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par Gérard Reyre

On ne peut séparer le travail du souci de soi si l’on considère le travail comme une manière d’être au monde alliant fermement à la fois un savoir-faire et à un savoir se situer. Il y a donc comme une évidence à chercher à dénicher le sens de ce qui est appris lors de toute activité. Travailler et apprendre sont deux termes qui se tiennent et s’interpellent. Le travail ne plie pas sous le regard de l’économie classique qui vise à le réduire à une dépense d’énergie individuelle en échange d’un salaire. Il ne plie pas sous les ruses de l’organisation scientifique réinventée par le numérique. Il est l’une des conditions de la réalisation de soi. Réaliser et se réaliser vont de pair.

 

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Les deux pôles de l’action éducative

Chercher la vérité de ce que l’on est et de ce que l’on est capable de faire est bien l’une des tâches majeures qui revient au sujet comme l’affirme Foucault. Faire ce qu’il convient au moment opportun, en tenant compte du contexte considéré, génère une forme de connaissance sur soi et par un écho favorable une anticipation sur le rôle d’autrui dans cet « à faire ». On rejoint là nos collègues psychologues du travail dans leur proposition de concourance entre sujet, objet et autrui. Autrement dit, l’altérité est la condition de la saisie de soi, du pouvoir sur soi et de l’exercice du pouvoir d’agir.

 

Si l’on se réfère à un certain nombre d’auteurs de référence, on note que selon les époques et les systèmes, l’action éducative se déplace sur un axe dont les deux pôles seraient, d’un côté, la réalisation de la personne avec l’actualisation de ses tendances et, d’un autre côté, l’adaptation à la société. Le lien avec le but et le sens du travail est inscrit dans cet espace de jeu.

 

René Barbier milite pour donner à l’éducation une orientation qui enveloppe toute démarche formative et peut être plus significativement ce que l’on nomme désormais auto-formation : « l’éducation, dit-il, est élan de soi vers soi par le truchement de l’autre. Cette poussée rencontre la formation comme véritable mise en forme, organisation pertinente de cet élan créateur »[1]. On se forme donc en s’éduquant.

 

Dans cette optique, l’entrée d’un homme dans la vie « ne serait donc pas une entrée dans quelque chose qui lui serait d’abord extérieur ; ce serait au contraire une entrée dans ce qui lui devient le plus intérieur, dans ce qui le constitue lorsque, dominant la séduction mortelle du passé qui le fixait à son enfance, il devient capable d’une existence libre, en même temps qu’il parvient à accepter la mort »[2]. Mais l’entrée dans la vie ne serait pas complète sans l’entrée dans la société. A. Van Gennep situe cette entrée dans la structure d’un passage. L’organisation sociale doit être comparée à la structure d’une maison dit-il : « Chaque société générale peut être considérée comme une sorte de maison divisée en chambres et en couloirs à parois d’autant moins épaisses et à portes de communications d’autant moins larges et moins fermées que cette société se rapproche davantage des nôtres par la forme de sa civilisation »[3]. D’où la nécessité d’étudier les rites de passage d’une société spéciale à une autre sur le modèle des seuils matériels, les portes, dont le franchissement peut, d’ailleurs comporter également des rites. Kurt Lewin avance lui que la vie sociale coule dans des canaux dont les écluses sont contrôlées par des portiers (que ces portiers soient des individus ou des bureaux), en sorte que la locomotion dans le champ social implique le franchissement de barrières et de frontières. Des expressions comme « le chemin de la vie », « l’entrée dans la vie » correspondent incontestablement à de telles représentations topologiques. De quoi faire la rencontre d’autrui au travers de ces innombrables déambulations.

 

Le rôle du tiers

La question du tiers dans la relation interpersonnelle devient alors une question intéressante parce qu’elle ouvre à la nécessité de conjuguer les contraires, de tenter de concevoir le même et l’autre, la relation et la séparation, toute chose nécessaire pour trouver sa place dans un milieu fait autant d’objets que d’acteurs. La logique paradoxale du « et » se pose alors comme constitutive de la relation réciproque et du tiers inclus entre les sujets.

 

Ce tiers-là relève de l’interaction et délimite un espace entre-deux. Il y a de ce fait une trans-action qui suppose que l’échange prend appui sur ce qui s’est décidé plus ou moins explicitement entre les acteurs. Qu’en plus des échanges et des accords sur les termes de l’échange, les personnes sont en mesure d’élaborer conjointement des actions qui, en retour, contribuent à une organisation commune offrant des possibilités créatrices qui dépasse celle des personnes pour en faire un principe supérieur commun. C’est tout le mal qu’on peut souhaiter à une organisation du travail, n’est-ce pas !

 

D’un point de vue théorique, selon Jean-Marie Labelle[4], autrui peut être considéré comme « tiers » dans la formation de soi à soi ; à l’image de « l’andragogue » jouant alternativement les rôles de « lecteur, d’architecte, d’interface et de chef d’orchestre », les quatre figures du tiers qui peuvent intervenir dans la relation éducative se déclineraient ainsi entre « tiers-modèle, tiers-écho, tiers-passeur et tiers-garant » :

– le « tiers-modèle » s’apparente à l’attitude de « prévenance » et se manifeste dans les rôles de témoin ou d’éveilleur ; c’est une référence qui influence; il peut être admiré ou imité (voire rejeté) ; il intéresse, donne envie et peut servir à s’identifier ;

– le « tiers-écho » s’apparente à une attitude « concertante » et peut jouer le rôle de « miroir ou de déchiffreur » ; il renvoie l’image de soi comme apprenant ; il permet de prendre du recul, de relativiser, dans une démarche réflexive d’apprentissage ;

– le « tiers-passeur » s’apparente à l’attitude « d’itinérance » et peut être « un recours, un support ou un partenaire de jeu » ; il aide, accompagne, soutien, renforce, conseille et stimule ; il est aussi celui qui fait prendre plaisir à l’apprentissage ;

– le « tiers-garant », enfin, est la fonction d’autorité, dans une attitude « réciproquante » et peut jouer les rôles de « garant » ou « d’éclaireur », indiquant les repères, obstacles et impasses, passages obligés ou points d’appui ; il confirme les résultats, valide les apprentissages et permet de s’affirmer ; c’est dans ce rôle, d’ailleurs, qu’autrui participerait le plus à la construction de l’identité et de l’autonomie.

 

Tout ceci se joue dans un milieu, un environnement comme l’on dit. Si le milieu regroupe les objets avec lesquels un individu est en relation, il est judicieux, pour aller plus loin, de se demander à quelles règles de composition il obéit, quelle est la logique de sa géographie propre. Rien n’indique a priori quels sont les objets plus nobles que les autres.

 

La responsabilité de l’apprenti

Marc Weisser fait une analogie éclairante[5] entre la faculté qu’à un sujet de convoquer tel objet physique, tel concept, tel instrument et de les considérer comme pertinents au regard des problèmes qu’il se propose de résoudre et ce qu’Umberto Eco décrit dans la notion de « rôle du lecteur ».

 

Le texte de fiction, pour Eco, « présente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire ». Et ce texte est forcément lacunaire, tissé de blancs. On ne peut jamais tout dire, pour des raisons de fonctionnement de la langue. On ne doit jamais tout dire, pour conserver l’attention du lecteur, pour attirer l’élève sur les voies de l’apprentissage.

 

Le lecteur (pensez à toute personne en situation d’apprentissage !) doit faire des choix pour combler les lacunes de ce qui lui est fourni. Cette responsabilité se place à deux niveaux successifs : quels objets choisir ? Laquelle de leurs significations potentielles retenir ?

 

La responsabilité de « l’apprenti » par rapport au milieu s’exerce, en deux moments consécutifs. Le premier, est celui du choix des objets, à la fois dans ce que propose le dispositif, mais aussi dans le monde quotidien.

 

Le second temps est celui de l’attribution d’une signification, d’une interprétation aux éléments de la situation avec lesquels on a établi une relation. Quelles propriétés des objets faut-il retenir (aimanter), lesquelles faut-il, momentanément du moins, laisser en sommeil ?

 

Le milieu est donc par définition meublé d’objets qui, par leurs rétroactions aux sollicitations de « l’apprenti », permettent « une réflexion du sujet sur ses actions et, par là, un apprentissage ». Les objets qui ont été retenus pour un milieu donné n’y figurent qu’en tant qu’ils sont reconnus par l’apprenant, qu’ils « existent » pour lui.

 

Le rapport à l’environnement

Les rapports entre l’environnement et ce qu’il y a à faire, la tâche, l’activité, font l’objet d’interprétations différentes selon les auteurs, qu’il serait trop long de convoquer ici. Pour certains, l’environnement inclut la tâche. C’est le cas des sciences cognitives où l’environnement désigne tout ce qui est extérieur au sujet, toutes les conditions externes de l’activité. Pour d’autres l’environnement c’est l’ensemble des conditions extérieures à la tâche. Si la tâche est considérée comme un but à atteindre dans des conditions déterminées, l’environnement de la tâche serait fait des conditions n’appartenant pas à la tâche, donc, sans intérêt. Si l’environnement avait une influence sur la réalisation de la tâche, il entrerait dans ses conditions d’exécution et ferait donc partie de la tâche.

 

On peut envisager une troisième conception qui conduit à distinguer dans la tâche deux types de conditions : centrales et périphériques. Jacques Leplat[6] appelle conditions centrales celles qui constituent comme le noyau de la tâche, sans lesquelles la tâche perd son identité. Les conditions périphériques sont celles qui influencent la réalisation de la tâche, mais qui, souvent, ne sont pas spécifiques à la tâche considérée ou varient d’une exécution à l’autre : ce sont elles qu’on appellera environnement.

 

Et c’est dans cet environnement que l’arène de l’action dépendra de la disposition des objets et des relations que les individus entretiennent entre eux. On pourrait alors évoquer un « savoir- y- faire » qui permet de signifier ce qui permet d’agir sur le monde naturel, comme sur le monde social en prenant en compte les événements et les aléas rencontrés chemin faisant.

 

Le travail compose et recompose l’espace et le temps, les rôles et les attributs. Il s’insinue dans des incomplétudes, voire entre des espaces devenus incompatibles. Il est une figure déviante des modes de mise en place de chacun dans l’organigramme et pourtant il lutte contre la déviance en étant une figure de cohérence et de mise en ordre de l’éclatement des représentations de soi. Voilà pourquoi le travail est impliable !

A propos de l’auteur

Gérard Reyre est sociologue et Directeur associé chez Conseil & Recherche. Son dernier ouvrage paru s’intitule « L’aventure humaine dans l’entreprise » Editions L’Harmattan, 2013.

 

[1] R. Barbier, Eduquer aujourd’hui, éléments de réflexion, Journal des chercheurs, 2002.

[2] G. Lapassade, L’entrée dans la vie, essai sur l’inachèvement de l’homme, Editions de Minuit, 1963, p. 137

[3] A. Van Gennep, Les rites de passage, Paris, 1909, p. 35

[4] Jean-Marie Labelle, La réciprocité éducative, PUF, Paris, 1996

[5] Marc Weisser, Le Milieu comme Monde possible, Extension du domaine de l’apprentissage Ou Étude des processus topogénétiques dans des Milieux à géométrie variable, in Penser l’Éducation, n° 26, 2009, pp. 133-155

[6] J. Leplat, L’environnement de l’action en situation de travail, in L’analyse de la singularité de l’action, PUF, Paris, 2000, p. 107

 

Crédit image : CC/Flickr/Université de Montréal

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