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Xavier Baron fait partie de l’équipe de rédaction de Metis depuis le tout début, vous êtes habitués à lire ses papiers sur la GRH, le management. C’est aujourd’hui l’humaniste, le père qui témoigne suite aux attentats du 13 novembre.

 

Ce ne sont pas des pensées ou des analyses que je dois exprimer cette fois. Ce ne sont même pas des émotions d’un genre que je connais. La colère viendra peut-être plus tard. Ni la tête, ni le cœur. C’est le ventre qui parle aujourd’hui.

 

Ils ont tiré sur mon fils
Je ne l’ai su que samedi matin. En même temps : les attentats la veille, qu’il y était, et qu’il « allait bien ». C’est sur mon fils qu’ils ont tiré. Lui est indemne, physiquement. Victor est mort. Pourquoi Victor et pas lui.
Très vite la lumière s’est éteinte dans « La Belle Équipe ». « Qu’est-ce c’est que ça, c’est ouf » dit l’un. Roman face à la vitrine comprend plus vite, « c’est un attentat ». Le bruit est effroyable, le son des balles, distinct et précis. Victor est à terre, tout le monde s’est recroquevillé au sol. Cela dure.
Et puis cela s’arrête. Pas un bruit dans la salle. Les blessés mêmes sont pétrifiés. Ce n’est qu’ensuite qu’ils vont hurler leur douleur. Du sang partout, des morts, l’impuissance, on ne sait pas faire, on ne sait pas quoi faire. Se fâcher quand même contre un connard de badaud qui filme avec son téléphone et flash. Quelques très longues minutes peut-être, hébétés et hyper conscients en même temps. Passent en premier des gendarmes ou des policiers en gilets pare- balles. Puis les pompiers. Certains font montre à leur arrivée d’un grand désarroi. Ils sont entrainés, mais 19 morts et des blessés partout, à l’arme de guerre. Ils n’avaient jamais vu. Très vite, « ils ont été bons, ils ont fait le job ». Mon fils est resté avec Victor dans ses bras, n’osant bouger. Après tout, il ne saignait pas tant que cela. Les pompiers ont emmené Victor, sans papier, sans accompagnement. Mon fils appelle les parents de son ami, rassure sa mère, puis le cherchera toute la nuit avec ses amis, dans les hôpitaux, les morgues, évitant les caméras et les journalistes. Sa mort, probablement sur le coup, n’est confirmée que vers midi trente samedi. Une seule balle dans le dos. A 20h13, samedi 14 novembre, un SMS : « Victor s’en est pas sorti, on doit faire avec maintenant ».
Roman, mon fils et heureusement beaucoup d’autres sont indemnes, physiquement. Mais beaucoup sont déchirés dans leurs corps. lls étaient 10 pour fêter l’anniversaire de Jessica, tous nés au début des années 90. Ils étaient dans un bar du 11ème, leur quartier. D’autres devaient encore les rejoindre. Rien n’était planifié, comme d’habitude. Un décide et par SMS, « cela peut prendre une heure mais on finit par se retrouver ». Trois filles du groupe sont touchées. Jessica, une balle dans l’abdomen, une autre à la jambe, est stabilisée samedi matin et maintenue en réanimation depuis. On craint pour ses jambes. Eva, un pied arraché, est amputée. Une autre a pris trois balles dans les membres. Méline a reçu plusieurs balles, coude, hanche et jambe. Elle perdu un doigt, son bras est très abimé. Ida est touchée aux jambes. Elle est encore en opération. Les tueurs ne sont pas rentrés. Ils ont tirés de l’extérieur, longuement. Les premiers tombés étaient sur la terrasse, certains pour fumer. « Leurs corps en premier plan a fait écran aux balles pour ceux qui étaient à l’intérieur ». Victor, dos à la vitrine est tombé.
Ni Victor, ni Roman, ni Jessica, ni Eva, ni mon fils n’étaient particulièrement visés. Au mauvais endroit au mauvais moment, disons-nous machinalement. Mais non, ce n’est pas un accident. Ce sont bien eux, Victor, Roman et son amie Jessica, Eva, Ida, Méline, Nathan, Marco, mon fils…, qui étaient méthodiquement, intentionnellement ciblés.
Victor n’a reçu qu’une balle, dans le dos. Ce n’est pas une balle perdue. Cette balle et les autres étaient adressées à l’innocence, à l’insouciance, à la jeunesse, au bonheur de vivre y compris sans raison, à l’indécision d’un avenir non programmé, inquiétant peut-être, mais d’un futur certain. Ces balles ont trouvé les cibles que leur assignaient les dérives d’une religion qui fait honte aux musulmans eux-mêmes. Karim a 25 ans. Il est un ami du groupe. Il est croyant et pratiquant. 1,90 m et barbu, il est entré dans un restaurant hier dimanche. Des regards se sont braqués sur lui, beaucoup arrêtant de manger. Il se demande s’il va raser sa barbe. Momo, fils de gardienne voilée est en pleurs : « J’ai toujours fait ce que je pouvais pour montrer qu’on est des gens bien, ils ont gâché le travail de toute ma vie ». La mère de Wafa a hésité longuement à sortir rendre hommage aux victimes en restant voilée, de peur de l’amalgame.
Dimanche, déjà saturés d’images, nous apprenons tous à Metis que Claude Emmanuel a lui aussi été touché. Ce n’est pas à moi d’en dire plus. Il est, selon la formule, hors de danger. Il a eu de la chance, disons-nous entre nous. Cela pourrait faire sourire. Ils étaient juste-là. Tu parles d’une chance ! Victor est mort, Claude est blessé, mon fils est indemne, physiquement. Pourquoi Claude Emmanuel et pas nous.
Ils ont tué un garçon bien. Ils ont blessé un homme juste qui se bat pour les valeurs d’humanité, un homme de paix. Ils ont tapé dans le contraire d’un « ventre mou », serait-il celui de l’Occident. Ils ont tiré pour tuer nos enfants.

 

Ils ont tiré sur nous, encore et encore
Fin aout 1944, ils ont tiré sur mon grand-père. Il est mort la veille de la Libération et enterré du coup avec les honneurs dus à un résistant certes mais aussi à un héros reconnu de la Grande guerre, celle de 14-18. Ceux qui ont tiré alors avaient un visage, des uniformes. Ils craignaient pour leur vie.
Pas ceux de ce vendredi 13 novembre 2015. Ils étaient morts avant de tuer.

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.