par Mireille Battut
Comment et dans quelle mesure la transition énergétique passera par les acteurs parties prenantes et non plus par les grand-messes étatiques. Certes, les négociateurs de la COP21 se sont quittés avec un « accord hautement ambitieux », mais non financé. C’est aux territoires, aux entreprises et aux parties prenantes qu’il appartient désormais de se rencontrer autour de la construction de systèmes décentralisés. De fait il faut penser l’activité humaine dans les territoires pour réussir le changement climatique.
A côté des zones matures à réseaux d’infrastructures denses et interconnectés, émergeront des ilots de croissance « vertueuse » capables de fonctionner sans le préalable de la construction d’infrastructures. Les conséquences en termes de financement et de soutenabilité sont immenses. Et il faut bien avoir conscience que cela est rendu possible par la révolution digitale. Cette nouvelle phase de la transition a le mérite de mettre le travail, l’activité humaine au cœur. Mais elle pose aussi la question de l’appropriation démocratique au risque de signer l’abandon des ambitions d’un développement pour tous.
Nonobstant la prouesse de l’accord obtenu à Paris lors de la COP21, les objectifs climatiques ne seront pas atteints. A quoi sert d’afficher un objectif à 1,5°C s’il est trop tard pour infléchir la courbe de température au-dessous d’une tendance à 3°C ? Que peut-on encore espérer des politiques publiques, du plan, des grands investissements d’Etat, des grandes infrastructures, de l’énergie centralisée ? Une chose est certaine, cette vision-là, centralisée et décidée au niveau des gouvernements, n’est et ne sera pas financée. Les acteurs, tétanisés par les chocs géostratégiques (le baril de pétrole est en dessous de 40€), restent dans l’attente d’un cadre réglementaire incitatif pour des investissements dont la rentabilité se calcule sur le long terme. Encore faut-il, au niveau européen, que la priorité soit effectivement accordée à l’objectif climatique et non à l’obsession d’ouverture des marchés à la concurrence. Or, dans ce secteur, ni le marché, ni les mécanismes de régulation mis en place n’ont réussi à faire la preuve de leur capacité à envoyer les bons signaux aux acteurs. La faillite lamentable du marché du carbone en est la preuve, dont le prix plafonne à 5€ alors qu’il faudrait 30€ pour permettre de remplacer les centrales les plus polluantes !
Une nouvelle gouvernance énergétique : l’humain au cœur de la solution
En France, la mise en place d’un cadre clair, cohérent et partagé de la transition énergétique est un vrai casse-tête : code de l’énergie, loi de programme fixant les orientations de la politique énergétique, Grenelle de l’environnement, code minier, PPI, PIP, décrets, ordonnances, règlements… (La Loi du 18 août sur la transition énergétique attend toujours ses décrets d’application, 7 textes seulement publiés fin 2015 sur la centaine requis).
Quand, même les plus initiés ont du mal à s’y retrouver, comment envisager que le citoyen puisse devenir acteur ? Si l’on veut prendre au sérieux les ambitions de la transition énergétique, il faut sans doute changer de focale et s’intéresser à ce qui est au cœur de l’énergie : l’activité humaine, au sens propre, et la façon dont cette activité s’organise sur les territoires.
Or la question est bien de savoir quel modèle de développement nous voulons. Et il est impossible d’y répondre de façon univoque. Dans les zones déjà densément équipées, les réseaux électriques et gaziers pourront s’interconnecter pour stocker de l’énergie renouvelable (« Power to Gas » et « Gas to Power » par exemple), et s’articuler avec les grandes productions centralisées. Dans les pays qui ont encore de gros besoins d’équipement, il peut y avoir des stratégies différentes en fonction des financements, de la proximité de l’énergie primaire et plus encore des ambitions des acteurs locaux : équipement d’un réseau centralisé pour l’Indonésie, solutions décentralisées pour la Côte d’Ivoire. L’énergie décentralisée pourrait représenter près de 10% de la production électrique de ces deux pays en 2020.
Les villes, lieu d’une nouvelle révolution industrielle
La mobilité est ainsi l’une des problématiques les plus complexes de la transition énergétique. Et à quelle échelle cette capacité essentielle, qui ouvre l’accès à l’emploi, au logement, s’organise-t-elle ? Au niveau des territoires. Elle se discute dans les termes de nos besoins les plus essentiels : nous déplacer, manger, nous chauffer, nous loger, travailler, réutiliser, donner, être solidaires, rendre la ville vivable, en un mot : faire société.
La moitié de la population mondiale habite aujourd’hui les villes. Celles-ci génèrent les deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les élus des Villes et Gouvernements Locaux en ont très précisément pris conscience. C’est ainsi qu’en plein milieu des travaux de la COP21, un mini-sommet des élus locaux s’est engagé à promouvoir, voire à dépasser les objectifs de l’Accord de Paris 2015. Concrètement, leur ambition est de combler 30% de la différence prévue entre les engagements nationaux et les niveaux nécessaires pour limiter le réchauffement à 2°C. Peut-on y croire ? Jusqu’à présent, les objectifs annoncés dans les feuilles de route ont rarement été atteints. Pourtant, l’université américaine de Yale qui a analysé plus de 10 000 engagements des villes, régions, entreprises et investisseurs pris depuis la COP20, a repéré que les actions climatiques de ces acteurs non étatiques sont en croissance rapide. Ceux-ci se constituent en réseaux pour diffuser l’innovation, échangent sur leurs bonnes pratiques, se coordonnent pour réaliser des achats groupés.
Enfin une indication encourageante ?
La révolution industrielle n’est plus, de loin, l’apanage des entreprises – voire, celles-ci n’en sont peut-être plus les acteurs décisionnaires. De quoi nous faire réfléchir sur les moteurs de l’innovation, au passage. Elle gagne les villes comme en témoigne le thème d’un récent appel d’offres du gouvernement «Démonstrateurs industriels pour la ville durable». Les critères en étaient la faible empreinte carbone, l’autonomie énergétique, l’économie circulaire, la protection de la ressource en eau, la reconquête de la biodiversité, la mixité fonctionnelle et sociale, la participation citoyenne.
Il est notable que tous les lauréats s’appuient sur l’innovation numérique pour atteindre ces objectifs. A partir de plateformes de collecte de données multiples, il s’agit d’articuler et d’optimiser la gestion des déplacements, des productions et consommations d’énergie, d’eau et de déchets. A partir d’un outil 3D « jumeau numérique de la ville », il s’agit d’imaginer et de tester des solutions d’aménagement, d’y travailler de manière participative et d’accompagner les changements d’usages et de comportements. Les « smart grids » multi-énergies et les services connectés permettent de développer l’économie collaborative, les circuits courts et la valorisation des déchets.
En fin de compte, la révolution « smart » revendique de gérer de façon intelligente les systèmes au service de l’efficacité énergétique, mais elle n’apportera pas de réponse quant aux choix collectifs d’organisation des sociétés. De même, nos comportements quotidiens seront progressivement imprégnés de nouvelles habitudes plus vertueuses, mais cela ne nous dit pas qui aura accès à l’énergie ni à quelles conditions. L’enjeu n’est pas seulement climatique. Il est tout bonnement démocratique.
Mireille Battut est directrice associée de SECAFI
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