Le métier de directeur des ressources humaines (DRH) serait-il engagé dans une crise qui le conduirait fatalement vers la perte d’influence ? Cette question posée au sein du comité de rédaction de Metis pour préparer ce dossier sur le futur de la fonction ressources humaines (RH), a donné lieu à de vifs débats. Entre déclinisme RH et angélisme social, la voie est étroite. Je ne conteste pas que la fonction RH soit soumise à de vives contestations et à une forte remise en cause. Mais je considère que la thèse souvent mise en avant de l’affaiblissement inéluctable de la fonction RH manque d’étayage théorique et surtout de transcription dans la réalité du terrain.
Oui, la société va mal. Oui, l’entreprise est de plus en plus contestée. Or, qui « représente » la société dans l’entreprise ? La fonction RH. Alors c’est elle qui concentre les critiques. Elle ne mérite pourtant pas tant d’indignités, comme l’ont bien montré Charles-Henri Besseyre des Horts, professeur à HEC, dans un article de la revue de l’Association nationale des DRH (ANDRH : « Pour en finir avec le HR Bashing », Personnel, n°555, décembre 2014) et tout récemment François Geuze dans son vibrant plaidoyer (« RH… je t’aime, moi non plus », e-RH.org, octobre 2015 ) qui réactualise une de ses tribunes plus ancienne (« HR Bashing, mon DRH est nul… », Le Cercle, Les Échos, 9 septembre 2012). Ce débat sur les mérites ou les impasses d’une fonction qui se transforme n’a rien de spécifique à la France. On peut lire par exemple, un article de Peter Cappelli, professeur de management à la Wharton School paru cet été et intitulé « Why We Love to Hate HR…and What HR Can Do About It » (in Harvard Business Review, July-August 2015).
J’observe également que la contestation de la fonction RH n’est pas spécifique à notre temps (elle n’a rien de neuf), à notre espace (elle se manifeste dans d’autres pays) et à cette fonction (d’autres fonctions font elles aussi l’objet de vives critiques).
Pour autant, on ne peut écarter ces critiques d’un revers de main. Elles doivent constituer un point d’appui pour les DRH afin de mieux rebondir pour adapter leur fonction aux enjeux de demain. C’est dans cet esprit que je propose six leviers d’action à l’intention des DRH. Les trois premiers sont des contrepieds, que le DRH doit exécuter pour contrecarrer sa situation stratégique défavorable. Les trois suivants sont des initiatives d’entreprise sur lesquelles il peut se positionner pour refonder la légitimité de la fonction RH.
La DRH régalienne
Par nature, la fonction RH est conservatrice du fait de l’importance de ses responsabilités régaliennes : respecter le droit, assurer la paye, régler les cotisations pour son compte et celui de ses salariés… Ces fonctions régaliennes sont nécessaires mais n’apportent pas de valeur ajoutée visible aux opérations. D’où une proposition qui tente de plus en plus de dirigeants : scinder la fonction RH en deux, comme le recommande Charan Ram (« It’s time to split HR », Harvard Business Review, July-August 2014) :
• une partie à dominante administrative, qui peut alors facilement être placée sous la responsabilité du directeur administratif et financier (DAF) ou externalisée en France ou dans des pays à bas coût de main d’oeuvre et
• une autre qui reflète la composante stratégique de la fonction : développement des RH, leadership, management des talents, transformation de l’organisation, qui peut être prise en charge pour l’essentiel par la ligne managériale.
Je ne crois pas que cette évolution soit le signe de la déconsidération de la RH. Toutes les fonctions de l’entreprise sont exposées au même risque, celui de la dissociation entre
• d’une part les tâches de « maintien de l’ordre » et
• d’autre part celles de construction de la maison future (développement, innovation, etc.).
Prenons l’exemple du directeur des services d’information (DSI). Il connaît ces mêmes affres : le maintien de l’ordre (sécurité des données, maintenance des infrastructures, respect des standards et du niveau de service attendu,…) lui est laissé ou est dévolu au secrétariat général mais il voit s’échapper les tâches du futur : réseaux sociaux, e-commerce, m-commerce au profit d’un animal fraîchement arrivé, le chief digital officer (CDO).
Une autre signe trompeur de la supposée déconsidération de la fonction RH : on a vu effectivement se développer des nouveaux scénarios d’évolution professionnelle avec des postes de DRH de grandes entreprises confiés à des managers qui ne viennent pas de la filière RH, ceux que Xavier Baron (« Où va la fonction ressources humaines ? », Metis, 13 octobre 2015 ) appelle des « traversants ». Je n’en fais pas un signe de déconsidération de la fonction. Au contraire, le fait que la RH soit une figure imposée dans la trajectoire de hauts dirigeants est à mettre à son actif. Vouloir le contraire serait prendre le risque de la nécrose d’une fonction qui par nature, a besoin d’ouverture et de porosité. Comme l’affirmait Bruno Mettling, DRH Groupe d’Orange, « la fonction RH doit accepter de sortir d’une certaine forme de cloisonnement, en intégrant des profils très différents, pas forcément RH ; il faut également que les collaborateurs de la fonction RH acceptent de « sortir » de celle-ci afin d’intégrer les problématiques des autres fonctions » (« Fonction RH et performance collective : l’exemple d’Orange », Best of 2013, Anvie).
Face à ces défis, je crois que les DRH ne doivent pas lâcher le champ de la professionnalisation de leur fonction et de leur équipe. En effet, la technicité du métier a fortement progressé ces dernières années (compensation & benefits, lutte contre les discriminations, talents…) et le DRH est désormais mis en concurrence avec l’interne (ligne managériale) et l’externe (consulting, RH de transition, externalisation). Longtemps considérée comme technique, la fonction RH doit savoir le rester tout en s’imposant désormais comme stratégique.
La DRH à la remorque du changement et de la stratégie
La fonction RH est vue comme engluée dans l’accompagnement. On lui reproche de ne pas être capable de remonter vers l’amont des processus de changement, dans la définition du futur et non seulement dans la gestion des conséquences humaines du changement.
Tout n’est pas faux dans cette critique. Les DRH ont effectivement un fossé à combler vis-à-vis de la stratégie… et ce n’est pas spécifique à la France. IBM a mené une vaste enquête auprès de 4.200 dirigeants dans 70 pays, publiée en 2014, qui montre que les fonctions les plus fréquemment mises à contribution dans l’élaboration de la stratégie sont d’abord les DAF (72%) suivis des directeurs marketing (63%), des DSI (42%) et des directeurs de la production ou de la logistique (37%). Le DRH ferme la marche avec 35% seulement (« Exploring the inner circle – Insights from the Global C-suite Study », IBM Report, June 2014). Mais je ne crois pas que les DRH soient durablement absents de la formulation stratégique et cantonnés dans l’exécution. Je crois au contraire que les comités exécutifs (Comex) sont de plus en plus conscients que le changement ne peut se déployer efficacement dans l’ignorance du terreau humain. C’est pourquoi les DRH doivent devenir pleinement partie prenante de l’élaboration de la stratégie en s’appuyant sur leur capacité à anticiper ses conséquences en termes humains. Le témoignage d’Henri Durnerin est éclairant de ce point de vue (« Le premier DRH d’une entreprise est d’abord son directeur général », Metis, par Henri Durnerin et Danielle Kaisergruber, 13 Octobre 2015)
Le mauvais état de notre dialogue social est un autre signe fréquemment mis en avant du supposé déclin de la fonction RH. Derrière la chemise qu’observe Claude-Emmanuel Triomphe (« Sous la chemise, la crise ! », Metis, 13 Octobre 2015) c’est une autre déchirure qui nous interpelle, elle aussi béante, celle du dialogue social. Mais il est juste de pointer aussi que le dialogue social d’entreprise fonctionne beaucoup mieux que l’interprofessionnel. Il produit chaque année un nombre significatif d’accords d’entreprises, stable sur le long terme, autour d’un chiffre pivot de 35 000 par an (36 500 en 2014). Or, la négociation d’entreprise, c’est là où les DRH sont à la manœuvre…
Il est vrai que bon nombre de DRH se sont laissé enfermer par le modèle du business partner, qui comme l’écrit Claude-Emmanuel Triomphe « cache mal la réduction de la fonction à une simple gestion des ajustements ». Mais cette évolution n’est pas une donnée intangible. Elle résulte d’une compréhension défectueuse de l’intention : les Américains ont une vraie culture du partenariat ; ils sont capables de respecter leurs partenaires, y compris dans des configurations de compétition. Nous Français, avons une conception ancillaire du partenariat : le partenariat, c’est l’asservissement (au sens mécanique du terme), comme le confirmeraient bien des sous-traitants maltraités par leur donneur d’ordre sous couvert de partenariat. Ici encore, il faut prendre le contrepied : si la fonction RH veut solidifier sa légitimité, elle doit soigner sa présence et son soutien auprès des managers de proximité, qui sont souvent les plus exposés et jouent un rôle crucial dans le portage de la stratégie.
C’est ce que suggère Alain Mauriès dans son témoignage (« RH : Un désamour compréhensible », Metis, 13 Octobre 2015). Cette fonction d’appui du management intermédiaire me semble essentielle dans l’avenir de la fonction RH et dans son repositionnement stratégique. Or cette transition se met effectivement en place, au vu du Baromètre Défis RH 2014 (ANDRH-« Entreprise & Carrières ») : lorsque l’on demande aux DRH d’identifier les principaux enjeux de la fonction RH au sein de leur entreprise, celui qui ressort largement en premier est de « développer les compétences des
managers » (48%), suivi de son corolaire, « accompagner les manager dans leur mission RH » (39%). Ce n’est qu’ensuite que l’on trouve les enjeux plus classiques d’accompagner les réorganisations (34%), de maîtriser ou réduire les coûts (34%) et d’améliorer la compréhension des enjeux business (19%).
Le DRH serait la dernière roue du carrosse-entreprise ? L’humain serait totalement évacué du champ de préoccupation des entreprises tentaculaires ? Nos entreprises seraient caractérisées par un sous-management et un sous-investissement dans la fonction RH ? Je n’en suis pas si sûr et j’ai l’outrecuidance de m’appuyer non pas sur des ressentis, mais sur une batterie de données chiffrées qui me semblent converger. En voici huit illustrations concrètes :
1) 87% des DRH sont aujourd’hui membres du Comité de direction de leur entreprise. Ils reportent directement au président du Comex ou du comité de direction (Codir) dans 88% des cas (données ANDRH).
2) En utilisant les données d’un grand cabinet international d’analyse des rémunérations, je construis le ratio « CFO compensation / HRO compensation » (rémunération du DAF rapportée à celle du DRH) : j’observe que ce ratio (effectivement supérieur à 1) se maintient sur longue période, ce qui montre qu’aux yeux des dirigeants ou des conseils d’administration (CA), l’équilibre entre ressources financières et humaines n’est pas fondamentalement bouleversé ou détérioré au détriment des DRH.
3) L’idée selon laquelle la fonction RH en France connaîtrait un sous-management et un sous-investissement ne résiste pas à la confrontation avec le réel. Toutes les études de benchmarking disponibles (baromètre Cegos, Benchmark ADP, Hackett Group) ne confirment absolument pas un sous-investissement dans la fonction RH en France, bien au contraire. L’idée d’un sous-investissement dans le « capital humain » en France est également contredite par les données de l’Organisation de Coopération et de développement économique (OCDE) et de la Commission européenne (Eurostat), qui suivent les dépenses de formation initiale et continue.
4) Les questions de ressources et relations humaines sont encore trop absentes des sujets discutés en CA, l’instance de régulation la plus stratégique. Selon la troisième édition du baromètre de la Gouvernance RH (Deloitte et Misceo, 2014), seuls 14% des administrateurs ont le sentiment d’émettre des recommandations en termes de RH et la moitié d’entre eux reconnaît ignorer la manière dont le comité exécutif met en œuvre la politique de RH. Mais la prise en compte des questions de RH au sein des CA progresse et l’Institut Français des Administrateurs (IFA) joue un rôle moteur et s’est engagé récemment, dans un rapport qui propose dix bonnes pratiques à l’attention des CA
(« Gouvernance, Ressources Humaines et Performance », Rapport de l’IFA, octobre 2014).
5) Le DRH fait partie du cercle étroit des plus proches collaborateurs du PDG. L’étude « C-suite Study » d’IBM mentionnée ci-dessus a identifié trois combinaisons de fonctions favorables à la performance (lorsque les relations de travail sont fortes entre ces trois fonctions, la proportion des entreprises performantes dans l’échantillon étudié est plus importante) : CEO-CIO-CMO (PDG-DSI-Directeur marketing) avec une surreprésentation de 37%, CEO-CFO-CMO (PDG-DAF-Directeur marketing) pour 35% et CEO-CFO-CHRO (PDG-DAF-DRH) pour 32%. Pour expliquer les bonnes performances obtenues par cette dernière combinaison, l’étude souligne que l’élément humain et la culture facilitent la transformation ; les collaborateurs sont à la fois porteurs de la marque mais aussi remontent les signaux clients.
6) La fonction RH est l’une des plus valorisées par les dirigeants. Là encore, la tendance vient d’outre-Atlantique. Je me réfère à une étude coordonnée par Dave Ulrich et publiée par la Harvard Business Review, Son titre est explicite : « Why Chief Human Resources Officers Make Great CEOs » (Harvard Business Review, December 2014). Pour résumer :
a) Parmi les fonctions dirigeantes, ce sont les DRH qui présentent le profil de compétences le plus proche de celui des PDG.
b) Le job des DRH consiste à attirer et retenir les compétences, mettre en œuvre une organisation efficace et susciter la culture adéquate : c’est ce dont les PDG ont besoin pour déployer la stratégie !
7) Les DRH connaissent effectivement plus souvent une progression vers le poste de PDG, comme le relève un article de Focus RH (« Le DRH d’aujourd’hui, futur CEO de demain ? », 13 novembre 2013). Le baromètre MobiCadres sur la mobilité des cadres montre que les DRH sont de plus en plus sollicités par les directions qui les impliquent davantage dans la stratégie d’entreprise. L’effet sur la mobilité est notable puisqu’en 2013, comme le relevait la 7e édition de ce baromètre, la proportion des DRH qui ont évolué vers la direction générale se trouvait en hausse de 7 points (13 % contre 6 %).
8) La qualité de la fonction RH a un impact fort sur la performance financière. Déconsidérer la fonction RH serait donc contreproductif de la part des dirigeants. Parmi les centaines d’études qui établissent le lien entre performance RH et financière, j’en citerai une, celle du BCG (« Realizing the Value of People Management : From Capability to Profitability », août 2012) car elle se déploie sur longue période. Les entreprises aux fonctions RH les plus performantes ont vu leurs actions progresser en moyenne de 109 % sur dix ans alors que les entreprises du S&P 500 n’ont gagné que 10 % durant cette même période.
La DRH en apesanteur
En 2012, une enquête de la Cegos montrait que 50 % des collaborateurs déclarent ne pas avoir rencontré leur DRH au cours de l’année. Sur les 50% restant, combien auront eu l’occasion d’échanger avec leur DRH sur leur travail ? Cela illustre l’éloignement des DRH de leur « source de légitimité première » qu’est le travail, qui progressivement disparaît des radars managériaux (voir Pierre-Yves Gomez, « Le travail invisible, enquête sur une disparition », Éd. François Bourin, février 2013).
« La fonction RH est enfermée dans les processus et oublie le travail » résume Emmanuel Abord de Chatillon, professeur à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Grenoble et directeur de la chaire Management et Santé au Travail
(« Comment apprend-on à manager ? », Colloque de l’Observatoire des Cadres, 6 décembre 2013). Cette DRH en apesanteur, que je qualifie de « hors sol » parce que « hors travail », ne parvient pas à embrayer sur le réel car elle a perdu la connaissance et la compréhension fine du travail.
C’est la raison pour laquelle les DRH doivent s’emparer de la question de la qualité de vie au travail (QVT). La QVT n’est pas un couloir humanitaire au milieu de la guerre économique, ce n’est pas un pansement anesthésiant, ce n’est pas une prétention à apporter le bonheur et le bien-être, qui ne sont pas de la responsabilité de l’entreprise. C’est un levier pour reconcevoir fondamentalement le rapport au travail et les rapports de travail (voir « DRH V2.0 : L’architecte de la qualité de vie au travail » ).
Le second aspect est celui de la crise du travail. « Il y a crise de la fonction RH parce qu’il y a crise du travail » nous dit justement Xavier Baron. Les DRH qui ont laissé le travail disparaître sous les process, les indicateurs, les Enterprise Resource Planning (ERP) et autres prescriptions sont totalement démunis pour apporter des réponses pertinentes. Mais c’est aussi un atout considérable pour la fonction RH : elle seule a la possibilité de réinvestir dans le travail pour se doter des leviers. Est-ce impossible ? Regardons comment Orange et La Poste se sont relevées de ce que l’on a appelé improprement « la crise des suicides » de 2007 – 2010 (qui était une intense crise du travail) : en ré-injectant des managers intermédiaires et des RH de proximité dans leurs organisations pour refaire de la régulation sociale. Regardons ce que Renault a fait à Flins dans l’unité de travail de montage des portes et son extension à d’autres unités de production et d’ingénierie du groupe : créer de vrais espaces de dialogue sur le travail permettant aux opérateurs d’échanger, de contribuer à un travail bien fait et d’améliorer les conditions de travail. Dans les trois cas, ce sont bien les DRH qui étaient en première ligne…
Enfin le troisième aspect : la crise du travail se cristallise dans le choc entre des processus de travail qui requièrent de plus en plus de coopération d’équipe et de collaboration entre équipes et des processus de management et de reconnaissance du travail enserrés dans une gestion trop individualisée de la relation de travail. La fonction RH est au cœur de ce nœud et c’est à elle de favoriser une nouvelle approche des relations de travail pour retrouver ce que j’ai appelé l’intelligence de la coopération (voir « Travailler ensemble : pour une intelligence de la coopération » ). Alain Mauriès, le DRH du Groupe Pochet, a raison de signer « Directeur des relations humaines » (« RH : Un désamour compréhensible », op. cit.) et Henri Durnerin a raison de se définir comme « directeur de la coopération humaine ».
Je veux ici rappeler la conclusion de Xavier Baron dans l’un de ses articles qui préparait ce dossier de Metis : « L’avenir de la GRH est dans un professionnalisme à refonder, non sur l’emploi et le contrat de subordination, mais s’agissant de créer les conditions d’un « exister » au travail et par le travail (avec des politiques, des processus, des acteurs et des instruments). Sa valeur ajoutée sera dans les conditions de la solidarité. Elle sera dans un travail sur l’organisation du travail, bref, un travail de management du travail » (Xavier Baron, « La gestion des ressources humaines en crise », Metis, 9 février 2015).
La DRH et le défi de l’insubordination
Un autre facteur qui produit la crise de la fonction RH est l’inversion du modèle traditionnel sur lequel la RH s’est construite depuis Taylor et Fayol. La DRH a été la gardienne scrupuleuse du lien de subordination. Un lien enserré par l’hypertrophie de son carcan juridique (en moyenne une DRH doit intégrer 180 évolutions réglementaires par an, nous dit François Geuze) ; un lien qui n’apparaît plus capable de produire du progrès économique et humain. Elle doit maintenant, au contraire, être l’agent d’insubordination, qui l’amènera à explorer ce qui peut tenir lieu de lien dans le monde de demain : lien de coopération, de collaboration, de confiance.
Le DRH doit donc devenir le Chief People Officer. Il doit être celui qui aide les collaborateurs à construire des espaces d’initiative, d’innovation et d’autonomie beaucoup plus qu’édicter les règles de prescription du travail, qui se révèlent de plus en plus inopérantes. L’économiste Charles Handy a mis en évidence la mutation du travail, qui amène à remplacer le « job » (quelqu’un achète votre temps pour vous dire ce que vous devez en faire) par le « work » (quelqu’un achète ce que vous aimez faire). Le DRH doit aussi outiller une transition du management pour rendre cela possible
(voir « Transition managériale : heurts et malheurs français » ).
La DRH et la RSE : vers la DRHSE
L’émergence et le déploiement de politiques RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) au sein des entreprises propose des réponses et ouvre des nouvelles voies d’innovation pour le DRH, qui se situe déjà dans l’interface entre l’économique et le social / sociétal. C’est ce que souligne Alain Mauriès dans son témoignage: « Mon job, c’est de veiller à préserver cet équilibre fondamental entre le social et l’économique ».
La fonction RH est déjà en charge d’apporter des solutions qui représentent la responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de bon nombre d’enjeux sociaux et sociétaux comme par exemple le respect de l’équité, de l’égalité professionnelle, de la non-discrimination, des droits humains, l’amélioration des conditions de travail, l’équilibre vie professionnelle vie personnelle, le développement de l’employabilité,…
Aujourd’hui, 12% seulement des responsables RSE/DD en France sont rattachés aux ressources humaines (étude BDO/Malakoff Médéric de 2014). Par comparaison, aux Etats-Unis, 13% des professionnels RH sont responsables de l’élaboration de la stratégie RSE et 26% de sa mise en place. En effet, la fonction RH est bien placée pour affermir sa légitimité à prendre en charge la RSE, devenant ainsi une DRHSE (direction des relations humaines, sociétales et environnementales).
La fonction RH est-elle prête à s’engager dans cette voie ? La troisième édition de l’étude sur les formations RH, menée par l’association ANDRH et par le cabinet de conseil en management Inergie auprès de professionnels de la fonction RH, membres de l’ANDRH, sur un échantillon de près de 213 DRH (publiée dans le numéro d’avril 2015 de Liaisons Sociales Magazine) a pour objectif de déterminer le profil du DRH de demain. Les profils du futur posséderont d’importantes qualités managériales et seront attendus sur la RSE selon 38% des personnes interrogées : c’est un bon début !
La DRH et la transition numérique
L’intrusion du digital, qui fait entrer en turbulence business models et organisations, est un atout majeur pour les DRH… pour peu qu’ils parviennent à convaincre les Comex d’une évidence malheureusement peu admise : la transition numérique n’est pas une question de technologie mais de culture et de comportements, donc de RH. Le rapport remis par Bruno Mettling à la ministre du Travail le 15 septembre 2015 « sur la Transformation numérique et la vie au travail » confirme à quel point la transition numérique est un sujet de RH. Elle implique fortement les managers de proximité, « souvent oubliés et déjà très exposés ». Sur eux « repose une grande part de la réussite ou de l’échec de la transformation digitale » dans les entreprises.
Et pourtant, les DRH en France, contrairement à leurs homologues anglo-saxons, n’ont pas encore suffisamment saisi cette opportunité. Jean-Luc Placet, Président du cabinet IDRH, a raison de « s’interroger sur la contribution des RH aux enjeux du numérique » et de constater leur absence de la liste des huit fonctions leaders de la transformation numérique, selon une récente étude de l’Institut de l’Entreprise (mai 2015). Mais les dés ne sont pas jetés. Les DRH se mettent en ordre de bataille. La troisième édition de l’étude sur les formations RH citée ci-dessus montre que les dirigeants en ressources humaines sont 49% à répondre qu’ils devront davantage se focaliser d’ici cinq ans sur des missions d’innovation digitale et collaborative et 47% ont précisé que la transformation de la fonction RH et la conduite du changement feront partie de leurs domaines de prédilection.
Dans une série d’articles publiés sur son blog, Bertrand Duperrin montre que les DRH sont restés spectateurs des premières étapes de la digitalisation des entreprises : « la première fonction qui risque le déclassement à l’heure du digital est la fonction RH » écrivait-il dans un billet en septembre 2014. Mais les DRH sont en train de reprendre la main, à l’occasion de la transformation digitale qu’il définit ainsi : « la transformation digitale c’est l’entreprise 2.0 ou le social business auquel on ajoute les RH ». Dans un article de synthèse au titre explicite (« La transformation digitale : nouvelle chance pour les RH ? », 3 juillet 2014 ), il conclut: « Le rôle des RH n’est pas de réinventer la manière dont chacun opère dans l’entreprise, dans chaque ligne de métier, à chaque niveau. C’est de créer les fondations, le terreau fertile, le contexte, qui permettra aux initiatives métier et aux projets transverses de réussir. Exactement ce qu’il manquait jusqu’à présent. Exactement ce qu’un grand nombre est en train d’essayer de faire apparemment ».
Conclusion
Le soi-disant affaiblissement inéluctable de la fonction RH est une fable, fondée avant tout sur des représentations biaisées. Elle est contredite par les données. Qu’en est-il de l’avenir ? La DRH est assise sur une pépite d’or : plus nous allons vers la société de la connaissance, plus la source de l’avantage concurrentiel est constitué de ce que je me refuse à appeler « capital humain » mais plutôt « potentiel humain » (« Sommes-nous tous du capital humain ? » ).
Ces six leviers d’avenir, que la DRH peut actionner, ont un point commun : ils se déploient sur le temps long. Je pense que la raison principale de cette « crise de la fonction RH » si souvent évoquée tient au choc des temporalités. Aujourd’hui, un PDG de grande entreprise dans le monde reste en poste seulement cinq ans. En vingt trimestres, un DAF peut redresser les ventes, un directeur marketing peut améliorer la part de marché, mais le DRH travaille dans l’intangible et sur le long terme : le temps de l’employabilité, ne se laisse ni mesurer facilement, ni enfermer dans un reporting au trimestre. Pour refonder la fonction RH sur les nouvelles bases de la société de demain, les DRH devront actionner plusieurs de ces six leviers, mais ils devront aussi miser sur la force de leurs convictions.
Pour aller plus loin :
Xavier Baron, La performance collective : repenser l’organisation des travailleurs du savoir, Éditions Liaisons, avril 2012
Bruno Mettling, « Rapport sur la Transformation numérique et la vie au travail », remis à la ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation Professionnelle et du Dialogue Social, septembre 2015
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