Le réveil des économistes allemands
publié le 2014-11-21
Dans un entretien avec Metis en mars de cette année, Steffen Lehndorff, chercheur à l’Institut du travail et des qualifications (IAQ) de l’Université Duisburg-Essen, dénonçait le manque d’esprit critique des économistes allemands. Quelques mois plus tard, alors que la croissance économique du pays se ralentit, les économistes allemands se réveillent. Deux ouvrages récemment publiés prennent des positions critiques à l’égard de la politique d’austérité allemande.
Dans son livre intitulé « L’illusion allemande », Marcel Fratzscher, président du prestigieux Institut allemand de la recherche économique (DIW), critique la règle d’or qui a pour but de ne plus contracter de dettes publiques à partir de 2015 : « Bien sûr on ne prend pas de nouvelles dettes mais c’est parce qu’on investit de moins en moins dans l’infrastructure. Dans ce cas-là, une ‘dette zéro’ n’est pas un succès mais un échec. »
L’économiste identifie trois illusions dans la réflexion économique allemande. Premièrement, il observe un optimisme concernant l’avenir basé sur la croissance économique actuelle. La deuxième illusion est qu’en Allemagne, on estime ne pas avoir besoin de l’Europe, et que le développement économique à venir se réalisera hors de l’Union Européenne. Enfin, il critique la perception dans le pays selon laquelle l’Europe ne s’intéresserait à l’Allemagne qu’à cause de son pouvoir financier.
Au-delà de ces réflexions, Fratzscher critique l’accent qui est mis sur les indicateurs macros et rappelle que malgré une bonne croissance économique et un taux de chômage relativement bas, la situation individuelle de beaucoup d’Allemands en termes de prospérité et pouvoir d’achat s’est dégradée au fil des 15 années passées.
Il propose trois préconisations. Les Allemands doivent arrêter de penser que l’Allemagne est une victime de la crise. Au contraire, le pays a profité plus qu’aucun de ses voisins des plans d’aide pour les pays en crise. En effet, cette stratégie politique a surtout servi les intérêts des acteurs économiques allemands en protégeant leurs investissements, explique l’économiste. Deuxièmement, il préconise des investissements significatifs dans l’infrastructure nationale mais aussi dans les pays déficitaires. Selon M. Fratzscher, il n’y a que l’Allemagne qui a la marge de manœuvre au plan financier pour réaliser des tels investissements. Finalement, le chef du DIW préconise la fin de la politique d’austérité.
Le deuxième ouvrage est rédigé par Sebastian Schoepp, journaliste de la Süddeutsche Zeitung, un des plus grands quotidiens allemands. Le titre de son œuvre, « Oser plus de sud », fait allusion à Willy Brandt, chancelier allemand de 1969 à 1974, qui avait appeléé pendant sa campagne électorale de 1969 à oser plus de démocratie. Ainsi, Sebastian Schoepp souligne les différences de mentalités entre les pays du sud, souvent gravement touchés par la crise, et la République fédérale d’Allemagne. Au lieu d’essayer d’exporter le modèle allemand dans ces pays, le journaliste invite les Allemands à apprendre des valeurs des pays sud, notamment la solidarité et la culture de protestation. « A la Barceloneta, ancien quartier des pécheurs de Barcelone, les gens sont dans la rue tous les jours pour manifester contre la spéculation et les prix des loyers. Chez nous, il ne se passe pas grand chose, même si on fait face à des problèmes existentiels très similaires. »
Au-delà de cette réflexion, M. Schoepp conteste des préjugés bien répandus en Allemagne sur les pays du sud, comme par exemple celui de la « génération perdue ». Il donne des témoignages des jeunes qui perçoivent la crise comme une opportunité pour apprendre des langues et de passer des séjours à l’étranger. Le journaliste observe une génération qui réclame un nouveau modèle économique qui se centre autours des hommes et de leur travail créatif.
Même si les deux auteurs partent de deux perspectives fondamentalement différentes, ils veulent tous deux en finir avec les idées reçus bien répandues en Allemagne, et ils soulignent l’importance extraordinaire de l’Europe pour le pays. Les deux ouvrages pourraient donc contribuer à l’émergence d’une image de l’Allemagne plus juste et plus nuancée dans l’esprit de ses citoyens. Néanmoins, ce genre de contributions est tellement rare que Steffen Lehndorff, dans son entretien avec Metis, avait recours au journaliste français Guillaume Duval, auteur du livre «Made in Germany : Le modèle allemand au-delà des mythes » en disant : « Il faudrait le donner à lire aux Allemands. Il a une meilleure compréhension que beaucoup de décideurs et journalistes allemands. » Il doit être content : la traduction allemande de Made in Germany a été publiée en octobre 2014.
Références
Marcel Fratzscher, « Die Deutschland-Illusion: Warum wir unsere Wirtschaft überschätzen und Europa brauchen », Hanser, 2014.
Sebastian Schoepp, « Mehr Süden wagen: Oder wie wir Europäer wieder zueinander finden », Westend, 2014.
Des parties de cet article sont basées sur une émission de Stephanie Lob intitulée « Deutschland und die Krise », Deutschlandfunk, 10 novembre 2014.
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Sebastian Schulze-Marmeling. Steffen Lehndorff : le triomphe des idées fausses
Crédit image : CC/Flickr/Guillermo Lopez
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