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par Jean-François Arènes, interviewé par Pierre Maréchal

Travailleurs clés

À Paris, quand il neige dans la nuit, le métro a du mal à fonctionner le lendemain, non pas à cause du temps mais parce que les conducteurs ne sont pas arrivés à leur poste. Quand il y a un problème sur le réseau de transport, la nounou qui habite loin (car elle ne peut pas se loger près de ses employeurs à cause du prix du loyer) arrive en retard … On voit bien se dessiner l’idée que, pour au moins certains emplois, une politique visant à une meilleure articulation logement/emploi permettrait de mieux faire fonctionner les métropoles. Ne pourrait-on pas, par exemple, favoriser l’attribution des logements sociaux à ces travailleurs-clés ? Cette problématique a fait l’objet d’un travail de réflexion suscité par la DRIHL. Pierre Maréchal s’est entretenu pour Metis avec Monsieur Jean-François Arènes de l’APUR. La conclusion est que cela semble une fausse bonne idée a priori mais il est intéressant de comprendre pourquoi.

 

L’expérience anglaise

 

Le concept de travailleurs-clés ( key workers ) est né en Grande-Bretagne dans les années 2000 sous le second gouvernement Blair. Durant l’ère Thatcher, l’État s’était retiré du secteur logement. Le Labour Party n’avait pas mis ce sujet dans son agenda mais la bulle immobilière des années 90, une croissance démographique rapide dans le Grand Londres et le sud de l’Angleterre avaient provoqué des difficultés de recrutement dans tous les services publics. Le gouvernement avait donc mis en place un programme dans trois régions, sur la période 2004- 2010 baptisé « Key Workers Living » afin de permettre à ces travailleurs-clés soit d’acheter leur logement ( Home Buy) soit de louer un logement construit par une association ( New Build).

 

Les travailleurs-clés étaient définis comme les travailleurs des services publics « en première ligne » c’est-à-dire au contact des usagers tels que l’éducation, la santé et la sécurité des résidents. Il y avait bien sûr des conditions de revenus à respecter pour bénéficier de ces aides.

 

Ce programme aura un succès mitigé pour plusieurs raisons. L’idée principale était d’aider l’accession à la propriété de ces salariés des services publics. Mais il y avait une clause de restitution du logement en cas de mobilité ; ce qui en faisait en réalité une sorte de logement de fonction possédé par son titulaire ! Cela revenait à immobiliser ces travailleurs qui pouvaient ne pas le souhaiter. Cela s’est révélé également discriminatoire pour les salariés exerçant la même fonction dans la ville mais sous des statuts différents. Par exemple les éboueurs travaillant avec la régie de la ville pouvaient accéder à ce programme mais, s’ils étaient salariés d’un sous-traitant, ils en étaient exclus.

 

Ce programme national a finalement été abandonné mais cette notion de travailleurs-clés a fait son chemin. Ainsi la loi (Localism Act de 2011) permet aux collectivités locales d’ouvrir la possibilité aux travailleurs-clés de s’inscrire comme demandeurs prioritaires de logement social. Les collectivités locales peuvent donc établir une liste de métiers pour lesquels leur absence peut causer des problèmes à la collectivité. De plus, une directive impose à toutes les collectivités locales de prendre en compte les besoins des travailleurs-clés dans l’élaboration de leur stratégie de logements et plus généralement des besoins en matière de logements abordables.

 

Définir qui est travailleur-clé

 

Le diable est dans les définitions.

On n’est pas travailleur-clé en soi mais parce que quelqu’un d’autre vous confère cette qualité. C’est la fonction, le service rendu, la qualification qui est « clé », pas le travailleur lui-même. Il s’ensuit qu’il y a autant de définitions que d’acteurs.

 

Certaines entreprises ont intégré cette dimension de manière explicite ou implicite. La RATP a très bien identifié les postes occupés par les travailleurs dont « l’absence induit des conséquences négatives importantes pour le bon fonctionnement du service ». Par exemple, les postes avec horaires atypiques (premier et dernier train). Ainsi, près des deux tiers du personnel sont des personnes qualifiées comme « essentielles » pour la continuité du service. GRDF de son côté considère qu’environ 70 % de son personnel est « travailleur-clé ». Cela induit des difficultés de recrutement dans la région Île-de-France si l’on veut respecter une proximité du lieu de travail et le logement.

 

Le caractère « clé » peut ainsi être lié à des contraintes organisationnelles et techniques.

 

Mais on peut aussi attribuer ce caractère pour des difficultés locales de recrutement. Ainsi les enquêtes BMO montrent que les aides à domicile, les aides ménagères et les employés de maison sont des métiers pour lesquels la difficulté de recrutement présente des taux parmi les plus élevés. Mais pour ces métiers, cette difficulté de recrutement, qui doit se rencontrer dans les zones urbaines où il y a une concentration de ménages capables de financer ces services, ne trouve souvent pas d’acteurs capables de l’exprimer collectivement et de faire partager cette pénurie relative avec les responsables locaux.

 

Les collectivités locales peuvent être attentives à ces questions pour certaines fonctions qui les concernent directement. C’est ce qui avait poussé les Anglais à créer ce concept : prendre en compte à la fois des fonctions essentielles pour le fonctionnement de la cité et des difficultés de recrutement/stabilisation. Un exemple est celui du boulanger dans un village qui en manque: si on ne lui propose pas un local et un logement, il ne viendra pas.

 

En se situant au niveau d’une métropole, une vision stratégique attribuera cette qualité à la « classe créative » qui porte de la dynamisme de le cité : les métiers de la haute technologie, du divertissement, du journalisme, de la finance ou de l’artisanat d’art ( cf Richard Florida).

 

Cette énumération rapide de quelques tentatives de définition fait ressortir en creux la question des travailleurs qui ne sont pas « clé ». Car l’enjeu est de favoriser , sous une forme ou une autre, une aide pour loger près de leur lieu de travail ceux qui sont « clé ». D’où une forme de discrimination sur laquelle les Anglais ont butté.

 

On voit bien qu’en pratique, la notion de « travailleurs clés » est une notion contingente, variable dans le temps et dans l’espace, dépendant du décideur qui peut lui conférer cette qualité. Mais encore faut-il que ce décideur ait la capacité, les moyens d’y apporter une solution c’est-à-dire mobiliser des logements pour ses travailleurs-clés.

 

Ce qui est clé est le poste, pas le travailleur

 

Le concept de travailleurs clés est mobilisé (mobilisable) par ceux qui bénéficient du service rendu. Mais on ne loge pas une fonction, on loge un travailleur concret avec sa famille. Le logement de fonction est une solution mais peu sont capables de le financer. Le travailleur devra donc soit être locataire soit propriétaire d’un logement dont on lui aura facilité l’accès avec des aides diverses.

 

Que se passe-t-il quand ce travailleur quitte cette fonction ? Il est quasiment impossible de lier contrat de travail et bail (encore moins en cas d’accession à la propriété). Par conséquent, l’employeur aura le sentiment d’avoir apporté une aide en vain.

 

Ceci est particulièrement vrai pour les logements sociaux en France où le bail n’est pas résiliable par le bailleur et où l’employeur n’a aucun droit sur les logements où son personnel peut être logé.

 

L’utilisation du parc social n’est donc possible dans les faits que si les travailleurs ont une grande stabilité dans leur entreprise (statut) ou si cette stabilité attendue est mesurée par rapport à un bassin d’emploi par un ensemble d’employeurs qui y ont un intérêt collectif.

 

Loger un travailleur-clé est d’une certaine manière un investissement. Faute de pouvoir le rentabiliser, cette démarche ne se fera pas sauf si, par divers dispositifs, le coût de cet investissement pour l’employeur est fortement réduit.

 

Pour être complet, il convient de noter que, dans les stratégies permettant d’accéder un logement, les logiques personnelles des ménages prennent le pas sur les motivations professionnelles. En d’autres termes, habiter près de son travail est certes souhaitable mais c’est un critère qui vient en troisième ou quatrième rang dans la réalité. Les problématiques personnelles l’emportent largement sur les problématiques professionnelles, même si c’est au prix de longs déplacements.

 

Faut-il renoncer ?

 

Deux questions doivent être résolues :

– la légitimité de l’attribution du caractère clé à certaines fonctions, à un endroit donné et, pourrait-on ajouter, à un moment donné,
– la possibilité de traduire effectivement cette qualité en une offre de logements aux travailleurs dont la fonction est clé.

L’un ne va pas sans l’autre.

Le logement social est un domaine qui permettrait potentiellement d’apporter une solution à condition de savoir établir des consensus locaux sur cette question. Les mécanismes actuels pour faciliter l’accès au logement, notamment l’attribution de logements sociaux, sont fondés sur la seule approche sociale. Dans les faits, les élus déclarent souvent « orienter » leur désignation au bénéfice de professions particulières (instituteur, infirmiers, etc.) et les employeurs agissent de même. Mais ces pratiques se fondent sur des critères implicites, rarement explicités.

Les réflexions actuelles sur les critères d’attribution des logements sociaux et sur leur transparence doivent donc conduire à mettre en œuvre des systèmes de cotation où la notion de travailleur-clé pourrait prendre une place légitime. Encore faut-il que les acteurs concernés acceptent de lever un voile sur ces questions.

 


Pour en savoir plus :

Les « travailleurs clés » à la française– REPERES 2013  
APUR – étude de JF Arènes

 

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