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Les revendications religieuses font partie de ces nouveaux « irritants sociaux » auxquels les DRH sont de plus en plus souvent confrontés. Les attentats de janvier et de novembre 2015 ont aussi fait surgir beaucoup de situations tendues où l’affirmation religieuse pose problème. Le rapport Badinter énonce dans son article 6 un principe clair de liberté, assorti de restrictions. Une solution enfin à la portée des enjeux du fait religieux en entreprise ?

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La religion est devenue depuis quelques années un marqueur social, au même titre que le quartier d’où l’on vient et l’origine sociale. Elle définit des opinions et des comportements spécifiques. Le magazine l’Obs du 4 février relaie une enquête du chercheur Sébastien Roché sur le lien entre les croyances religieuses de 9 000 collégiens et leur adhésion aux valeurs de la société française. Ce dernier est sans ambiguïté : « Le clivage se fait désormais entre les athées et les croyants modérés, d’une part, et les pratiquants qui vivent leur fois de manière plus intense, notamment les musulmans ». Un constat déjà souligné par l’Observatoire Sociovision en octobre 2014 à propos de la religion et de la laïcité dans l’entreprise.

 

Religion et entreprise, la nature du problème
Cette étude pointe le hiatus entre la demande d’une majorité de Français – à savoir une discrétion dans les espaces de vie en commun, comme l’entreprise – et l’affirmation identitaire exprimée par l’appartenance religieuse. Certes, la part des croyants et des pratiquants au sein de la société française ne fait que régresser, passant en 20 ans de près de 60 % à près de 45 %. Mais cette population est aujourd’hui clivée : d’un côté une majorité de catholiques âgés, de l’autre, une faible proportion de jeunes musulmans dont 41 % ont moins de 30 ans. La problématique identifiée par Sébastian Roché au sein de l’école se pose donc également dans l’entreprise.

Si la religion, notamment musulmane, devient un marqueur identitaire fort pour toute une génération de jeunes actifs, la société française ne se structure plus par rapport à la croyance ou à la pratique religieuse. Pour 82 % des Français, la religion est même une affaire strictement privée et personnelle. Et 83 % souhaitent que l’entreprise demeure un lieu neutre de ce point de vue. En revanche, entre 62 % et 70 % des Musulmans (selon la question posée) trouvent acceptable de pouvoir prier sur son lieu de travail ou d’aménager le temps de travail, voire de disposer de jours de congés spécifiques. L’identité religieuse induit donc une expérience radicalement différente de ce que peut être le temps du travail et de ce que doit être son organisation.

De là à ce que naissent des frictions il n’y a qu’un pas que l’étude Randstad d’avril 2015 enregistre : « Pour la première fois en trois ans, la part des managers n’ayant jamais été confrontés au fait religieux (50 %) fait jeu égal avec celle des managers l’ayant été soit régulièrement, soit occasionnellement ». C’est dans ce contexte, renforcé par celui des attentats de 2015, que le comité présidé par Robert Badinter a remis son rapport sur les « Principes essentiels du droit du travail » le 25 janvier 2016.


L’éclaircissement du rapport Badinter

La question religieuse apparaît dans la première partie consacrée aux « libertés et droits de la personne au travail ». En effet, l’article 6 est libellé ainsi : « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Celui-ci a d’abord le mérite d’éclairer un débat qui commence à poindre sur la nécessité de légiférer à propos de la laïcité dans l’entreprise privée. Pour le comité Badinter, il n’y a pas lieu de s’y laisser conduire. Au contraire, il s’agit de rappeler un principe fondamental de liberté, y compris religieuse. En cela, les principes énoncés sont d’ordre laïques : la loi garantit la liberté de croyance. Et l’incise, indiquant que la liberté de convictions dont il est question concerne bien la religion, est appréciable au regard des difficultés qu’il y a à aborder ce sujet dans le cadre professionnel.

Toutefois, le rappel d’un principe de liberté religieuse, aussi fondamental soit-il, peut être également considéré comme de circonstance : rédigée il y a 10 ans, cette véritable « Déclaration des droits du travail » n’aurait pas jugé nécessaire d’indiquer que la liberté énoncée s’appliquait aussi à la religion. C’est le contexte dont on vient de parler qui l’y pousse. C’est pourquoi il est illusoire de vouloir « constitutionnaliser » cette liste de principes comme certains se sont empressés de le demander. Si les libertés sont principielles, leur énonciation reste circonstancielle.

Enfin, à ce principe de liberté, l’article 6 oppose un autre principe dont on peut imaginer qu’il est d’une force supérieure puisqu’il permet de limiter l’expression de la conviction religieuse. Ici, en revanche, l’énonciation est faible. Il s’agit seulement « d’autres libertés et droits fondamentaux ». Auxquelles s’ajoute une autre restriction, plus classique car elle figure explicitement déjà dans l’article L 112-1 du code du travail : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

Droit à l’expression religieuse et droit des femmes : un Badinter peut en cacher une autre…
Le 04 février 2016, l’ANDRH, a cependant émis quelques réserves. Tout en saluant « le grand intérêt du rapport du comité Badinter », l’association s’inquiète de l’emploi du verbe « manifester » dans l’article 6. Cette formulation lui paraît aller bien au-delà du respect des convictions, la notion de manifestation pouvant recouvrir, selon l’ANDRH, le prosélytisme ou « l’exercice, au sein de l’entreprise, de pratiques religieuses ». En d’autres termes et dans la lignée de ce que pense une majorité de Français, on est libre de croire mais pas de le montrer… Face à cela, le rapport Badinter nous semble plus nuancé et pourtant plus juste : on est libre de croire et de le montrer… jusqu’à un certain point. Expliquons-nous.

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L’enquête Randstad d’avril 2015 montre bien qu’en matière religieuse les demandes des croyants évoluent avec le temps et ne sont pas identiques. Du point de vue de l’affirmation des convictions religieuses, il faut bien différencier entre tout ce qui apparaît comme étant des demandes d’ordre personnel et tout ce qui ressort de la volonté d’imposer ses règles et par là même de mettre en cause l’organisation du travail ou la capacité d’œuvrer en commun :

– D’un côté, on parle des jours de congés spécifiques, des menus différenciés ou des insignes religieux comme le voile par exemple. Ces demandes si elles paraissent excessives aux managers peuvent être tempérées par le rappel de la seconde partie de l’article 6 : existence de « restrictions que si elles sont justifiées par (…) les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

 

– D’un autre côté, il s’agit de la remise en cause de libertés fondamentales, précisément celles que l’on peut opposer à la manifestation de la conviction religieuse. En l’occurrence, le droit des femmes et la non discrimination. Ne nous y trompons pas, c’est bien principalement du droit des femmes dont il est question ici, sans que cela soit explicite.

Si les managers gèrent tant bien que mal les demandes du premier ordre (cantine, jeûne, salle de prière, voile etc.), la plupart avouent être démunis face à des gestes d’hostilité vis à vis des femmes, comme le refus de serrer la main, d’accepter les ordres d’un supérieur féminin ou de prendre place à un poste de travail précédemment occupé par une femme. Si les manifestations d’hostilité à l’égard des femmes sont encore minoritaires parmi les actes relevés dans l’étude Randstad, 37 % des personnes se définissant comme musulmans croyants estiment pourtant, dans l’étude Sociovision, qu’il est acceptable de ne pas serrer la main à une femme dans le cadre du travail.

Le « féminisme caché » de l’article 6 nous semble venir tout droit des débats qui secouent actuellement la société européenne et dans lesquels l’épouse de Robert Badinter, Elisabeth Badinter, a pris toute sa part, parfois avec éclat : mobilisation pour la crèche Baby loup ou contre le Salon de la femme musulmane à Pontoise ou encore sidération face aux événements de Cologne le 31 décembre dernier. Le malaise qui gagne le féminisme français est palpable et la tension sur cette question dans les entreprises ne cesse d’inquiéter : la manifestation des convictions religieuses attaquerait désormais la liberté acquise par les femmes depuis la fin du XIXème siècle. Le temps de la réaction semble venu ; c’est ce que cherche à montrer l’article 6. Certes, le Comité ayant réfléchit « à droits constants », le respect des droits fondamentaux dans l’entreprise n’est pas nouveau. Ce qui est neuf, en revanche, c’est l’écriture de l’ensemble de la problématique en une seule phrase. Cela permet de donner une intelligence à la question que les DRH et les managers doivent résoudre, mieux que ne le faisait le code du travail jusqu’ici.

Cette nouvelle formulation nous semble pouvoir les aider à affronter la question de fond posée par l’irruption dans l’entreprise de revendications à caractère religieux : à quelles conditions est-il possible de travailler en commun ou à un projet commun ? Dans une société laïque où la majorité de la population entretient des liens distanciés avec la religion et estime que celle-ci doit rester une affaire privée, l’affirmation du fait religieux en entreprise pousse les politiques de diversité à leurs limites : pour travailler ensemble, ce qui nous est commun redevient plus important que ce qui nous différencie. Entre l’espace intime où la liberté est de mise et l’espace public où la loi codifie la coexistence des individus, l’entreprise apparaît de plus en plus comme un espace mixte. Ni entièrement privé ni tout à fait public, elle est le lieu par excellence de la civilité où l’individu doit pouvoir s’affirmer sans s’imposer. En cela, la liberté des femmes rappelée sans le dire par l’article 6 est particulièrement précieuse. C’est un enjeu majeur imposé désormais au management.

 

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.