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par Jean-Marie Corrière

AheadLines, un site dédié à l’actualité du travail animé par Nadya Charvet et Jean-Marie Corrière, a mis en ligne en avril cet article que Metis vous convie à lire :

 

Aheadlines

 

Il y a des termes, comme Uber, les Managers, l’Innovation, qui portent en eux des idées positives ou négatives mais qu’il devient très difficile socialement de requestionner. Sans toujours nous en rendre compte, nous créons nos représentations du monde sur la base de ces mots-valises. Ce sont des clichés internationaux, basés parfois sur des modèles pas si éloignés que cela des nôtres, auxquels nous contribuons tous par nonchalance. A l’heure où nous écrivons, les débats sur le travail sont parvenus jusqu’à la rue où les jeunes et les moins jeunes se rejoignent pour défendre ce qu’ils pensent être leurs protections. Dans le même temps, certains au Gouvernement imaginent qu’on va pouvoir confier une part de la formation professionnelle et du suivi de carrière à des sociétés de portage salarial. Ca montre le niveau général de compréhension des systèmes dans lesquels le travail est englué depuis des décennies. Chez AheadLines, pour ne pas en rester là, nous avons tenté d’éclairer trois de ces mots valises qui nous polluent le travail, et de les expliquer avec nos propres mots. Comme d’habitude, n’hésitez pas à réagir.

 

LEGENDE NUMERO 1 – UBER : UN MODELE REVOLUTIONNAIRE

 

uber

 

Uber et ubérisation : Les concepts
Uber, pour ceux qui ne situent pas bien, est une entreprise américaine qui utilise l’internet pour mettre en relation des fournisseurs et leurs clients au travers d’une plateforme web et d’applications smartphone/tablette.Plus précisément, Uber met en relation des chauffeurs qui ne sont pas ses salariés avec des clients qui aimeraient se faire véhiculer d’un point A vers un point B. Avec Uber en France, il ne faut pas parler de taxi. La profession est réglementée, interdite à celui qui n’en possède pas l’autorisation d’exercice. Uber est donc ici une « entreprise du secteur des transports ». Uber est plus précisément une sorte de « centrale d’achats » qui regroupe les demandes et les offres de services. Plus étonnant, par certains analystes, Uber est même qualifiée d’entreprise du numérique, d’entreprise technologique, puisqu’elle est située dans la Silicon Valley. D’aucun y voient une innovation technologique… C’est un peu comme si l’on restreignait « Lulu dans ma rue » à sa plateforme web. Charles Edouard Vincent, son fondateur, parle de Lulu : 

 

« c’est aussi la conviction que notre société ira mieux si on remet de l’humain dans notre quotidien. »

 

On est assez loin de l’innovation technologique, non ? Au mieux serait-elle sociale.

 

Vers l’intermittence des services
Le modèle économique d’Uber est transposable sur tout type d’activité où il s’agit de centraliser les demandes et les offres pour des clients et des prestataires de services. Cette solution fleurit naturellement sur le terreau des services autant pour des questions d’ordre privé que pour des questions d’ordre professionnel. Aujourd’hui, il est tout à fait possible d’aller chercher des services de création graphique sur des plateformes numériques qui regroupent des professionnels de la branche mettant leur expertise directement à disposition des clients, entreprises ou individus. C’est le cas de l’ancien 12designers, devenu 99designs, ce qui laisse présager un développement rapide de cette entreprise allemande qui propose les services d’une communauté de graphistes et designers sous la forme de « concours » dont vous, client, êtes l’instigateur.

 

Économiquement, le modèle Uber n’a rien de nouveau
Les sociétés de portage le connaissent bien puisqu’il s’agit pour elles de gérer des contrats « salariés » mais qu’elles ne sont en aucune façon tenue de fournir du travail à ces « salariés particuliers », tout comme c’est le cas pour Uber. Elles se contentent de fournir une prestation administrative de gestion de la paie, des déclarations légales et fiscales, de facturation, au travers d’une plateforme et d’applications numériques. En gros, l’entreprise de portage, c’est la comptabilité, la fiscalité, le social mutualisés. Cette solution n’existe qu’en réponse à l’engorgement lié à la surabondance des activités de gestion qui réduisent considérablement la productivité des personnes au travail. Par contre, supprimez l’engorgement dû aux activités de gestion et que se passe-t-il pour les sociétés de portage salarial ?

 

La comparaison s’arrête là. Contrairement à Uber, les entreprises de portage salarial n’ont pas l’obligation de mettre en relation les clients et leurs salariés, fournisseurs de services. Les salariés de l’entreprise de portage salarial cherchent eux-mêmes leur travail et ne seront pas payés s’ils n’en trouvent pas. A l’inverse, chez Uber, si les chauffeurs ne sont pas salariés, l’entreprise est tenue d’assurer le service de mise en relation. Pour le coup, Uber supprime le lien de subordination et remet le travail au centre du débat. Et ça se voit : les jeunes chauffeurs, privés d’emploi jusqu’à Uber, se mettent au travail avec joie en assurant un service d’une qualité que les clients d’Île de France avaient oubliée.

L’intermittent du spectacle = Une ubérisation anticipée ?
Dans la même veine, le statut des intermittents du spectacle a encore davantage de flexibilité pour l’employeur. Dans les faits, ces « salariés » particuliers se débrouillent seuls pour effectuer leurs tâches de gestion et pour trouver le travail qu’ils devront réaliser. Aucun de leurs multiples employeurs ne peut être tenu de leur en fournir régulièrement, malgré le lien de subordination du contrat de travail (ou contrat d’emploi). Dans un cas (le portage) comme dans l’autre (l’intermittent), ces formes de salariat ont modifié considérablement la protection du salarié alors même qu’elles maintiennent un lien de subordination direct avec le ou les employeurs-clients. C’est une différence notable chez Uber qui s’engage contractuellement à mettre à disposition des chauffeurs, tous les services construits pour la promotion et la valorisation de leur travail, pour la mise en relation rapide et efficace avec les clients. Uber met en œuvre des services qui ne sont pas uniquement technologiques, qui sont socialement intelligents, et dont l’objectif est de faciliter le travail des chauffeurs qui ne sont même pas ses salariés. Ne serait-ce pas aussi un retour au sens commun ?

 

Uber n’est pas un nouveau modèle technologique
Qualifier Uber d’entreprise technologique est particulièrement réducteur et occulte totalement la complexité et l’intelligence du service construit autour de la solution technique. C’est pourtant bien le service qui est consommé, par les clients comme par les chauffeurs, pas l’infrastructure ou la technologie. Si Uber représente l’apparition d’un nouveau modèle, c’est uniquement pour ceux qui n’ont pas compris ce que sont les services et la production de biens immatériels. Pour satisfaire le consommateur dans un monde de services, il est primordial et nécessaire de libérer le travailleur, de lui rendre sa liberté d’action. Sinon, nous connaissons tous les dérives induites. Elles s’appellent « tarification à l’acte », suicide et souffrance au travail, perte de sens, dégradation des conditions de travail, disparition des collectifs, production de la non-qualité, etc..

Même si le modèle d’Uber comporte des risques, il n’est qu’une représentation où les opportunités restent nombreuses, qui nous pousse à travailler nos références pour y faire évoluer des solutions parfois déjà présentes. Et puis, qui craint le plus l’arrivée d’Uber et investit actuellement dans le lobbying contre cette société ? Les jeunes au chômage ou les groupements industriels ?

 

LEGENDE NUMERO 2 – LES « MANAGERS » RESPONSABLES

 

management

Il semble que pour un certain nombre de chercheurs en sciences de gestion, en psychologie du travail, en économie et même parfois en ergonomie, les responsables de la souffrance au travail sont les managers et l’organisation scientifique du travail. Alors, oui, c’est vrai, depuis une centaine d’année nous avons tous été contraints de nous plier aux techniques d’organisation scientifique du travail, de standardisation, d’automatisation. Ok.

Mais depuis ces trente dernières années, il s’est passé un autre changement fondamental dans les organisations : l’informatisation. Cette informatisation a permis quelque chose que la standardisation et l’automatisation de grand papa n’avaient pas prévu : l’automatisation des tâches de gestion financière et comptable et leur interconnexion directe à l’activité, qu’elle soit industrielle ou qu’il s’agisse de service. Si les managers portent leur part de responsabilité dans les dégâts causés par l’organisation scientifique du travail, ils ne peuvent à eux seuls être tenus pour responsables de la dégradation des conditions de travail et de la négation même de ce travail.

 

Cette analyse simpliste des organisations fait pourtant le bonheur des Directions peu regardantes qui y voient une absolution scientifique, et des consultants-chercheurs en entreprise qui y voient des mannes financières sans fin. Une façon pour les uns de s’acheter une bonne conscience et pour les autres de se payer un confortable complément salarial à leur retraite. Pourtant, l’outillage du contrôle de gestion et l’automatisation de la gestion financière et comptable n’ont pas grand chose à voir avec la gestion humaine, avec ce que nous, français, appelons « Le management ». L’outillage du contrôle de gestion et l’automatisation de la gestion financière et comptable, c’est ce que nous, travailleurs dans l’entreprise, appelons la gestion. Et pour tous les travailleurs dans l’entreprise, la gestion c’est l’administration et le contrôle de gestion, et donc la finance. Dans le langage « commun » d’un certain nombre de travailleurs des grands groupes, cadres ou pas cadres, la gestion ce n’est pas le management et cela fait une vingtaine d’années qu’elle pollue notre activité professionnelle. Elle est partout, la gestion. Elle s’occupe à la fois, des intérêts de l’actionnaire, administre l’entreprise pour en obtenir des profits, effectue son contrôle suivant les règles comptables et financières et rythme nos activités du plus haut au plus bas de l’organisation.

Voici d’abord l’histoire de la standardisation, de l’automatisation de la production des services, puis ensuite celle de la prise de contrôle par les gestionnaires. Nous ne parlons pas ici « des managers », mais des gestionnaires tels que nous les avons définis quelques lignes avant.


Standardisation, Automatisation, Encadrement, Gestion financière, les mots ont du sens

Dans le domaine des services, dont nous faisons majoritairement partie désormais, la standardisation et l’automatisation n’ont pas été effectuées il y a un siècle et sont toujours à l’œuvre dans nos entreprises comme dans nos vies privées. La standardisation des services, si elle est plus difficile à identifier, devient parfaitement visible dès qu’on s’intéresse aux services à la personne.

 

En effet, quand l’individu à l’accueil du centre commercial se met à vous parler comme un robot, ne cherchez pas, il applique tout bonnement ce qu’on appelle un « script » et n’a pas le droit de sortir de cette trame qui constitue pour son encadrement, l’application des meilleures pratiques. C’est la standardisation de l’être humain, assez effrayant parfois. Nous avons déjà écrit dans aheadlines sur ces principes et sur la propagation des méthodes de standardisations dans les services y compris les services à la personne. En résumé, les méthodes et les normes de standardisation dans les services ont été créées dans les eighties (1980, Thatcher, Reagan, Dame de Fer, TINA – There is no alternative) et propagées depuis les années 90.

En France, la vague est d’abord venue frapper le secteur privé pour ensuite atteindre le secteur public. Tant que nous restions sur la standardisation des pratiques et des mots, finalement, nous avons effectivement gagné en production, en visibilité, en satisfaction. Tout à coup, des secteurs entiers d’activités devenaient visibles dans l’entreprise, standardisation aidant, parce que les mots utilisés pour décrire l’activité devenaient intelligibles par les plus hautes instances de l’organisation. Nous sommes passés du monde « virtuel », technique, incompréhensible, invisible en termes de valeur, au monde beaucoup beaucoup plus sexy du « digital » puis du « numérique ».

 

L’automatisation dans les services, s’est ajoutée à cette vague. L’automatisation des services est devenue possible par l’informatique. Sans l’informatique, la standardisation n’aurait pas eu cet impact et l’automatisation aurait été impossible. En effet, comment automatiser une production immatérielle sans support immatériel ? Fort heureusement pour le moment, l’automatisation des services a atteint au moins temporairement ses limites, propres à la complexité du cerveau humain mais que penser des victoires robotiques au jeu de GO ? L’encadrement, qu’on appelle désormais et de façon générique, « le management », porte encore parfois ces évolutions comme un étendard. Standardisez ! Automatisez ! disent-ils, et bien entendu c’est la raison pour laquelle nous sommes tous en mesure de les identifier, ces « managers » là. Cela-dit, d’autres gars restent bien sagement posés au dessus d’eux, sans trop se faire remarquer.

 

Manager : Une seule définition occulte bien trop de fonctions
Clairement, réduire toutes ces typologies de fonctions à une seule expression « managériale », pose des problèmes de lisibilité. C’est une forme de standardisation et d’automatisation surprenante dans la bouche de détracteurs de l’organisation scientifique du travail. Au mieux cette globalisation est réductrice, au pire elle est dangereuse dans une société où il est plus que nécessaire d’arrêter de monter un groupe d’individus contre un autre. Cette vision floue de la réalité entretien nos malaises et nous empêche de faire des choix politiques éclairés et appliqués.

 

Il existe effectivement et depuis quelques années, un courant de pensée qui tend à démontrer que les têtes des organisations ne sont elles mêmes pas responsables des dérives, de la maltraitance, des suicides au travail (nombreux mais dont plus personne ne parle, au demeurant), et que les responsabilités doivent être recherchées du côté « des managers ». C’est une analyse qui tombe à point nommé pour bon nombre de membres du Comité Exécutif, non ? En gros cela donne : « L’entreprise n’est pas responsable de la maltraitance des salariés, ce sont les managers qui en sont la cause ». Tiens donc… Si, à l’inverse, nous considérons totalement imbécile d’imaginer que l’entreprise, l’organisation, serait une forme de vie ? Si nous pensions d’une incroyable naïveté qu’elle existerait par elle-même, avec ses bras et ses jambes, dotée de parole, capable d’écrit, et tout et tout ? Et si nous refusions de croire en une entreprise autonome et vivante qui serait totalement indépendante des personnes qui la constituent ? Alors nous ne pourrions pas nous satisfaire d’une telle explication.

Nous vous invitons à vous prêter à un petit jeu qui consiste à préciser ce qui se cache derrière les mots « d’entreprise » ou « d’organisation ». Un petit jeu où l’on remplace un mot par un autre, qui pourrait donner :

« Le Conseil d’Administration n’est pas responsable de la maltraitance des salariés, ce sont les managers qui font mal leur travail »

Ce n’est pas mal, mais peut mieux faire… Tentons celle-ci :

« Le PDG n’est pas responsable de la maltraitance des salariés, ce sont les managers qui sont mal formés »

Ça commence à devenir intéressant puisque le PDG porte, de fait, sa part de responsabilité dans une maltraitance qui serait institutionnalisée. Nous avons gardé le meilleur pour la fin :

« Le Ministre de l’Intérieur n’est pas responsable des suicides au travail, ce sont les managers qui maltraitent les policiers. »

Oui, là, malheureusement et en dépit de l’horreur de la situation, celle-ci nous semble tellement absurde qu’elle porte franchement à sourire. Oui bien sûr, ce sont « les MANAGERS » qui le sont, responsables de tout et tout le temps. Par exemple… mais juste par exemple, hein… Et vous, vous y croyez, vous ? Nous avons une autre explication.

 

Et pourquoi pas la financiarisation de l’activité ?
Dans le monde des services, après avoir standardisé et automatisé les chaînes de production numérique, après avoir standardisé et automatisé les processus et l’organisation, les grandes sociétés de conseil, commanditées par les Directions Générales des grands groupes, sont venues modifier et automatiser/standardiser les organisations pour finalement piloter financièrement jusqu’aux individus.

Après la standardisation et l’automatisation de nos « usines à produire des services », nous avions encore le sens de notre travail. Les choses se sont gâtées lorsque, début des années 2000, la financiarisation de l’activité est venue s’ajouter aux modèles standardisés et automatisés, positionnant des clefs de répartition et des indicateurs dans tous les rouages de l’organisation. Là, même les managers opérationnels ont été médusés, sidérés. Le management intermédiaire, le concernant, a préféré baisser la tête, histoire de ne pas se la faire couper au passage car la financiarisation de l’activité ne faisait plus apparaître que les coûts et ils en étaient devenus eux-mêmes, de gros, d’énormes, coûts.

S’en est suivie une immense vague d’optimisation des processus financiers, et donc de réduction des coûts, puisque le contrôle de gestion ne sait voir que cela. Pourquoi ? Parce que le contrôle de gestion se base sur des règles comptables qui n’identifient les valeurs de l’entreprise qu’en cas de cession, de fusion. Le contrôle de gestion, en France du moins, n’est jamais en mesure d’identifier la valeur produite quand elle est immatérielle et le service, c’est immatériel. Par sa formation, le gestionnaire financier est en incapacité totale, même de comprendre qu’il existe une valeur non mesurable dans le travail d’une infirmière, par exemple. Le contrôle de gestion, donc, armé des reportings automatisés et des outils de pilotage en tout genre, basés sur des modèles de représentation de la production, standardisés et automatisés, fait remonter aux directions financières les éléments que tous ces gens là pensent solvables et efficaces pour piloter l’activité de l’entreprise, le travail des individus.

Plus directement, la financiarisation de l’activité a permis de transmettre les clefs du camion directement au Président du Conseil d’Administration, qui n’utilise plus comme relais que son Directeur Financier, pour décider des évolutions pour le meilleur et pour le pire. On le comprend bien, ce Conseil. C’est une belle optimisation des processus de décision, non ?

Là-dedans, « les managers », les « responsables » sont bien incapables de réagir et quand ils prennent conscience de leur état, finissent aussi et comme les autres, par se suicider dans les locaux de l’entreprise, à force de voir le travail réel nié. La gestion financière a totalement occulté l’existence du travail réel qui n’est pas mesuré, et pour cause. Cette rationalité qui envahit nos vies n’est pas « managériale », mais « financière ». Cette rationalité est dictée par le pouvoir, par le profit, par le chiffre d’affaires, et par les dividendes. Cette rationalité est transmise au secteur public par les mêmes organisations internationales qui l’ont amenée au secteur privé. Elle imprègne la politique, portée par le marketing et la communication, comme ce fut le cas pour notre alimentation et comme c’est devenu le cas pour tous les actes de notre vie.

Pour réagir ?
A l’argent, répondons par l’argent. Changeons notre comportement d’achat, luttons avec notre bulletin de vote permanent que constitue notre carte bancaire et cessons de nous monter les uns contre les autres. Il existe de belles initiatives dans le public comme dans le privé, chez les responsables comme chez les exécutants et aussi donc chez « les managers ».

 

LEGENDE NUMERO 3 – L’INNOVATION EST LA SOLUTION

 

innovation

 

Ce qu’il était commun d’appeler il y a deux cents ans le progrès, se nomme désormais « innovation », « startup », « réseaux sociaux », ou encore « BigData ». Aujourd’hui, nous regardons parfois le progrès avec défiance, à juste titre. Depuis octobre, par exemple, le progrès « made in US » pollue l’air en y rejetant jusqu’à 60 tonnes de méthane par heure.

 

Innovation : Ils sont méfiants ? Ils ont raison !
L’innovation est un concept qui n’a que quelques centaines d’années. C’est l’industrie qui a créé ce concept et il correspond à la transformation de la société. Autrefois on appelait ça le progrès.

 

« L’innovation est une accélération de la transformation de la société »
Bernard Stiegler – ArsIndustrialis

 

L’innovation en tant que rupture accélérée d’avec un ancien modèle, a toujours posé le problème du désajustement de la société à cette nouvelle réalité technologique et sociale. Autrefois nous avions le temps. Il se mettait alors en œuvre un processus de réajustement de la société à la nouvelle réalité produite par l’innovation, par le progrès. D’après Bernard Stiegler, ce « processus de réajustement » ne parvient plus à s’opérer et le réajustement devenu impératif doit désormais se faire à l’échelle de la planète :

« Aujourd’hui, la question est de savoir si nous désirons adapter la société au progrès technique ou s’il est nécessaire de promouvoir l’adoption du progrès technique par la société. »

 

C’est l’historien Bertrand Gille qui a décrit le « système technique » comme un ensemble cohérent de techniques, qui forment système par leur propre organisation et l’organisation qu’elles opèrent entre elles. Pour une société et une époque donnée, les différentes techniques se répondent, sont interdépendantes, s’organisent et forment un système qui lui-même a pour conséquence de faire apparaître un modèle économique, juridique, social.

Depuis plus de trente ans, dans nos modèles économiques, nous ne nous soucions pas de l’adaptation de nos sociétés au progrès technologique. Nous surproduisons avec un objectif de remplacement et d’obsolescence programmée, qui nous amène à ne plus gérer que nos déchets. Ne pas s’en soucier quand l’innovation technologique et industrielle met 30 ans à apparaître, ça peut encore s’entendre. Par contre, quand l’innovation technologique et industrielle se produit à un rythme annuel ou, pire, quand l’innovation devenue servicielle se produit chaque mois, chaque semaine, alors ne pas se soucier des réajustements nécessaires de nos sociétés devient particulièrement irresponsable.

Selon Gille, l’organisation des différentes techniques entre elles conditionne le modèle même de notre société. Alors posons-nous cette question : si nous poussons nos contemporains à l’irresponsabilité, qu’avons nous à espérer de notre société ?

 

Innovation servicielle : La valeur humaine au centre du débat

Le marketing a été inventé dans un contexte de crise économique et de surproduction industrielle avec comme seul but de gérer les pulsions des individus et promouvoir l’irresponsabilité des consommateurs. Aujourd’hui, et depuis plusieurs années, le marketing en est venu tout naturellement à contrôler jusqu’au débat citoyen.

Nous ne voulons pas opposer l’ancien monde et le nouveau. Il nous semble plus pertinent de travailler ensemble à la création d’une nouvelle situation où le débat citoyen a repris toute sa place et permet à nouveau l’assimilation des évolutions technologiques dans une démarche créatrice et coopératrice.

Nous devons passer d’un modèle de défiance où le marketing et la gestion nous ont installés durablement, pour entrer de nouveau dans un monde de coopération et de confiance. C’est possible, même si les plus de 35 ans ont tendance (encore) à nous considérer comme des doux rêveurs, certains d’entres-eux comprennent que le modèle marketing historique est en fin de vie et qu’une évolution est nécessaire y compris pour ces métiers qui étaient préservés jusqu’à présent. Le marketing et la communication d’entreprise sont des secteurs d’activités dont la mort est annoncée, si pas de changement de cap notable et urgent.

La valeur humaine, l’écoute, le partage, la co-création des services nécessitent une approche faite d’humilité qu’il est bien difficile à mettre en œuvre après avoir subi des formations encore trop tournées vers le passé. Il faut reconnaître que se défaire de dogmes issus de la lutte des classes et des modèles industriels de la fin du siècle dernier n’est pas de tout repos. Cependant, chez AheadLines, nous les rencontrons régulièrement ces jeunes, intelligents, ouverts au dialogue, qui créent depuis quelques temps les entreprises et l’économie de demain. Quoique décident les anciens, ces communautés nouvelles occupent déjà un espace et font collectif, en toute discrétion, en pleine efficacité économique et sociétale.

Une autre technique vertueuse consiste à introduire le débat à tous les niveaux de l’organisation. Certes, la Direction de l’entreprise conserve ses prérogatives et pilote la stratégie. Mais introduire le débat, dans un cadre bienveillant, permet d’y réfléchir ensemble, avec tous les membres qui constituent ce collectif entrepreneurial. Le débat, dans un cadre différent et toujours contrôlé, peut se faire aussi avec les clients, avec ce qu’ils consomment et ce qu’ils aimeraient pouvoir consommer, loin des approches cadrées et dirigées des méthodes du marketing historique et de la psychologie commerciale. Et plus largement, quand la question en vaut la peine (et vous seriez surpris de découvrir que c’est généralement le cas), le débat peut s’étendre à ce que nous, français nommons la société civile pour éviter de prononcer un terme citoyen qui nous rappelle peut-être une autre histoire…

 

L’innovation : une solution en tant que telle ?
Non. L’innovation n’est une solution que dans un modèle où les techniques recommencent à s’organiser entre elles (y compris les techniques « sociales » et « économiques ») et surtout où le consommateur redevient un citoyen responsable et reste intégré de bout en bout au processus de production.

C’est possible et même encore courant dans le monde des services à la personne. C’est tout à fait réalisable également dans l’univers de production des biens matériels.
Pour accompagner cette évolution, il est nécessaire de s’appuyer sur des modèles et des méthodes dont certaines sont éprouvées. Bertrand Gille en a proposées, qui consistaient à étudier dans un premier temps le système « à l’arrêt » c’est à dire lorsqu’il ne produit pas ce pour quoi il a été conçu pour ensuite l’étudier dans sa mobilité.

Des systèmes à l’arrêt, nous en connaissons tous un certain nombre. Nous vous proposons de venir les étudier avec nous.

 

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