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par Joël Ambroisine

Vous êtes-vous déjà retrouvés nez-à-nez avec un de ces recruteurs de donateurs ? Ces personnes, souvent jeunes, aux allures de militants, arpentent les rues des villes à la recherche de futurs adhérents prêts à soutenir une ONG « par le don d’une somme dont vous déterminez le montant (de préférence au dessus de 7€) par prélèvements automatiques tous les mois et ce, le plus longtemps possible ».

 

Oxfam international

Ces ONG plus ou moins connues, telles que l’UNICEF, Action contre la Faim, Handicap International, CARE, Plan, etc., sont des illustres acteurs de la solidarité et de l’aide humanitaire d’urgence. Pour la plupart d’entre nous, ces noms évoquent l’aventure dans des pays lointains et la lutte pour « un avenir meilleur ».

 

Or, derrière l’image militante se cache un autre aspect de ce travail. Tout d’abord, ces recruteurs sont employés par des sociétés spécialisées dans le street marketing. Ils n’ont de militant que leur badge ou le tee-shirt avec le logo de l’ONG qu’ils arborent, fidèles aux consignes laissées par le manager. Parfois, ces mêmes travailleurs solidaires ignoraient tout de l’ONG avant d’être engagés. Les techniques de prospection sont précises et parfois brutales. Au-delà de ces techniques proches du marketing car, admettons-le, l’argent est le nerf de la guerre, c’est surtout le sort de ces travailleurs solidaires qu’il est intéressant d’étudier.

 

Les conditions de travail sont difficiles : les recruteurs sont des intérimaires, employés en CDD, pour des missions courtes d’un mois et demi. Le salaire horaire oscille entre 9 et 10 € brut, avec prime de précarité (si tant est que l’on arrive au bout du contrat, ce qui n’est pas garanti). Le recruteur travaille trois fois 2 heures dans la journée à arpenter les rues, parfois sous la pluie. Du lieu de la mission, parfois à l’autre bout de la ville, il n’a été informé que la veille, vers 20h dans le meilleur des cas. L’organisation est telle que le chef d’équipe, à la tête d’un groupe de trois ou quatre recruteurs, est lui-même un ancien recruteur, se vantant d’être arrivé à ce poste grâce à d’excellents résultats obtenus par le passé, affirmation qui ne pourra peut-être jamais être vérifiée.

 

L’équipe d’encadrement n’a visiblement reçu aucune formation au management et, sous la pression constante de sa hiérarchie, impose des cadences et des objectifs parfois inatteignables : faire signer quatre bulletins par jour semble, sur le papier, un objectif facile à réaliser. Or, sur le terrain, on constate assez rapidement que la méthode qui consiste à demander ses coordonnées bancaires à un passant qui n’a que 10 à 15 minutes à vous consacrer, atteint vite ses limites.

 

Evidemment, s’il ne s’agissait que d’améliorer des méthodes de prospection, la chose serait pliée…or, c’est le sort du travailleur qui est dans la balance. Ainsi, il arrive, plus souvent qu’on ne l’imagine, qu’un collaborateur soit remercié, alors même qu’il arrive le matin à 10 heures sur le « spot », c’est-à-dire le lieu de la mission. Certains de ces « faux militants » mais « vrais travailleurs » n’atteignent pas les six jours d’essai. Les chiffres ont parlé : l’équipe n’a pas rempli ces objectifs de bulletins signés. Alors, la question s’impose : Est-on réellement plus heureux en travaillant dans le secteur de la solidarité ?

Qu’en est-il du monde associatif et solidaire ?

Le contexte de la crise financière et économique comme le débat sur la qualité de l’emploi conduisent irrémédiablement à examiner les Organisations de l’Economie Sociale et Solidaire (OESS) dont on suppose a priori que les conditions d’emploi et modes de gouvernance sont meilleurs. Leurs stratégies de gestion ne sont pas orientées par l’appropriation du profit, par la primauté des exigences de rentabilité sur le capital humain ou par des niveaux élevés de rendement. Composées d’associations, de coopératives, de mutuelles et de fondations, elles sont aujourd’hui reconnues comme des organisations économiques à part entière qui tiennent un rôle important non seulement en termes de création d’emplois et d’insertion socioprofessionnelle, mais aussi pour leur capacité́ d’innovation sociale face à la crise. L’ESS représente environ 10% de l’emploi total en France. En 2008, près d’un salarié sur dix était employé dans ces organisations, avec au total 2,3 millions de salariés pour 215 000 établissements employeurs. Au sein de l’ESS, le secteur associatif est le principal employeur avec plus des trois-quarts des salariés soit (78,2%).

 

Le dynamisme de ces organisations implique de s’interroger sur la réalité de l’emploi et sa qualité. Les chercheurs Matthieu Hély et Maud Simonet posent légitimement la question suivante : les travailleurs associatifs qui se dévouent pour une cause symbolique se caractérisent-ils par un rapport particulier à l’égard du travail ? Ces salariés seraient mus, plus que d’autres, par un souci de se réaliser personnellement dans leur activité.

 

On a souvent à l’esprit ces parcours de cadres dynamiques qui ont laissé leurs postes à responsabilité et leur haut niveau de rémunération « pour servir une cause plus juste ». Dans ce cas, leur niveau élevé́ de qualification favorise cette aspiration à mettre leurs compétences au service d’objectifs jugés socialement utiles. Cependant, tous les travailleurs associatifs ne sont pas d’anciens cadres de cabinets d’audit, d’anciens financiers repentis, ou d’anciens publicitaires lassés des excès du monde de la consommation. D’autres sont effectivement convaincus que leur place est dans le social, la solidarité et l’humanitaire. Néanmoins, qu’ils soient de « nouveaux solidaires » ou issus de familles investies depuis longtemps dans la charité ou le mouvement ouvrier, l’ensemble de ces acteurs veut « travailler autrement ». Ces attentes se heurtent parfois à la dissonance entre la cause servie et la réalité des conditions de travail.

 

En février 2013, est créé le syndicat ASSO (affilié à Solidaires). Cet évènement est une réponse à la réalité de l’emploi dans le secteur associatif. Même si les entreprises solidaires ne sont pas des entreprises comme les autres, la création d’un syndicat couvrant les spécificités du monde associatif n’est pas anodine. Il existe d’ailleurs plusieurs organismes représentatifs des employeurs et des fédérations de l’économie sociale et solidaire, dont l’Union Des Employeurs de l’Economie Sociale et Solidaire (UDES). www.udes.fr.
Ces organismes régulent des relations salariales parfois à la limite des règles élémentaires du travail. Le management dans le secteur associatif conduit à des dérives et des questionnements autour du statut du salarié. Certains employeurs associatifs n’assument pas toujours leurs responsabilités et confondent souvent l’engagement de leurs employés et leur condition de salariés. Le monde associatif souffre parfois d’une absence de conformité aux règles élémentaires du droit du travail : Hély et Simonet rappellent qu’un tiers des associations de type loi de 1901 ne relève d’aucune convention collective de branche.

 

A ce titre, les organisations de l’ESS (OESS) admettent que les contraintes liées à l’incertitude et à la restriction des financements publics, la gestion par des bénévoles parfois caractérisés par leur amateurisme, l’insertion professionnelle de personnes peu qualifiées ou en difficulté sociale ou encore les secteurs d’activité à faible niveau de qualification, viennent limiter leur capacité à proposer des conditions de travail et des contrats de qualité. Le travail solidaire est un « sacerdoce » dont l’engagement est souvent émoussé par des missions plus ou moins difficiles : aide aux plus démunis, éducation populaire, commerce équitable, protection de l’environnement, défense du droit d’asile, lutte contre les discriminations. Le salarié associatif adhère à ces valeurs, ce qui peut le conduire à accepter des conditions de travail parfois inacceptables : horaires flexibles, absence d’augmentation de salaire, statut d’emploi précaire (CDD, temps partiels et contrat aidé), etc.

 

Une grève à Emmaüs France

En 2010, le monde associatif est marqué par un évènement suffisamment singulier pour susciter l’intérêt des chercheurs et des praticiens du secteur. En mars 2010, l’intersyndicale Sud, CGT et FO appelle les salariés de l’association Emmaüs France à un mouvement de grève.

 

A l’époque, l’intersyndicale souligne que « Emmaüs ne devrait pas être un patron comme un autre ». Les salariés demandent « des négociations sérieuses et loyales sur leurs conditions de travail, leurs salaires, la limitation des recours aux contrats précaires et le droit syndical ». Les responsables de l’association indiquent de leur côté qu’ils « comprennent la souffrance des salariés ». Dans un communiqué, la direction de l’association reconnait que « l’évolution des publics accueillis, l’ouverture des centres 24 heures sur 24, la gestion des situations de violence, ont conduit à de profondes modifications des conditions de travail et généré de nouvelles souffrances et stress au travail ».

 

Cette manifestation souligne les difficultés que rencontrent les associations solidaires. En 2010, les conditions de précarité à Emmaüs sont réunies à la fois chez les travailleurs sociaux et chez les bénéficiaires ; l’intersyndicale décrit un usage abusif de contrats précaires et l’exploitation des Compagnons, un sous-effectif chronique dans les services, l’inégalité des rémunérations, la disparité des statuts, et aussi des conditions de violence, l’usure professionnelle et le management par le stress. Cette situation présente un certain paradoxe : c’est un peu comme si la pauvreté des uns (les bénéficiaires) avait eu un impact sur la précarité des autres (les travailleurs sociaux). En ce sens, cette distinction est d’autant plus importante qu’elle est au cœur de la question : Est-on réellement plus heureux en travaillant dans la solidarité ? Et les travailleurs associatifs ne sont-ils pas dans certains cas, des travailleurs précaires, des travailleurs pauvres ?

 

La qualité de l’emploi dans les organisations de l’ESS

Vue de l’extérieur, la satisfaction au travail semble évidente quand on accomplit une cause valorisante. Or, force est de constater quelques nuances. Le rapport ESSQUAL sur la qualité de l’emploi dans l’ESS met en avant plusieurs indicateurs :

 

– Le niveau de salaire
Le secteur associatif apparaît comme le moins rémunérateur. Le secteur d’activité joue un rôle important dans la détermination des salaires, notamment dans le cas des secteurs « santé, éducation et action sociale » et « services aux particuliers ».

 

– Le type de contrat à l’embauche
Au sein des OESS, une grande majorité des embauches (jusqu’à ¾ des embauches dans le secteur « éducation, santé et action sociale ») est faite en CDD. Et quand il s’agit de CDI, comme c’est le cas dans les services à la personne, les emplois ne sont pas pour autant de qualité (emplois à temps partiel de courte durée et faible rémunération horaire).

 

– L’emploi féminin au sein des OESS
Les femmes sont moins rémunérées que les hommes. Cependant, on observe les écarts moins importants au sein des OESS (5% de moins) et du secteur public (5.4%), que dans le secteur privé (6.9%). Les femmes sont en général sous-représentées dans les embauches en CDI puisqu’elles représentent entre 10 et 30% des embauches en CDI selon les secteurs, contre 50% des embauches tous contrats confondus. Dans le cas du secteur « santé, éducation et action sociale », la part des embauches de femmes en CDI déjà très faible, ne fait que diminuer depuis 2002, dans le privé lucratif comme dans les OESS.

 

– Des horaires non a-typiques
Sur cette dimension, il ressort qu’au sein de l’ESS, les horaires de travail sont moins atypiques que dans les autres types d’organisation. Dans le milieu associatif, le temps partiel est important et plus souvent imposé que choisi, avec des niveaux de rémunération faibles.

 

– La santé et sécurité au travail
Les « risques psychosociaux » sont une composante de la qualité du travail au sein des OESS, notamment pour les travailleurs confrontés aux agressions verbales et physiques. De plus, le rapport du LEST OESS fait également ressortir qu’au sein des associations, l’information concernant les risques professionnels est moindre qu’ailleurs. C’est récemment en effet que la prévention des risques professionnels est devenue une préoccupation importante pour les associations.

 

– Insertion et accès au marché du travail
L’engagement des OESS dans l’insertion et la formation, et plus largement dans un modèle d’emploi durable, s’inscrit dans le cadre du développement d’une économie innovante et de la connaissance et d’un projet de société plus juste et plus « soutenable ». Les OESS présentent toutefois un certain nombre de spécificités : par exemple, les diplômes, le travail de weekend y semblent être mieux récompensés que dans le secteur privé lucratif. Pourtant, les OESS ont plus d’exigences en matière de compétences : ainsi, il n’est pas rare de trouver dans les annonces d’emplois associatifs « grandes écoles, IEP, etc. ». L’expérience du militant historique n’intéresse plus les DRH, et les jeunes managers issus d’écoles de commerce lui sont préférés.

 

En conclusion, contrairement à ce que l’on peut imaginer, le monde de la solidarité est également marqué par des conditions de travail précaires. Celles-ci sont dues à plusieurs facteurs : le statut parfois précaire des travailleurs ; des relations de collaboration « tendues » entre bénévoles, volontaires, salariés ; un niveau de rémunération faible ; des horaires contraignants, des objectifs difficiles à atteindre, des missions qui exigent une grande implication psychologique et beaucoup de sacrifices (notamment face à des publics difficiles).

 

Le bonheur d’aider son prochain ne se réalise pas sans conditions.

Pour aller plus loin :

Ambroisine J., Les relations professionnelles dans le milieu associatif : analyse comparative entre la France, l’Espagne et le Royaume-Uni. Le cas des Communautés du Mouvement associatif Emmaüs. Thèse universitaire s.dir. François Michon, Université Paris III Sorbonne nouvelle, Paris, 583f.

 

Hély M., Simonet M., « Travailler dans le monde associatif est-il émancipateur » in Revue Solidaire, n°20 Septembre 2013

 

Maisonnasse J., Melnik K., Petrella F., Richez-Battesti N., Quelle qualité de l’emploi dans l’Economie sociale et solidaire ? Une perspective plurielle, LEST, Rapport de recherche pour la région PACA, Déc.2010, 260f.

 

Crédit Photo : Flickr/Creative Commons/Oxfam International

 

A venir en février 2014 : 

 

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