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À propos du livre de Camille François, Ed La Découverte, 2023 

L’expulsion locative est un cauchemar pour ceux qui la subissent, car c’est la confrontation à l’expulsion de soi. C’est un acte violent pour ceux qui y concourent, qu’ils doivent exercer sans drame de conscience, comme une « violence confortable ».

Une récente loi (1) du 27 juillet 2023 visant à protéger les logements contre l’occupation illicite vient d’être votée durcissant les procédures d’expulsion alors que, déjà, le nombre annuel de décisions d’expulsion avec le concours de la force publique croît sans cesse depuis 2015 pour atteindre le nombre de 21 500 en 2023.

Pourquoi donc proposer une note de lecture sur ce sujet pour Metis Europe, revue dédiée au travail et à l’emploi ?

  • D’abord parce que c’est un sujet peu connu, mal documenté. Les médias l’évoquent rituellement par l’annonce annuelle du début et de la fin de la trêve hivernale au cours de laquelle les expulsions fermes sont suspendues sauf cas particulier. Les données sont rares, enfouies dans les placards du ministère de l’Intérieur et de la Justice. La fondation Abbé Pierre seule a mené une enquête (2) récemment sur le devenir des ménages expulsés de leur logement où il apparait que

« Un à trois ans plus tard, 32 % des ménages n’ont toujours pas retrouvé de logement et vivent encore à l’hôtel, chez un tiers, dans d’autres formes de non-logement (mobil-home, camping, hôpital, squat, etc.), voire à la rue. Ceux qui ont retrouvé un logement ont passé en moyenne 11 mois sans logement personnel. 29 % des personnes enquêtées n’ont pas pu poursuivre leur activité professionnelle en raison de l’expulsion, et celle-ci a eu des impacts sur la scolarité de 43 % des ménages avec enfants (décrochage scolaire, troubles du comportement, problèmes de concentration). Enfin, 71 % des ménages déclarent faire face à des problèmes de santé ou des difficultés psychologiques liés à l’expulsion ».

  • Ensuite parce qu’il s’agit ici, non pas tant d’aborder la question des expulsions locatives en tant que telles, mais de s’interroger sur les emplois et le travail de celles et ceux qui sont mobilisés par la société pour apporter une réponse aux désordres causés par les non-paiements de loyers.

Le travail de Camille François permet justement d’apporter des éclairages précieux permettant de connaitre quels sont ces emplois, les compétences et les savoir-faire spécifiques et comment ces emplois sont pourvus. Ce livre est le fruit d’une recherche au long cours menée en région parisienne pendant trois ans et mêlant archives, données ethnographiques et statistiques. Il s’appuie sur une enquête de terrain auprès de l’essentiel des acteurs œuvrant dans ce qu’il appelle la chaine de l’expulsion. Il nous rapporte ses observations sous forme de portraits, de dialogues, de descriptions des lieux qui rendent la lecture agréable. L’ouvrage, tiré de sa recherche, est, dit-il, consacré aux « petites mains » de l’expulsion et « plus particulièrement à la manière dont elles exercent la violence réputée légitime de l’État à l’encontre des locataires endettés afin de leur faire quitter les lieux ».

L’acte d’expulser, que Camille François préfère appeler « déloger », peut être analysé comme le « produit » d’un processus codifié auquel concourent de multiples emplois appartenant à diverses institutions. Ainsi, sept ministères seraient peu ou prou concernés.

Ces emplois correspondent à des métiers spécialisés contribuant à la chaîne de l’expulsion : les chargés de recouvrement, les juges, les agents de préfecture, les policiers, les élus locaux, les travailleurs sociaux.

La thèse soutenue est que, pour que ce processus marche, il faut que les titulaires de ces emplois aient des qualités particulières pour répondre à ce que l’auteur appelle une énigme :

  • Comment les agents de l’État effectuent-ils le travail d’expulsion et comment parviennent-ils à produire l’obéissance des locataires, en dépit des conséquences dramatiques du délogement dans la vie de ces derniers ?
  • Dit autrement, comment cette chaîne arrive-t-elle à produire un acte violent sans drame de conscience pour ceux qui y concourent ? C’est effectivement, pour ce chercheur, une grande surprise : il a observé une « violence confortable ».

Un processus filtrant

L’enquête porte exclusivement sur les expulsions pour impayé de loyer. C’est la majorité des cas d’expulsion locative, les autres étant motivés par des troubles de voisinage ou des refus de quitter les lieux quand le propriétaire veut reprendre ou vendre son logement.

Ce processus est codifié en plusieurs étapes successives qui commencent par des relances, un commandement de payer, l’assignation en résiliation de bail demandée au juge, le passage par le tribunal, une décision de justice qui peut conduire à un commandement de quitter les lieux, une réquisition de la force publique et, in fine, le concours de la force publique. C’est un processus qui va se dérouler sur plusieurs mois voire années. Chaque étape fait appel à des acteurs différents qui s’interposent entre le locataire et le bailleur. Ces acteurs auront, chaque fois, à décider si le processus doit être arrêté (une solution a été trouvée), suspendu (un accord avec une clause suspensive a été établi) ou poursuivi (on passe à l’étape suivante). Ces décisions sont portées par des logiques différentes.

Ainsi ce processus a deux fonctions pour résoudre le désordre causé par des impayés de loyer :

  • L’une est préventive c’est-à-dire essayer de trouver une solution pour éviter l’expulsion
  • L’autre est d’obtenir la mise en œuvre d’une sanction sans bruit

À chaque étape, les acteurs doivent décider. Ainsi cette suite de décisions prises selon des logiques propres à chacune des institutions finit par des condamnations et un délogement qui peut prendre la forme de mise à la rue manu militari. Pour cela, les acteurs mettent en œuvre des savoir-faire pour trouver une solution « juste ». L’échec, dont la faute est toujours imputable au locataire, justifie de permettre la poursuite du processus sans état d’âme.

 Les savoir-faire mis en œuvre

L’enquête de Camille François montre qu’il y a deux grandes catégories de savoir-faire qu’il désigne ainsi :

  • Savoir faire payer les pauvres
  • Savoir expulser en douceur

Pour cela, tout un ensemble de procédés est utilisé pour instaurer une négociation, une médiation que les parties (locataire, bailleur) n’arrivent pas à instaurer : convocation à des entretiens, au tribunal, au commissariat et également un ensemble de solutions alternatives proposées.

Cela implique de savoir analyser la situation à partir de nombreux éléments et pièces rassemblés dans le dossier du locataire qui grossit avec le temps, savoir « gérer » les face-à-face pour déceler les marges de manœuvre du locataire afin d’obtenir un accord, souvent un échelonnement de remboursement de la dette qui soit réaliste.

L’enjeu toujours est d’évaluer la crédibilité du locataire fautif dans sa volonté/possibilité de payer selon différentes formules qui lui sont proposées. D’où l’importance du face-à-face pour déceler l’éventuelle mauvaise foi. Le refus du face-à-face par le locataire conduit presque toujours à mettre en œuvre la phase suivante du processus.

Quelles conditions pour « bien » savoir-faire ?

Quelles sont les caractéristiques de ceux qui occupent ces emplois et qui leur permettent de bien accomplir leurs rôles ? Pour l’auteur il faut comprendre comment des décisions « justes » sont prises : sur quels critères se font les tris entre les locataires à chaque étape du processus. Cette légitimé du jugement est nécessaire pour exercer cette « violence confortable ».

Pour nourrir son analyse, Camille François adopte la démarche selon laquelle « pour comprendre ce qu’ils font, il faut regarder ce qu’ils sont ».

L’auteur met en évidence l’importance de deux facteurs : leur position sociale et leur trajectoire professionnelle.

Il montre que la plupart du temps les services qui s’occupent des expulsions sont, dans leurs institutions, marginalisés voire relégués, peu valorisés. C’est le cas chez les bailleurs sociaux du service recouvrement, au tribunal où les séances consistent en abattage de dossiers expédiés en peu de temps, à la préfecture, au commissariat. Par exemple, dans les commissariats, les expulsions locatives sont une tache qui se situe au croisement de deux fonctions peu valorisées du travail policier : la police administrative et la police de tranquillité publique.

Les personnes qui rejoignent ces services sont, pour la plupart, typiques du « petit salariat public », issues des classes populaires ou des petites classes moyennes. Ces emplois ont souvent été obtenus après avoir occupé des emplois pénibles ou mal-supportés. La plupart des personnes qui y travaillent s’y plaisent par les responsabilités qu’elles exercent et peut-être une certaine autonomie, des contraintes d’horaires acceptables. C’est un travail le plus souvent confié aux femmes.

La deuxième condition est celle qui consiste à se considérer comme légitime dans les décisions prises. L’auteur invoque la notion d’ethos « c’est-à-dire d’une morale à l’état pratique, intériorisée et incorporée, une morale économique », ethos particulier commun à toutes ces « petites mains de l’expulsion ». Par exemple, dans le cas des chargés de recouvrement, cette manière d’être et les savoir-faire mis en œuvre ont été forgés au cours de leurs trajectoires professionnelles : comptabilité, relation avec la clientèle, souci du chiffre réalisé quotidiennement et attachement à un budget bien tenu.

Ces dispositions ont été également acquises par des vies que l’on peut qualifier d’ascétiques où prédominent le sens des limites, le respect des priorités budgétaires, la crainte de l’endettement, la réprobation de la dépendance à l’égard des prestations sociales…

Ces références leur permettent de se confronter à des personnes aux faibles ressources qui doivent jongler entre leurs différents créanciers. À ce titre Camille François livre une analyse intéressante expliquant pourquoi il est rationnel de ne pas toujours payer son loyer à temps, comportement qui se fait au détriment de la norme.

Un processus punitif au service des propriétaires-bailleurs ?

Pour le locataire en défaut de paiement de loyer, se lève immédiatement la menace de l’expulsion du logement qu’il occupe. Pas de loyer payé, pas d’usage du logement : il faut partir.

C’est la règle simple dont rêvent évidemment les propriétaires.

Mais la mise en œuvre de cette règle se heurte à plusieurs réalités qui justifient la mise en place du processus décrit.

La première réalité est que mettre à la rue tous ceux qui sont en défaut de paiement serait une source de trouble social important. Un trop grand nombre d’expulsions provoquerait des révoltes (cf. ce qui s’est passé en Espagne après la crise immobilière des années 2008). Il est donc important de « dissoudre » la violence du différend entre le locataire et le propriétaire en introduisant un certain nombre de médiations et en prenant du temps pour les mettre en œuvre.

La deuxième réalité est que nous sommes un État de droit : la résiliation du bail doit être prononcée par un juge. Cela ne peut être un acte unilatéral des propriétaires, ce que ceux-ci regrettent. La nouvelle loi leur facilite la tâche en rendant obligatoire l’insertion d’une clause résolutoire dans la rédaction des baux qui réduit le contrôle du juge.

Ce processus mobilise de nombreux acteurs dans diverses institutions ayant leurs propres logiques parfois contradictoires entre elles. Tout ceci est bien montré par Camille François.

Tout cela pour arriver à deux choses :

  • Faire payer les pauvres
  • Éviter au maximum des désordres sur la voie publique

D’ailleurs cela marche assez bien puisqu’il y a, en gros, un rapport de un à dix entre le nombre d’assignations et le nombre d’expulsions.

Cette enquête de terrain a été menée il y a plus de 10 ans et l’auteur a centré son analyse sur les mécanismes de cette violence légitime. Ceci explique peut-être pourquoi il s’est peu intéressé à l’autre facette de la question des expulsions qui est celle de la prévention. Depuis un certain nombre d’années, des lois (comme la loi Alur de 2014) ont cherché à privilégier le maintien de l’occupant dans le logement en renforçant les résolutions amiables et facilitant la coordination des leviers d’action. C’est une politique qui tente de mobiliser d’autres acteurs pour éviter ce qui apparait être un échec. Il s’agit alors de passer d’une posture normative (on applique la règle) à une posture clinique (on essaie de soulager une souffrance) (3).

Dès lors le processus analysé par Camille François apparait comme partiel pour qui veut avoir une vision d’ensemble de cette manière complexe qu’a la société d’aborder cette question.

Aujourd’hui, nous observons deux évolutions contradictoires :

  • D’une part une volonté de faciliter les expulsions (cf. la nouvelle loi de 2023)
  • D’autre part une crise du logement et de l’hébergement qui ne permet plus aux délogés de retrouver un toit avec, pour conséquence, une aggravation des situations de grande précarité.

Face à ces défis, ce livre est donc important pour apporter un éclairage sur un sujet d’actualité passé pour l’essentiel sous silence.

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Un parcours professionnel varié dans des centres d’études et de recherche (CREDOC, CEREQ), dans
des administrations publiques et privées (Délégation à l’emploi et Chambre de commerce et
d’industrie), DRH dans des groupes (BSN, LVMH, SEMA), et dans le conseil (BBC et Pima ECR), cela à
partir d’une formation initiale d’ingénieur X66, d’économiste-statisticien ENSAE et d’une formation
en gestion IFG.
Une activité associative diverse : membre de l’associations des anciens auditeurs de l’INTEFP, ex-
président d’une grosse association intermédiaire à Reims, actif pendant de nombreuses années à
FONDACT (intéressé par l’actionnariat salarié), actuellement retraité engagé dans les questions de
logement et de précarité d’une part comme administrateur d’Habitat et Humanisme IdF et comme
animateur de l’Observatoire de la précarité et du mal-logement des Hauts-de-Seine.
Toujours très intéressé par les questions d’emploi et du travail.