7 minutes de lecture

par Albane Flamant

En Belgique, un pays doté d’une importante minorité musulmane, la place de l’Islam au travail est rarement discutée. Stéphane Jonlet, chercheur en sociologie à l’UCL Louvain, s’est penché sur la nature des demandes des travailleurs musulmans dans la sphère professionnelle belge. Alors que les musulmans sont fréquemments traités comme un groupe homogène, l’auteur a identifié au cours de ses entretiens différentes postures-type par rapport à leur perception de leur religion au travail.

 

prayer room

Dans les années 60, la Belgique signe des conventions bilatérales avec le Maroc et la Turquie pour faciliter l’arrivée de travailleurs venant de ces pays à majorité musulmane. C’est de là que sont majoritairement issus les quelques 650.000 musulmans qui habitent le pays. Ils forment aujourd’hui la principale minorité religieuse de Belgique et sont aussi la source de la majorité des demandes d’aménagements raisonnables au travail.

 

Cependant, ces demandes n’occasionnent que des discussions épisodiques entre les travailleurs et leur employeur : différence notoire entre la Belgique et son voisin français, les débats sont rarement passionnés. On oppose aux employés des arguments économiques plutôt qu’idéologiques, nous dit une enquête commandée par le Centre pour l’Egalité des Chances. Les compagnies belges privilégient également des résolutions informelles, au cas par cas, qui sont en fait rarement formalisées, à quelques exceptions près (droit à porter le voile, congé pour fête religieuse non-catholique).

 

Jonlet base son étude sur une série de 28 entretiens avec des travailleurs musulmans des secteurs privé et public. Il explique sa méthodologie par le fait qu’on se concentre habituellement sur les solutions apportées par les employeurs aux demandes de leurs employés, plutôt que sur les perceptions de ces derniers par rapport à la place de leur religion au travail. Alors que les musulmans sont souvent perçus comme un groupe aux demandes homogènes, le chercheur identifie dans son article des variations diverses dans ces demandes. C’est une approche particulièrement intéressante en Belgique du fait que les accommodements se font souvent au cas par cas, sur base de demandes individuelles.

 

Vie privée vs. vie professionnelle

Jonlet affirme qu’il existe différentes perceptions de la place du fait religieux au travail parmi les travailleurs musulmans. Certains séparent clairement la sphère professionnelle et la sphère privée : leur religion n’a donc pas sa place au travail et inversément. D’autres partagent ce point de vue, mais pour des raisons différentes : l’islam est actuellement une religion minoritaire en Belgique, et donc tout aménagement est perçu comme un signe de tolérance et de bonne volonté, en attendant que les choses s’améliorent dans le futur.

 

L’auteur analyse ensuite les perceptions dans lesquelles les pratiques religieuses ont une place plus importante (négociation ou évidence), jusqu’à celles qui affirment un droit inviolable à pratiquer leur religion au travail (ce qui n’exclut pas un certain niveau de compromis).

 

Islam UCL Louvain

 

 

 

 

 

 

 

Ces attitudes varient en fonction du contexte social et des choix individuels. Les règles alimentaires auxquelles de nombreux musulmans se conforment sont par exemple souvent considérées comme faisant partie du domaine de l’évidence, voir de l’obligation. Le port du voile est par contre généralement perçu comme une pratique difficile à accepter par la société, et relèverait donc plutôt de la catégorie ‘impensable’.

 

Prières et congés, premiers sujets sensibles

D’après Jonlet, les prières quotidiennes sont considérées comme un aspect fondamental de l’islam, même pour les musulmans qui se considèrent comme des pratiquants relativement peu assidus ou qui reconnaissent que leur pratique est sujette à interprétation. Cependant, les employés se montrent souvent flexibles : soit ils se passent de prières sur le temps de midi, soit ils les font dans les endroits qu’ils peuvent trouver.

 

Le chercheur remarque également que, dans les espaces où ils sont minoritaires, les travailleurs musulmans ne prient pas dans leur lieu de travail par peur de licenciement, du regard de leurs collègues ou simplement par souci d’efficacité professionnelle. Et cela même si un lieu de prière est mis à leur disposition.

 

Pour ce qui en est des fêtes religieuses musulmanes, le bricolage est encore une fois à l’ordre du jour. Dans les compagnies où il y a peu de musulmans, les travailleurs prévoient tout simplement leur congé longtemps à l’avance et parviennent souvent à s’arranger. Le problème se pose par contre dans les entreprises à majorité musulmane, où les patrons sont moins susceptibles d’accorder ces congés pour des raisons de productivité !

 

Jonlet souligne que ces contraintes influencent également la composition des équipes de travail : les employeurs tentent fréquemment de créer des équipes équilibrées du point de vue de la confession, pour qu’elles ne soient pas trop réduites en période de fête.

 

Jeune & règles alimentaires

A l’inverse du port du voile islamique, le jeûne du ramadan est pratiqué par un grand nombre de musulmans, et demande souvent de la flexibilité de la part des patrons. Les entretiens menés par Jonlet rapportent que sur ce sujet, ils se montrent souvent accommodants, en permettant par exemple aux travailleurs de prendre une pause d’un quart d’heure en fin de journée pour se sustenter, ou en gardant la cafétéria ouverte plus tard en période de ramadan. Quand leur emploi le permet, certains demandent à travailler la nuit aussi fréquemment que possible pendant la période de jeûne. Cependant, ces accords restent informels et peuvent être modifiés si la productivité de l’entreprise est remise en question.

 

Les règles alimentaires de la religion musulmane sont également une source de tension pour ceux qui les respectent, notamment en termes de consommation d’alcool. Dans les compagnies avec un nombre important de travailleurs de confession musulmane, des accords sont souvent négociés avec la direction pour, par exemple, obtenir des « paniers musulmans de fin d’année », dans lesquels une bouteille d’huile d’olive remplace le vin. Toutefois, ce sont encore une fois les collègues qui sont parfois source de tension, comme par exemple dans les drinks d’entreprises où ceux qui ne boivent pas se sentent mis sous pression par le reste du groupe.

 

Le voile islamique ou l’éternel débat

Quel que soit le règlement intérieur de l’entreprise, la perception de l’intelligence et du caractère d’une femme et de son mari peut changer du tout au tout selon qu’elle porte le voile ou non. C’est une source constante de stigmatisation et de souffrances psychologiques pour les travailleurs musulmans, ainsi qu’une source de tension entre collègues qui peinent à comprendre les raisons du port d’un voile. Les femmes musulmanes rationalisent donc souvent la situation et préfèrent le retirer au travail plutôt que de mettre en danger leur emploi, quel qu’en soit le coût personnel.

 

On remarque que l’autorisation de porter le voile sur le lieu de travail dépend beaucoup de facteurs contextuels tels que le statut de la travailleuse (un médecin par rapport à des infirmières), son exposition au public, ainsi que les convictions de ses supérieurs directs qui disposent habituellement d’une grande marge de manoeuvre.

 

En Belgique, la loi du 1er juin 2011 interdit ‘le port de tout vêtement cachant totalement ou de manière principale le visage’ dans les espaces accessibles au public. Cette loi a depuis lors été confirmée par la Cour Constitutionnelle, mais a généré beaucoup de controverses. Il y a quelques années, une candidate aux élections régionales belges avait déclenché une polémique en décidant de porter le voile sur ses photos de campagne et après son élection au Parlement bruxellois.

 

Références complètes

Jonlet, Stéphane. Pratiques islamiques et monde du travail. Regards de musulmans en région liégeoise. Centre Interdisciplinaire d’Études de l’Islam dans le Monde Contemporain, UCL Louvain. 2010. 

 

Adam, Ilke & Andrea Rea. La diversité culturelle sur le lieu de travail. Pratiques d’aménagements raisonnables. Institute for European Studies, ULB. 

 

Crédit image : Claude Emmanuel Triomphe

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts