« L’erreur de calcul » est un livre de combat. Dans un texte court, souvent drôle, vibrant toujours, Régis Debray s’insurge contre la religion ambiante, celle du « salut par la tune ». Il admet qu’il faut « savoir compter la peine des hommes et évaluer le prix des choses », salue l’esprit d’entreprise « irremplaçable facteur de dynamisme », mais refuse que la politique finisse en statistique, la charité en business et l’humanitaire en filière. Il comprendrait qu’un premier ministre apprécie et considère les entreprises et les entrepreneurs mais condamne les déclarations d’amour qu’il leur fait.
L’âge de l’homo economicus
Refusant avec une certaine jubilation « d’épouser son temps », il rappelle que « s’adapter, en 1940, c’était collaborer », et que les gens pressés de « monter dans les trains qui partent » se trompent souvent de quai. Aujourd’hui « l’enfant du siècle », celui qui se conforme à l’esprit de l’époque, a rejeté l’illusion religieuse, celle d’un pouvoir de droit divin, et l’illusion politique, celle du jacobin ou du bolchevik. Mais c’est pour succomber sans retenue à l’illusion économique : « le voilà convaincu qu’un point de croissance en plus et une dette publique stabilisée lui apporteront bonheur, justice et cohésion ».
L’homo economicus a supplanté l’homo sapiens sapiens dans toutes les sphères de la société et de nos vies. Nous gérons nos enfants, investissons un lieu, souffrons d’un déficit d’image, jouissons d’un capital de relations, etc. Le Quai d’Orsay s’est annexé le tourisme et la diplomatie cherche à « doper la cote des entreprises hexagonales ». L’armée parle de « contrats opérationnels » et externalise certaines de ses missions, la sécurité en mer par exemple, et les SMP, sociétés militaires privées, ont fait leur apparition. Le Ministère de la Culture et de la Communication exhibe à tout propos les chiffres clés de la culture et les conservateurs des musées se font spécialistes du fundraising. Le Louvre est une marque déposée et le patrimoine « un avoir à faire fructifier ».
Régis Debray est intarissable. La liste est longue de nos « superstitions économiques » qui cachent notre misère symbolique, accroissent le désert moral, « détricotent le tissu conjonctif » de la société et nous rendent irritables et maussades. Les exemples et les formules font mouche : « Quand le monarque a le Ciel pour témoin, il a Bossuet pour visiteur du soir ; quand il pense à Vercingétorix, il a Malraux ; quand il pense au taux d’intérêt, il a Jacques Attali ». Quand les rêves de grandeur s’évanouissent, il reste les souvenirs. La nostalgie n’est jamais loin. Le polémiste s’en défend et refuse de « gémir après de soi-disant valeurs perdues ». Il concède que « notre tout-dividende actuel peut être cruel, lourdingue, et vulgaire, mais reconnaissons-lui au moins le mérite d’être assez peu enclin au meurtre de masse et à la mégalomanie ». Il n’y voit pourtant pas autre chose qu’une « survie assistée » et semble aller contre son humeur profonde lorsqu’il conclut que le pire n’est pas toujours sûr.
Sortir de l’impasse
Il faut néanmoins lire ce petit livre (par la taille et le prix : 54 pages, 5 euros). Son style est vif et jubilatoire. Ses références à la grande histoire nous poussent à voir loin. Régis Debray connaît le monde tel qu’il va. Il compare avec lucidité l’Europe à ces continents qui mieux que nous savent composer culte de l’économie et « religion civile » : « la métaphysique d’un peuple élu par la Providence pour diriger le monde » dans le cas de l’Amérique et celle d’un millénaire de « syncrétisme bon enfant entre taoïsme, confucianisme et bouddhisme » dans le cas de la Chine. Il pose un regard cru et caustique sur nous-mêmes et notre époque et au final il a raison. Ce ne sont pas les statistiques et les objectifs chiffrés qui nous aideront à sortir du « chassé-croisé de phobies et de boucs émissaires entre les aliénés de l’American dream rêvant d’aller déambuler à San Francisco et New York, et les aliénés d’un califat fantasmatique, rêvant d’aller parader à Mossoul ou Rakka ». En confiant notre destin aux seuls économistes, en donnant « un blanc-seing à nos blancs-becs », nous ferions bel et bien une erreur de calcul.
Références complètes
Régis Debray. L’erreur de calcul. Le poing sur la table. Editions du Cerf (2014)
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