La problématique du don a été explorée depuis longtemps par les anthropologues puis par les sociologues. Dans « l’entreprise une affaire de don », un groupe d’enseignants-chercheurs en management pose aujourd’hui des jalons pour introduire la logique du don dans le fonctionnement des organisations.
Dans la même veine, Metis a déjà présenté le livre de Norbert Alter « Donner et prendre-la coopération en entreprise » qui montre que l’efficacité du management repose sur des dimensions archaïques, universelles et pragmatiques comme le don, les émotions , les sentiments, la reconnaissance. Il en déduisait notamment que « le mal-être au travail » provient pour une grande part de l’incapacité à reconnaître le « don », sa valeur et donc le travail.
Un programme ambitieux
Le livre dont nous parlons est la première étape d’un programme ambitieux mené au sein d’un collectif de chercheurs fondé en 2011, le GRACE (Groupe de Recherche Anthropologie Chrétienne et Entreprise), qui a pour objet de travailler sur l’importance, dans les entreprises, des valeurs qui n’ont pas aujourd’hui de fondements théoriques dans les sciences de gestion ainsi que sur le rôle des anthropologies dans les organisations. Le thème du don, de l’échange et de la gratuité est un premier domaine d’exploration. L’objectif de ce programme de recherche est donc de produire du savoir sur les mécanismes liés au gratuit et au don dans le fonctionnement de l’économie et particulièrement dans les organisations. C’est ainsi que les auteurs ont exploré, à travers quatre monographies, comment le don intervient dans le fonctionnement des établissements de santé privé, la construction d’alliances stratégiques, le leadership et le marketing. Ils en concluent que l’entreprise est une affaire de don parce que, sans cela, il n’est pas de management possible et l’organisation ne fonctionne pas.
Le postulat de deux logiques
Les auteurs observent que le don et le gratuit irriguent les relations entre les hommes, en particulier dans les organisations. Les exemples abondent mais ceci est en général considéré comme une sorte de « supplément d’âme », souhaitable certes mais au fond plutôt secondaire.
Pas du tout, affirment-ils, le don n’est pas tout mais il n’est pas rien : il ne relève en tout cas pas du domaine des bons sentiments susceptibles d’humaniser l’économie. Il est beaucoup plus que cela car il est « un fait anthropologique total » qui mobilise le désir et l’énergie des acteurs de l’économie. Comment ?
Le don, et plus précisément le don ouvert, est « l’acte par lequel une personne donne un objet ou rend un service sans rien attendre ni recevoir en retour ». Au contraire de l’échange marchand, du contrat où précisément les termes sont bien définis (quand, combien, qui), on se trouve ici dans le risque et l’incertain : le contre-don est possible, sans doute souhaité, mais quand, sous quelle forme ? C’est pourquoi le don, par la relation ouverte qu’il introduit, exprime la liberté humaine de faire, liberté de faire un don et liberté de faire un contre-don où, dans le même temps, un collectif est potentiellement créé. Au contraire, dans l’échange marchand, c’est l’autonomie des acteurs qui est primordiale : après la transaction, chacun retrouve son indépendance l’un vis-à-vis de l’autre, il n’y a pas de collectif. Ce qui se joue dans le don est la volonté d’établir une relation sociale, un lien qui permettra une circulation facilitée et rendue possible par une foultitude de choses qui font que ça marche. Il est à la fois source d’énergie et conducteur. Mais, observent-ils, le don a sa logique propre, évidemment très différente de la logique marchande. Comment celles-ci se combinent-elles ?
La cécité à la logique du don
« Si on regardait attentivement le monde économique de telle manière qu’apparaissent en rouge les relations fondées sur les ventes, les calculs et les contrats, et en vert celles qui se nourrissent de don et de gratuité, on verrait d’innombrables tâches vertes sur un fond rouge et, souvent, des mélanges de couleurs ». Pourquoi nos lunettes ne nous permettent-elles de voir que le rouge ?
Pierre-Yves Gomez voit en cela trois raisons :
– l’une, d’ordre philosophique, issue des « Lumières » qui visaient à construire une société protégeant chaque individu de l’arbitraire imposé par l’ordre établi. Le marché et le contrat limitent et encadrent la dépendance à autrui : une fois les choses réalisées, il n’y a plus de dette. Chacun est libre.
– une autre, d’ordre politique, visant à organiser et à réguler toute la société à partir des seuls échanges marchands. En légitimant le marché, on légitime les marchands.
– enfin, tout simplement, ces relations ouvertes, les marchands, les gestionnaires, les bureaucrates n’en veulent pas : elles créent une liberté dont ils ont horreur. « Pour eux, la logique du don, c’est la folle du logis ».
Et pourtant, cette logique du don est là : c’est elle qui contribue à faire que les organisations, entre autres, fonctionnent. Les auteurs rappellent que les mauvaises théories finissent par légitimer les mauvaises pratiques, que les pratiques de management sont intimement liées à la vision de l’homme et qu’en avoir une vision étique (et non éthique !), c’est-à-dire réduite à « l’homo economicus », revient à restreindre le champ des possibles. Exclure par principe le don conduit à ignorer une partie de l’économie réelle et à décourager en son sein des comportements indispensables à son bon fonctionnement.
Sont-ils des bisounours ou des réalistes perspicaces ?
Évidemment, il est facile de les considérer comme de doux rêveurs, de bons apôtres. Ils le savent bien. Cela les oblige à une grande rigueur méthodologique et conceptuelle : ils vont ainsi préciser les difficultés d’observation rencontrées ou encore la nécessaire neutralité du jugement sur ce que produit le don. Ils veulent contribuer à renouveler le management. Ce serait « un management en mesure non seulement de prendre en compte le don qui se déploie déjà dans l’activité mais aussi de soutenir et d’encourager les dynamiques de don ».
On ne peut contester qu’ils soient au cœur de nombreux sujets qui concernent les organisations, par exemple :
– la motivation des salariés qui est une préoccupation permanente des managers : une approche économique du comportement des salariés conduit à développer une conception individuelle de la rémunération. Les auteurs mettent en évidence que l’engagement au travail (ou le désengagement) relève précisément de la propension à risquer le don, et que la dynamique du don fait la qualité du collectif,
– le rôle de la hiérarchie : ainsi on peut s’interroger quand l’ « entreprise libérée » veut court-circuiter une ligne de managers alors que la reconnaissance du travail implique une proximité quotidienne.
– la question de l’autorité qui est souvent mise en oeuvre, dans le contrat de subordination, par la discipline et la sanction. Par opposition à une adhésion volontaire à une cause et au leader : ils abordent ce sujet sur la nature du leadership en mettant en évidence l’importance du don de soi…
Leur propos n’est pas de gommer la logique économique mais de comprendre comment les deux logiques peuvent se combiner, à condition de donner une place à construire à la logique du don. Voilà ce que ce premier ouvrage annonce. On ne peut que se féliciter de voir ce collectif de chercheurs explorer cette voie.
Pour en savoir plus
L’entreprise, une affaire de don – ce que révèlent les sciences en gestion-
PY. Gomez, A. Grevin, O. Masclef – Nouvelle Cité 2015
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