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par Michel Forestier

Michel Forestier

La rentrée sociale met au cœur du débat le Droit du travail. Je me propose d’y participer, modestement, en partant d’un texte publié en juin dernier, qui en a été un des inspirateurs : Le travail et la loi qu’ont signé ensemble Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen. Ils y proposent une nouvelle approche qui mérite, par son originalité, qu’on s’y arrête et la prenne au sérieux : quelles compréhensions du travail, du droit et de l’histoire sociale de notre pays véhicule-t-elle ?

Commençons d’abord par examiner leur intention. Elle est claire et répétée plusieurs fois dans l’ouvrage. Ils souhaitent, disent-ils, contribuer, avec les moyens du Droit, à la réduction du chômage. C’est évidemment un motif généreux auquel il est aisé de souscrire. Mais l’invocation ne suffit pas, sous peine sinon de trouver là simplement un argument pour justifier n’importe quelle décision politique. En quoi donc le Droit du travail est-il une source de chômage ? Leur réponse est aussi simple que fort peu étayée : sa complexité serait un frein à l’embauche, notamment dans les petites entreprises. Mais les auteurs ne font référence à aucune étude ou simulation qui viendrait donner corps à leur assertion ; ils n’essaient pas d’évaluer ce que pèse ce facteur parmi les autres causes, notamment économiques ; ils ne disent pas non plus combien d’emplois pourraient être créés par une simplification du Droit du travail. Or la vocation première de ce Droit, c’est de clarifier et pacifier les relations d’emploi de 24 millions de personnes en France. On ne saurait donc agir sur lui sans penser aux effets que cela aura aussi bien sur eux que sur les 3 millions et demi de personnes qui n’ont pas de travail. Par deux fois et en vain, le gouvernement Villepin a cherché à introduire de nouveaux contrats supposés être plus favorables à l’embauche (Contrat Nouvelle Embauche en 2005, Contrat Première Embauche en 2006). Il est regrettable que nos deux juristes n’en aient pas tiré d’enseignement et aient essayé, à leur tour, de « vendre » leur proposition sous le même motif, car cela la place dans le champ de la polémique idéologique ou pire, politicienne, alors qu’elle mérite beaucoup mieux.

La compréhensibilité du Droit, un enjeu démocratique
On ne saurait en effet leur reprocher de s’attaquer à la complexité et au manque d’intelligibilité du Droit qui en découle. Il relève de la santé politique publique de toujours veiller à lutter contre la tendance « naturelle » des sociétés complexes à empiler les décisions contingentes et historiques les unes sur les autres et à créer ainsi un maquis de textes dans lequel ne se repèrent, voire prospèrent, que des spécialistes. La démocratie, en s’éloignant du bon sens citoyen, ne peut qu’y perdre. Certes, il y a eu un effort récent de codification du Droit du travail (2007) – auquel d’ailleurs a activement participé Antoine Lyon-Caen -, mais il s’est fait à droit constant et n’a donc sur ce plan guère amélioré les choses.

L’effort de simplification de nos deux auteurs n’a porté que sur le Contrat de travail dont ils considèrent qu’il est le cœur du Droit du travail. Je reviendrais plus loin sur ce point car c’est là que réside mon désaccord majeur avec eux. Admettons toutefois dans un premier temps cette réduction du champ pour examiner comment ils ont procédé. Ils soulignent avec justesse que le problème d’intelligibilité tient à « l’absence d’établissement des finalités des règles ». Une règle perd en effet sa force de conviction dés lors qu’on ne comprend pas sa raison d’être. C’est cette restauration qu’ils ont donc cherché à réaliser en se concentrant sur « l’essentiel ». En 50 articles effectivement lisibles et compréhensibles, ils disent fournir le « niveau supérieur de généralité », à partir duquel tout le reste découle. Cet exercice, ils l’ont réalisé à partir du droit actuel. Je n’ai pas les compétences pour juger de la fidélité et la qualité du résultat, mais étant donné le pedigree des auteurs, j’aurais tendance à leur faire confiance.

Cette écriture à nouveau frais aboutit à trois cas de figure différents. Dans le premier, qu’ils qualifient de « reproduction », ils ont simplement repris des dispositions actuelles. C’est le cas de l’article 1 :
« Les droits fondamentaux de la personne sont garantis dans l’entreprise »
Qu’ils disent être une adaptation de l’article L 1121-1 :
« Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »
Dans le cas de la « synthèse », ils ont cherché à faire court. L’article 9 en est un bon exemple :
« Le contrat à durée indéterminée est la forme normale de la relation de travail. Le contrat de travail à durée déterminée permet de répondre aux besoins temporaires de l’entreprise »
Il écarte toute typologie des contrats, par nature politiquement très fluctuante, et institue le Contrat à Durée Indéterminée comme la forme normale du contrat de travail. Cela est conforme à l’esprit du droit actuel plus qu’à sa lettre. D’autres formes de contrat restent évidemment possibles, mais seulement s’ils permettent de traiter de situations particulières mieux que ne saurait le faire le CDI.
Enfin, le dernier cas est celui de la « novation ». L’article 12 prévoit ainsi :
« Le salarié a droit, lors de son embauche, à une information complète et écrite sur les éléments essentiels de la relation de travail »

Cette information du salarié à l’embauche permet de réduire le formalisme obligatoire, en se concentrant sur ce qui est nécessaire pour clarifier dés le départ la relation d’emploi. Toutefois, ce formalisme réduit – et c’est là qu’à mon avis réside l’innovation – conduit à ce que son omission par l’employeur fasse de la déclaration du salarié la base juridique reconnue par les tribunaux. C’est un donnant-donnant très efficace pour inciter à l’application d’une règle.

Où il est montré qu’un travail peut en cacher un autre
Cette synthèse par le haut simplifie en outre, même si elle n’a pas ce but, l’analyse de ce que les juristes, et donc les créateurs du droit que sont les parlementaires, entendent par « travail ». Le mot figure 27 fois dans le texte sans jamais être défini. Sa signification doit donc être dégagée à partir du contexte de ses occurrences. Pratiquons comme un archéologue du futur qui découvrirait ce texte, identifierait le sens de tous ses mots, sauf celui de « travail » dont il ne connaîtrait que la graphie. Il constaterait que ce mot est utilisé de deux manières différentes : pour lui-même comme nom, mais plus souvent encore comme complément dans des expressions telles que contrat de travail, relation de travail, accident du travail, juridiction du travail, durée du travail, vie au travail, etc. Il y verrait l’indice grammatical d’un double sens, étroit d’un côté, large et englobant d’un autre.

Ce sens large est donné de la manière la plus claire par l’article 21 qui divise la vie en deux, l’une étant consacrée au travail et l’autre à la vie personnelle, familiale et civique. Le « travail » (sens large) apparaît ainsi comme espace physique, social et temporel dans lequel le travail (sens étroit) s’effectue. La relation de « travail » est celle qui se noue entre un travailleur et le propriétaire de ce lieu, la juridiction du « travail » étant chargé de traiter des conflits qui naissent dans ce lieu et ce temps, autour de cette relation. Le contrat de « travail » enfin est la formalisation de cette relation.

Le sens étroit peut, lui, être identifié dans 9 articles :
L’article 8 donne à l’employeur le pouvoir d’organiser le travail dans l’entreprise tout en veillant à l’adapter à celui qui l’exécute ; l’article 16 donne l’obligation à l’employeur d’assurer au travailleur les moyens d’effectuer son travail, en contrepartie de quoi celui-ci doit l’exécuter avec diligence ; l’article 24 indique que le travail peut être cause d’accident ou de maladie et l’article 6 l’interdit aux mineurs de moins de 16 ans (sauf s’il s’intègre dans une formation professionnelle) ; l’article 32 définit le temps de travail effectif et l’article 33 lui fixe des bornes temporelles ; l’article 36 indique que le travail de nuit n’est possible qu’en cas de nécessité économique ou sociale ; l’article 40 prévoit pour les travailleurs qui disposent d’une liberté d’organisation de leur travail la possibilité d’une rémunération forfaitaire ; enfin l’article 41 indique que le salaire doit être proportionné à l’ampleur et la qualité du travail.

Ces occurrences permettent de dessiner le portrait suivant du travail : c’est l’activité qu’une personne (un travailleur) réalise, à partir d’un certain âge, pendant un certain temps et qui est organisée par une autre (un employeur). Elle peut ne pas lui être adaptée et affecter sa santé. Sa réalisation suppose des moyens qui sont apportés par l’employeur. En contrepartie de son ampleur et de sa qualité, le travailleur reçoit un salaire. Se trouve ainsi décrite une situation mettant en relation deux personnes autour d’une activité voulue et gouvernée par l’une et exécutée par l’autre. De l’activité elle-même, on ne sait rien de sa nature, si ce n’est qu’elle est productrice de revenu pour le travailleur. Ce qu’il en est pour le pourvoyeur des moyens du travail reste dans l’ombre. Le texte ne dit en effet nulle part d’où il tire le salaire du travailleur. Notre archéologue du futur devrait aller chercher la réponse dans d’autres documents, économiques ou syndicaux par exemple. Il verrait alors que les ressources de l’employeur qui lui permettent de rémunérer le travailleur proviennent soit de la vente des biens ou des services que le travail a produits, soit d’une richesse antérieure dans le cas où les biens ou les services ne sont pas commercialisés.

Pour être complet, on peut aussi relever que le mot travail est parfois remplacé par celui d’emploi. C’est le cas dans l’article 16 qui enjoint l’employeur d’adapter les salariés à l’évolution de leur emploi. Il ne peut évidemment s’agir que du travail que les ergonomes appellent prescrit : ce que le salarié a à faire, ses tâches. Si les tâches changent, quelles qu’en soit les raisons, cet article indique que l’employeur doit veiller à ce que les travailleurs soient formés et préparés pour les exécuter.
Le travail qu’envisage le Droit apparaît donc double. Il est l’activité productrice de revenu qu’un travailleur réalise sous la dépendance d’un employeur et qui emporte des obligations pour les deux parties. Il doit aussi s’entendre comme une métonymie de l’espace physique, social et temporel dans lequel s’exerce ce travail subordonné. C’est dans ce dernier sens que peut se comprendre les expressions « relation de travail » et « contrat de travail ».

Deux raisons principales font de ce travail particulier le centre des débats politiques. La première tient à son caractère subordonné, car dés que le travail n’est plus à la main de celui qui l’exécute, il est potentiellement source de conflit avec celui qui le commande, sur de multiples aspects de la relation : sa pérennité, sa durée, sa rémunération, ses conditions d’exécution, etc. Ce sont ces conflits qui ont conduit, depuis le XIX° siècle, la puissance publique à intervenir et légiférer dans une sphère pourtant considérée comme privée. L’autre raison de la centralité politique de cette forme de travail, qui ne fait qu’amplifier la première, tient au fait que c’est dans ce cadre que la grande majorité des travailleurs de nos sociétés contemporaines travaillent.

Un Droit du travail simplifié et amputé
Venons en maintenant à la principale critique que je porte à cette initiative. Leurs protagonistes considèrent que le contrat de travail est au « cœur du Droit de travail » et indiquent que c’est lui qui fait l’objet des « discussions les plus vives ». Leur effort de simplification ne porte donc que sur lui et ils écartent de leur proposition les autres parties constitutives du Code du travail telles que les relations collectives de travail, la santé au travail ou les institutions publiques du travail. Le choix de se concentrer sur le plus important et le plus sensible est une preuve de rigueur et d’esprit de décision, mais dans le cas d’espèce, il nous ramène plus de deux cents ans en arrière. En effet, il ne fait que réactualiser la fiction juridique initiale du salariat : une relation entre individus égaux en droit, l’un apportant les moyens de travailler, l’autre exécutant le travail que le premier lui propose, l’un disposant de la propriété du bien ou du service produit, l’autre d’un salaire. Le collectif des travailleurs est ainsi totalement évacué. Cette fiction fit des ravages en France et en Angleterre. Elle fut corrigée progressivement, à la suite des nombreux conflits du travail et des constats de la dégradation de la santé des travailleurs de l’industrie dont elle fut à l’origine. Certes, nos auteurs reprennent dans leur texte les nombreux verrous juridiques introduits depuis deux cents ans qui limitent les excès de l’employeur sur son salarié. Mais en même temps, en écartant les autres parties du Code du travail, ils sanctifient cette construction juridique et effacent l’histoire juridique du travail qui a visé à la corriger. J’ai montré dans Le travail contre nature (article « La régulation politique du travail ») que cette histoire se caractérisait par l’introduction progressive des droits collectifs des travailleurs et des obligations de préservation de leur santé et de leur sécurité. Deux articles, placés significativement en dernière position, font certes état de l’existence de collectifs, mais sous la forme la plus incroyablement individualiste et désengagée qu’on puisse imaginer : le premier déclare en effet que « tout salarié a droit à voir ses intérêts défendus par un syndicat de son choix ». L’idée syndicale fondamentale d’unir un collectif de travailleurs pour dégager une expression concertée de leurs revendications et affirmer leur ambition commune d’émancipation disparaît. Le syndicat n’est plus qu’une sorte d’institution avocate chargée de la défense des individus. De même, l’article 50 prévoit que « tout salarié a droit à participer à l’élection d’un représentant qui assure la défense de ses intérêts dans l’entreprise ». L’idée qu’il puisse existé des intérêts collectifs n’a donc pas droit de cité dans le texte de nos deux auteurs. Celui-ci ne reconnait que l’égoïsme et l’intérêt individuel et les magnifie ; il ouvre la voie au clientélisme. Est-ce vraiment cette éthique qu’il faut promouvoir en entreprise ?

Mais derrière cette critique s’en profile une autre plus radicale. La proposition de Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen ne vise que la simplification du Droit du travail. C’est un effort de nettoyage auxquels ils se sont engagés, qui laisse de côté le véritable défi auquel sont confrontées les sociétés « développées » : comment mettre en place un travail qui assure à la fois une production humainement et naturellement soutenable (cf. Le travail contre nature, p 381). Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’un Droit du travail, mais d’un « Droit de l’entreprise » qui l’englobe, et ne fasse pas l’impasse sur les dimensions économiques et écologiques de la relation de travail. En effet, le problème majeur du travail salarié, c’est qu’il est subordonné à un employeur qui ne représente pas l’entreprise mais la société commerciale qui en est propriétaire – autre fiction juridique. Or, l’entreprise, ce n’est pas une société commerciale. D’un point de vue anthropologique, on peut la définir comme une organisation inscrite dans la durée qui rassemble une communauté hiérarchisée de production autour d’un objectif de production, équipée de moyens et dispositifs techniques et dont les règles de répartition des produits qu’elle génère sont définies au préalable. Sa gouvernance ne devrait pas avoir comme seul et unique intérêt celui du propriétaire, mais prendre également en compte, à égalité de dignité, celui du collectif des travailleurs et de son territoire d’implantation. Cette innovation politique et sociale conduirait évidemment à ce que soient mises en question les mécanismes d‘appropriation des richesses et de leur distribution, ce qui est évidemment l’obstacle majeur qu’elle rencontrerait… Au vu des débats de cette rentrée sociale, cette proposition apparaît terriblement inactuelle. Cela ne l’a fait certes pas moins raisonnable.

 

En savoir plus
Michel Forestier est ingénieur agronome et docteur en philosophie ,consultant en entreprise sur les problématiques de vie au travail www.penserletravailautrement.fr

Robert Badinter est le Garde des Sceaux qui a aboli la peine de mort en France. Il a été également Président du Conseil Constitutionnel.
Antoine Lyon-Caen est un éminent spécialiste du Droit du travail. Leur texte a été publié dans Le Monde daté du 16 juin 2015. Il est également disponible chez Fayard : Le travail et la loi, Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen, Fayard, Paris, 2015

Publié le 13/09/2015 sur www.penserletravailautrement.fr

 

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