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Avec Exister au Travail, les hommes du nucléaire paru en Février 2014, Guy Jobert est allé à la rencontre des agents de conduite de centrales nucléaires d’EDF. La commande était classiquement gestionnaire. Face à la mise en œuvre d’une réorganisation non discutable ni d’ailleurs discutée, il convenait d’auditer le changement en cours, repérer les écarts entre le prescrit et le réel pour le réduire…, aux caractéristiques près de la population concernée.

 

Exister au travail

Au commencement est la plainte

En effet, pour la direction, pour leurs chefs, pour leurs environnements locaux, les agents concernés sont évidemment des privilégiés. Ils cumulent sécurité de l’emploi et salaires élevés encore assortis de primes récurrentes. Certes, ils sont astreints à des horaires de quart pénibles pour le corps et la vie sociale. Bien sûr, même s’il convient de ne pas trop en parler, ils sont soumis à l’angoisse, l’anxiété et la peur de l’accident. Mais en contrepartie, ils sont sur-formés, leur durée du travail est réduite et leurs avantages sociaux sont encore ceux d’un employeur jadis érigé en archétype du « toujours plus ».

 

Et bien ces gens là se plaignent. Et ils se plaignent sans cesse, au point de se faire haïr et sans espoir raisonnable de satisfaction. Car il s’agit d’une « plainte qui n’est pas rapportée à un objet nommé et circonscrit, ni associée à une revendication précise. Sans objet distinct, elle est susceptible de s’emparer de tous… ». Qu’ils aient raison ou tort n’est pas le problème. L’hypothèse naïve et manichéenne du complot ; les méchants patrons polytechniciens contre les gentils agents dominés et aliénés…, ne fait aucun sens. Il y a là une contradiction, un paradoxe, un phénomène contre intuitif. Il y a donc là un levier pour travailler à la performance comme à la sécurité. Il y a là enfin une question pour les sciences du travail dont s’est emparée Guy Jobert.

 

A l’issue d’une longue enquête parsemée des fausses pistes, il confirme : il y a des raisons à cette plainte, très au-delà de l’analyse de l’équilibre contribution/rétribution. Il y a des raisons, des maux et des mots pour comprendre la souffrance mais surtout, la quête qui explique cette plainte et peut-être même, la justifie. Ils souffrent, mais ils tiennent. Ils tiennent, malgré la souffrance et la plainte, et ils y tiennent. Non à la peine mais à ce travail que pourtant il occasionne. Ce travail est leur existence, parce que ce travail comme leur existence qui en dépend en vaut la peine, au déficit près d’une reconnaissance impossible à combler.

 

La force de la démonstration n’est pas seulement dans le paradoxe d’une souffrance bien réelle de ces agents malgré les conditions favorables et les attentions qui leur sont prodiguées. Elle est sans doute soutenue par la puissance d’évocation de ces « monstres » de technologies sur contraints que sont les centrales nucléaires. Elle est certainement dans l’enjeu d’un travail d’autant plus prescrit que la menace est « totale », invisible, insidieuse et mortelle, érigeant une responsabilité à la mesure du danger, c’est-à-dire proprement insoutenable. C’est une véritable enquête qui est menée pour répondre à la question ; pourquoi et pour quoi tiennent-ils ?

 

Une magistrale leçon d’application opératoire des sciences du travail

La force de la démonstration est d’abord dans la posture. Une grande empathie sans l’arrogance du « sachant », surplombant de son savoir académique l’ignorance des patrons et même des victimes des ravages de leurs propres maux. Jamais d’argument d’autorité, mais de l’autorité dans les arguments. Elle est ensuite dans une qualité d’observation sans le souci de démontrer a priori la pertinence d’une hypothèse pré construite. On y trouve une écoute critique. C’est une sociologie de l’émergence et du devenir[1], sans la prothèse d’une posture de « chevalier blanc » prompt à dénoncer la domination protéiforme de victimes, forcément victimes. C’est un précieux apport méthodologique constitué de l’exposé d’une recherche intervention clinique sur un métier emblématique et propre à nourrir nos fantasmes comme ceux des acteurs directement concernés (Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima…). L’expression ne peut y être libre et exempte de tabous, de fantômes, de craintes au-delà de n’importe quelle raison accessible à l’humain. L’enjeu était (est) dans l’illisibilité même du travail intellectuel dont il est question. Au-delà des missions, fonctions, responsabilités…, l’activité y est une « boite noire », y compris pour les ingénieurs et les directions, même si elle est paradoxalement sur exposée (tout est écrit et codifié). A les voir, ils ne font pas grand-chose, c’est à peine s’ils travaillent !

 

La portée de l’ouvrage est aussi dans l’ampleur et la liberté du regard, dans la mobilisation d’un arsenal théorique vaste et sans crispation disciplinaire. Guy Jobert convoque la sociologie classique descriptive s’agissant des profils, des origines et des hiérarchies sociales, des modes de consommation ostentatoire, des stratégies matrimoniales, des mobilités, des contextes d’implantations locales…. Il déploie une sociologie interactionniste et compréhensive. Il mobilise également la psychologie (l’ergonomie et la clinique du travail) et la psychanalyse (la psycho dynamique). Il s’adosse enfin sur les acquis de l’ethnologie (Maussienne) et situe les enjeux dans l’espace des fondamentaux anthropologiques.

 

La force de la démonstration in fine est dans l’apport théorique. Guy Jobert construit une lecture de ce qui arrive à tous et à chacun au travail. S’appuyant sur un singulier « grossissant », il dégage un enseignement de portée universelle. Vaille que vaille, animal social, nous devons tous faire l’expérience de la difficulté d’exister, centralement au travail et par le travail. Au-delà du contrat et de l’échange, l’animal social au travail tient par l’exigence d’une dette à honorer.

 

Une théorie du sujet et une théorie de la dette

L’observation et l’analyse sont construites sur une théorie du sujet. Le travail est indissociablement action sur le monde et action sur soi. Synonyme d’engagement subjectif, le travail est projection de soi sur le monde. En retour, le monde, les autres, tout ce qui arrive…, affectent le sujet. « Personne ne travaille seulement pour assurer sa subsistance »[2] et « le travail n’est jamais autre chose qu’un moyen de se relier aux autres hommes » (page 384). L’échange rétribution contribution n’est qu’une dimension du travail. Très au-delà de la singularité de la plainte et des contraintes des techniciens de conduite des centrales nucléaires, le travail d’aujourd’hui souffre d’invisibilité. L’effort n’est pas reconnu, le travail pâtit d’une lacune de reconnaissance[3]. Il y a là un « mal ordinaire » nous dit-il, un universel. L’échange dans le rapport salarial comme dans le rapport commercial réduit le travail à sa dimension marchande, à des équivalences comptables. Or, au-delà de l’intention d’agir et de l’action effective sur le monde, en travaillant, chacun tente de créer le lien social lui permettant de se construire comme sujet. Mais pour cela, il faut de la reconnaissance, celle des autres mais également de lui-même ; être reconnu et s’y reconnaître, construire et se construire.

 

Un premier niveau opératoire de lecture émerge dans la référence aux mécanismes de création du lien social, le don et le contre don (citant à cette occasion Norbert Alter). Précisément, si le travail n’est jamais gratuit, il perd sa vertu de lien s’il est marchandisé. C’est justement ce qu’induit le rapport de subordination salarial. S’y ajoute le réflexe gestionnaire réduisant l’homme à une ressource et pas seulement son travail. Si l’approche par le don et le contre don est éclairante, il reste la question ; « pourquoi les membres de la communauté donnent et initient de la sorte un rapport durable à autrui ? » (Page 334).

 

A cette théorie du sujet Guy Jobert ajoute un second niveau de lecture original dans sa dimension proprement sociologique et opératoire en gestion. « Ego se présente à autrui à travers ce qu’il fait, et c’est le regard posé sur ses actes qui lui permet d’être » (page 382), et être, c’est honorer une dette. Cette dette a plusieurs dimensions ; le remboursement d’un méta don « originaire » (la vie), celui d’une socialisation secondaire favorable[4], d’un emploi, d’une bonne paye, d’un avenir garanti, d’une promotion sociale (notamment dans le cas des agents concernés). S’adossant à E. Enriquez, pour Guy Jobert, la dette tient pour partie son origine du simple fait d’être en vie, et donc en devoir de rendre ce qui nous a été donné, par des parents[5], des patrons (patronus !) ; l’entreprise est ici métaphore (et substitut) maternelle.

 

Guy Jobert éclaire ce mécanisme, a priori valant pour toutes les situations salariales, en développant l’hypothèse d’une dette particulièrement lourde dans le cas du nucléaire ; une dette contractée en regard d’une faute. Ils tiennent (tout en se plaignant) parce qu’ils endossent une culpabilité. Dans ce métier et à propos de cette énergie, EDF et ses agents « doivent à la Nation plus que de l’électricité » fait-il remarquer en reprenant un slogan publicitaire. Ils jouent avec le feu de la mort. C’est un grand pouvoir[6]. Ils commettent (sont commis dans) la faute de l’apprenti sorcier, celle de Frankenstein, celle de l’arrogance prométhéenne de l’homme face au feu et à la mort. Ils doivent la sûreté au reste du monde ! Cette responsabilité est insoutenable…

 

Un ouvrage à marquer d’une pierre blanche

Pour un praticien de la recherche intervention des sciences du travail, tout particulièrement pour l’enseignant et l’étudiant, il est des auteurs et des repères nécessaires. Citons parmi d’autres, L’acteur et le système (Crozier, Friedberg), La logique de l’honneur (d’Iribarne), Structure et dynamique des organisations (Mintzberg), L’identité au travail (Sainsaulieu), Le travail vivant (Dejours), La fatigue d’être soi (Ehrengberg), Le travail à cœur (Clot). Si Guy Jobert est un auteur bien connu et important de longue date, il signe ici son premier ouvrage personnel. Il réussit l’exploit de rejoindre du premier coup le panthéon des plus grands et des incontournables. Sans prétendre faire plus que rechercher une meilleure compréhension des conditions d’une performance socialement durable, efficace et légitime, non sans souffrance mais sans s’y résoudre, Guy Jobert nous offre une synthèse magistrale. Par son ancrage dans le réel et son analyse du singulier, il élabore des éléments de compréhensions de portée universelle.

 

Pour en savoir plus

« Exister au travail, les hommes du nucléaire », de Guy Jobert, Février 2014, Editions Eres.

 

[1] Philippe Zarifian, Sociologie du devenir, l’Harmattan.

[2] Il rejoint en cela Yves Clot, mais également F. Hubault, mais encore Isabelle Ferreras qui fait une démonstration approchante (centralité du travail) sur une population moins noble mais également emblématique, les caissières de supermarchés.

[3] Baron X., Peut-on gérer la reconnaissance au travail ? AEF Info le 10 juin 2009, document 2145.

[4] Reprenant ici le concept de socialisation secondaire de C. Dubar et des approches de R. Sainsaulieu.

[5] Initiant en cela l’expérience universelle d’un rapport déséquilibré de dépendance vitale de chacun à autrui, en commençant par ses propres géniteurs.

[6] Depuis l’oncle de Peter Parker (Spiderman dans le civil), chacun sait que de « grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités ».

 

Nucléaire

Crédit image : CC/Flickr/Baptiste Heschung

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.