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Quelle entreprise pour le XXIème siècle ? 

publié le 2015-01-26

Depuis quelques années, l’entreprise est revenue en force dans le débat public français dans le cadre des questionnements sur les orientations à donner à notre politique économique. La relation des Français à cette dernière se caractérise pourtant par un malentendu profond et durable tant au plan de l’opinion publique que – et c’est moins connu – d’un point de vue scientifique.

 

Fens13-JLF-6071 « Les Français, même de gauche, plébiscitent l’entreprise », titrait tout récemment, et sans rire, un article du journal Le Monde, trahissant par cette formule une vision archaïque d’une entreprise, assimilée au patronat, réduite à des équations financières et ne servant que ses propres intérêts au mépris de l’intérêt général. C’est aussi, en filigranes, une conception qui semble faire fi du fait que les entreprises n’ont pas nécessairement de responsabilités particulières vis-à-vis des Etats. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui avec les groupes mondiaux parfois plus puissants que les Etats eux-mêmes avec lesquels leurs intérêts ne coïncident en effet pas automatiquement. Le principe de réalité oblige aussi à reconnaître qu’en dépit des réels progrès de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), ils ne suffisent pour l’instant à modifier ni la conception commune de l’entreprise … ni son management stratégique.

 

D’un point de vue plus scientifique, Armand Hatchuel rendait compte en décembre dernier dans le même quotidien des résultats d’un récent colloque de Cerisy sur le sujet (septembre 2014). Les conclusions en sont frappantes. Les chercheurs réunis à cette occasion sont en effet parvenus à la conclusion que « l’entreprise était un point aveugle du savoir » en sciences humaines dans notre pays ! Une des raisons principales en est qu’elle est, comme objet d’étude, approchée discipline par discipline (droit du travail et des affaires, économie, sociologie, psychologie du travail, sciences de gestion en général et en GRH en particulier, etc.), chacune ayant sa propre grille d’analyse, sans perspective d’ensemble intégrant ces différentes dimensions au service d’une vision complète.

 

Culturellement, il est vrai, la France n’a jamais fait école dans un domaine où les Français souffrent d’une forme de complexe d’infériorité. Entre une fascination pour les modèles anglo-saxons et l’adoption massive et aveugle de méthodes de management qui s’en inspirent (l’entreprise à la main des « stakeholders », le management par les objectifs et les processus) et la référence quasi obsessionnelle à la conception allemande du « Mittbestimmung » (cogestion) sans toujours bien ni le connaître ni être en mesure d’en apprécier la transposabilité chez nous, la France ne s’est jamais attaquée à la fondation d’un modèle de l’entreprise, des relations de travail et du management qui lui soit propre.

 

Du coup, et alors même que la réalité formidablement protéiforme de l’entreprise doit faire face à des mutations d’une rapidité et d’une profondeur inédites, on continue à la penser avec un bagage conceptuel, théorique et méthodologique totalement dépassé (division verticale du travail, modèle commandement / contrôle, gestion individuelle des performances à outrance, communication top / down hyper contrôlée, etc.). Les nouveaux paradigmes et contrats sociaux supposés succéder à un compromis fordiste caduc sont l’objet d’innombrables recherches, colloques et publications, mais se limitent encore trop souvent à des débats d’experts dont la réalité des entreprises demeure très éloignée. On superpose les modèles à défaut d’en inventer de nouveaux, ce qui vient encore complexifier des organisations par ailleurs en restructuration permanente. C’est du reste une des causes profondes des dérives qu’on observe en matière de mal être ou même de souffrance au travail, avec des indicateurs dont l’évolution tendancielle est réellement préoccupante.
C’est ainsi également, que les pratiques des managers français sont régulièrement pointées du doigt dans les classements internationaux : culture d’ingénieur, prise de décision solitaire, investissement dans les outils de gestion plus que dans la qualité de la relation, … Les français qui ont l’occasion de travailler dans des contextes de management anglo-saxons sont unanimes pour dire qu’ils sont beaucoup plus tournés vers le collectif et plus démocratiques.

 

Heureusement, et comme toujours, la réalité n’est pas uniforme, et il existe aussi des expérimentations innovantes (suppression très large de toute forme de contrôle, élection des cadres dirigeants), et même des tendances porteuses (essor de l’entrepreneuriat social et de l’économie solidaire). Le nombre d’entreprises leaders mondiales dans leur secteur est un de nos points forts et nous avons aussi une dynamique de création d’entreprises innovantes et à forte croissance comme de beaux exemple de PME qui font de la croissance sur le modèle de l’Open Innovation, et on pourrait bien sûr poursuivre la liste.

 

Au total, la crise de confiance dans l’entreprise est donc aussi et d’abord une crise de représentation, mais celle-ci trouve aussi une traduction bien concrète dans les comportements, des managers (parfois toxiques, mais de plus en plus souvent aussi soumis au stress, voire au burn-out), comme des collaborateurs.
Le rapport de France Stratégie « Quelle France dans 10 ans ? » appelle à « inventer l’entreprise du 21e siècle ». Et c’est de fait un enjeu absolument crucial pour toute une série de raisons.

 

On pense en premier lieu aux entreprises comme acteurs-clés de création de valeur, de croissance, d’innovation et d’emplois, mais il faut pour cela que la France «réapprenne à faire grandir ses entreprises » précise le même rapport afin de réduire progressivement la polarisation entre des très grands groupes mondiaux et une myriade de PME et TPE.

 

Il faut leur permettre de faire face aux grands défis que représentent des salariés plus qualifiés, la révolution numérique en cours et enfin les aspirations sociétales en particulier des jeunes générations qui poussent à un fonctionnement plus démocratique des organisations.

 

Dans une économie où les évolutions sont de plus en plus brutales, avec des secteurs entiers qui se voient détruits puis recomposés de façon radicale (télécoms, transports, commerce, presse, …), la flexibilité et l’agilité de nos entreprises est un autre objectif majeur. Pour l’instant, les éléments de flexisécurité introduits dans notre système relève pour l’essentiel de ce que j’appellerai la « flexisécurité externe », c’est-à-dire des mesures visant à sécuriser des parcours professionnels par nature discontinus et marqués par des ruptures. Il importe aujourd’hui de les compléter par davantage de « flexisécurité interne », au sein même des entreprises, c’est-à-dire la capacité des organisations à s’adapter à un contexte économique de plus en plus imprévisible en ne procédant qu’en tout dernier recours à des réductions d’effectifs. Tout plan social vient en effet par nature fragiliser le pacte employeur salarié et l’image de l’entreprise en interne comme aux yeux de ses publics externes. Mais cela suppose, outre sans doute des évolutions institutionnelles, une évolution en profondeur de nos pratiques et de notre culture du dialogue social, et sans doute même de modes de gouvernance des entreprises.

 

Comme acteurs économiques les grands groupes globaux ont un double rôle à jouer dans l’insertion de la France dans l’économie mondiale mais aussi le développement de relations vertueuses avec leurs réseaux de PME sous-traitantes (notion « d’entreprise étendue » sur laquelle il y a de beaux exemple d’innovation socialement responsable).

 

Enfin, une gouvernance plus participative, des organisations et des modes de fonctionnement plus agiles et plus apprenants, un dialogue social de qualité, un soin apporté à la qualité du travail, sont autant d’éléments non quantifiables mais à même de libérer d’immenses gisements d’engagement, de performance et de compétitivité.

 

Au-delà des seuls enjeux économiques, évidemment essentiels, ce travail s’impose aussi au regard de l’importance du rôle institutionnel de l’entreprise pour recréer du lien social, comme lieu de décloisonnement et d’intégration de la diversité de la société française, comme vecteur de pédagogie civique, civile et citoyenne, comme acteur clé de l’insertion des jeunes sur le marché du travail, mais aussi d’esprit d’entreprise tout simplement, ce goût qu’on prend à une aventure humaine animée par des ambitions commune où chacun porte sa part d’autonomie et de responsabilité.

 

Le drame épouvantable survenu les 7 et 8 janvier dernier a remis sur le devant de la scène le débat sur l’école à la fois miroir des maux de notre société et lieu de leur possible résolution. L’entreprise est sans conteste avec l’école l’autre grande «micro institution » essentielle si on veut progresser dans ce sens et réhabiliter pleinement le travail, au cœur depuis toujours de la création de richesse et de lien social.

 

Crédit image : CC/Flickr/nodesign.net

 

Pour aller plus loin 

Les quatre R de l’entreprise 2.0 (Metis – Octobre 2014)

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