salariés ne sont pas n’importe qui. Frédéric Nietzsche est directeur des ressources humaines, Thérèse d’Avila secrétaire de direction, Michel Foucault chargé de la vidéo-surveillance, Walter Benjamin responsable du service reprographie, Montaigne en période d’essais (il en a déjà fait plusieurs) et Socrate tuteur du stagiaire Platon… La rencontre avec les uns et les autres est l’occasion de commentaires et de controverses sur l’éclairage que leurs différentes doctrines peuvent apporter aux situations vécues.

 

La gestion des talents

Nietzsche, auteur de « Par delà le bien et le management » rappelle à la personne qu’il vient de licencier que « Tout ce qui ne tue pas rend plus fort » et, en annonçant la fin de la morale tombée du ciel, introduit les questions éthiques dans l’entreprise. Foucault disserte sur le contrôle social qui s’exerce partout et toujours et surprend Pascal en plein divertissement -il parie en ligne pendant les horaires de bureau-. Manu Kant est un contrôleur de gestion, psychorigide et qui formule critiques sur critiques, Jean-Karl Marx corrige la typo d’une affiche syndicale en pestant contre l’accumulation primitive de capitales, Epicure est coach et encourage la lutte contre la dictature de l’urgence. Voltaire et Rousseau sont deux commerciaux en compétition et leurs « querelles éclairées » (et pimentées de quelques insultes) se font sous l’égide de la Raison triomphante de tous les fanatismes. Héraclite, soutenu par Nietzsche, multiplie les faux départs de l’entreprise au nom d’une conception cyclique du temps en opposition totale aux conceptions linéaires du christianisme, de Hegel ou de Marx. Etc.

 

Sagesse ou distance critique ?

Les pages consacrées aux exposés philosophiques ont parfois un côté « cours de philo pour débutants », ou « la philosophie est source de sagesse » (entendre de BSP, le bon sens paysan…). Elles sont néanmoins toujours pertinentes pour contextualiser, mettre en perspectives, relativiser les explications et commentaires habituels sur ce que nous vivons. En ce sens, ce « livre illustré » est plus qu’un guide de survie comme son sous-titre l’affirme. C’est aussi une introduction à ce qui nous préoccupe tous : comment parler de notre travail, comment reconnaître ce qui s’y joue de notre identité, de nos valeurs, de nos relations aux autres et comment s’aider pour cela des références conceptuelles produites par les sciences humaines. Il le fait avec humour, ce qui accroît la mise à distance des tracas liés au travail et désacralise, si besoin était, la philosophie.

 

Platon La Gaffe ne termine pas son stage après avoir gâché un contrat crucial avec les Chinois et du même coup quatre millénaires de travail. Dans la dernière image, il fait la queue à Acropôle-Emploi, en philosophant : « Le travail peut être une humiliation ou une déception, un esclavage, un naufrage ou un enfumage. Le bureau peut devenir une prison, un cimetière d’ambitions, une cour des miracles où n’apparaîtra jamais le visage d’aucun Dieu. Tout cela est vrai. Mais il y a probablement pire que le travail : ne pas en avoir ». Au fait, j’ai oublié : Jean-Philippe Dieu est le patron de la boîte. Il n’est jamais là, toujours ailleurs, mais son esprit est là. Tout le contraire des salariés : ils sont là, mais avec la tête ailleurs… Au final, le livre n’évoque pas le bonheur au travail mais il nous suggère avec humour qu’il est certainement possible d’y être heureux…

Platon La Gaffe. Survivre au travail avec les philosophes. Jul et Charles Pépin.

Dargaud Editeur. 92 pages. Illustrations de Jul.

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.