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Les conditions matérielles dans lesquelles travaille un artiste influencent, plus qu’on ne pourrait le croire, son œuvre. On l’imagine bien d’un artiste disons « ordinaire », mais s’il s’agit d’un artiste hors norme, d’un véritable « génie », s’il s’agit de Mozart?

 

Mozart's Memorial in a Garden, ViennaLe petit livre du sociologue allemand Norbert Elias « Mozart sociologie d’un génie » (1991) met en évidence à quel point le choix d’un « modèle économique » a compté pour « sa » musique. Vers les années 1780-81, Mozart est « employé » par le Prince-Archevêque de Salzbourg, le Comte Hiéronymus Colloredo, comme « organiste de la cour » (Décret d’engagement du 17 janvier 1779). « Employé » n’est pas vraiment le bon mot, cela le fait vivre certes, mais il est surtout « attaché » à la société de cour, doit livrer des compositions pour le Comte ou l’Eglise, et de surcroît « se présenter chaque jour à la cour ». Ce qu’il ne fait pas. Il n’avait pas vu que c’était écrit dans le contrat d’engagement, dit-il. C’est plutôt une relation féodale, la relation à un maître et suzerain. Il a 25 ans, il sollicite alors un congé pour aller composer et faire jouer un opéra à Munich (Idoménée), y reste plus longtemps que prévu. En fait le temps qui lui parait nécessaire pour faire aboutir « son travail ».

 

C’est alors la rupture avec son suzerain-souverain (« patron », « Etat-patron » ? L’Allemagne est alors composée d’une multitude de petits Etats). Le jeune homme aspire à un autre mode de fonctionnement : celui d’ un « artiste indépendant » à la grande ville, Vienne, là où le public est plus diversifié. Contre l’avis de son père qui, lui, a toujours vécu dans la sécurité de ce fonctionnariat aristocratique « au service de… ». La négociation de rupture a eu lieu avec son supérieur hiérarchique immédiat, le Comte Arco, Grand maître des cuisines… « Il est peu probable que Mozart n’ait pas perçu à Paris, ou même dans certaines villes allemandes, quelque chose du souffle de contestation bourgeoise contre la domination de la noblesse de cour privilégiée ». Il va devenir un « musicien bourgeois dans une société de cour ».

 

Arrivé à Vienne il vit effectivement en travailleur indépendant, ses ressources, abondantes au début, se composent de cours particuliers, de concerts payants dans les maisons de nobles, de concerts par souscriptions et de souscriptions pour les partitions de ses compositions qui commencent de circuler ainsi. Un vrai « nouveau modèle économique » encore bien peu usité…Et bien difficile à mettre en œuvre tant à Vienne, le goût musical était encore dépendant de la Cour impériale composée d’aristocrates qui eux n’ont pas d’activités professionnelles. Le marché était étroit. Mozart voulait avant tout composer, « ce qui est mon bonheur et ma passion », écrit-il. Il s’y est épuisé. Il meurt à 35 ans, enterré dans une fosse commune.

 

Etre payé comme un fonctionnaire pour composer ce que l’on vous demande, ou ce qu’il faut comprendre que l’on vous a demandé ? Vendre ce que l’on produit ? Avant l’avoir produit, ou après ? La question a traversé tout le 18° siècle, et elle est loin d’être épuisée. Voltaire par exemple avait décidé de ne pas être payé pour ses écrits en sorte de préserver sa liberté : il s’est enrichi (il aimait la belle vie) « à côté » de son œuvre, selon un modèle « être dans les affaires », placements, investissements, spéculations diverses, parfois hasardeuses (il a souvent perdu !), parfois douteuses (jusque dans la traite des Noirs que par ailleurs il condamnait dans ses écrits sans bien faire le rapport…). Peu de temps avant de prendre cette décision de « modèle économique », Voltaire, déjà reconnu comme écrivain, et grand, avait voulu se battre en duel avec le Chevalier de Rohan qui l’avait fait rouer de coups par un valet pour bien montrer l’audace infinie d’un roturier voulant se mettre dans une situation d’égalité avec un aristocrate…« La position de Voltaire est claire, un écrivain doit pouvoir vivre de manière décente, et pour lui la décence est assez proche du luxe, et ne rien devoir de sa fortune à personne, public, éditeurs, mécènes » (Pierre Lepape, Voltaire le conquérant Naissance des intellectuels au siècle des lumières, Seuil, 1994). Diderot avait fait le même choix que Mozart et a vécu (mal) de ses activités intellectuelles. Montesquieu, Baron de la Brède, Président à mortier du Parlement de Bordeaux, propriétaire de bonnes terres à vignes, n’avait besoin de rien. Rousseau avait ses « mamans » et peu de besoins…

 

Norbert Elias se pose la question : « On ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il serait advenu de Mozart s’il avait fait un autre choix. Aurait-il produit les œuvres musicales qui lui valurent par la suite d’être classé parmi les « génies » si, dans la situation critique de 1781, il n’avait eu la force de résister à la pression de son prince, de ses supérieurs à la cour, de son père ? »

 

Nul n’a encore trouvé la réponse. L’imagination et l’œuvre excèdent le travail. Mais il y faut beaucoup de travail. « Je travaille encore, parce que composer me fatigue moins que de m’en abstenir » (Lettre, peu de temps avant sa mort).

 

Crédit image : CC/Flickr/Reji

 

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.