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par Kristy Milland, traduit de l’anglais par Eva Quéméré

Cet article a été publié sur le Site « List-glcolumn » 

 

Peut-être n’avez-vous aucune idée de ce qu’est le Crowd work – ou le « travail de la foule » – et c’est compréhensible. La plupart des gens n’en savent rien, peu d’entre eux aspirent à faire ce travail et ceux qui le font n’en sont pas nécessairement fiers. Peut-être n’attire-t-il pas autant la honte que d’autres emplois, mais vue la faible rémunération des travailleurs et le traitement plutôt injuste qu’il leur est réservé, il n’y a pas de quoi se vanter.

 

crowdwork

 

Le Crowd work (« travail de la foule ») peut prendre différentes formes, mais je le définirai comme une activité rémunérée, proposée, et qui peut être effectuée par un grand nombre de personnes. Le Crowd work est la face sombre d’entreprises importantes. C’est une menace croissante pour les économies et gouvernements du monde entier, mais c’est aussi l’avenir de beaucoup de gens. Au travers de cet article, je tiens à révéler l’exploitation de ce travail de masse- menace pressante allant de pair avec l’automatisation – et présenter des moyens d’y résister. Je veux montrer la réalité du Crowd work et la façon dont il pourrait devenir dangereux.

 

Une introduction aux plateformes

Il existe aujourd’hui différentes formes de crowd work. Les premières sont les plateformes de macro-tâches, à l’image d’Upwork, Uber ou encore Fiverr. Un travail est offert à un grand nombre de personnes, mais n’importe qui peut le réaliser.

 

Dans la seconde catégorie de plateformes – crowd contests (« concours de foules ») – on est non seulement peu payé, mais la plupart du temps pas payé du tout. Une entreprise propose un projet à réaliser pour lequel n’importe qui peut soumettre une proposition. C’est le cas, par exemple, des plateformes de crowdsourcing (approvisionnement par « la foule ») pour le design : sur 99design quelqu’un peut soumettre un logo ; sur CoContest, quelqu’un d’autre peut proposer sa vision du design intérieur d’une pièce. Pourquoi pas ? Mais là où ça devient précaire, c’est lorsque la deadline arrive et que la personne à l’initiative du projet sélectionne une ou parfois plusieurs des propositions soumises par les crowdworkers… sans payer les autres. Bon, et c’est tout ? Non, l’entreprise, en plus de ne pas les payer, peut se servir du travail et des propositions soumises par les participants non sélectionnés.

 

Ce vol de salaire ne se limite pas aux plateformes de crowd-contests. Il s’agit aussi d’un réel problème éthique dans les plateformes où le travail est alors décomposé en micro-tâches qui peuvent ensuite être réalisées par un certain nombre de personnes différentes. Ces plateformes comprennent CrowdFlower, OneSpace et – mon propre domaine de compétence – le Mechanical Turk d’Amazon (mTurk), pour lequel j’ai exercé la « profession » de crowd worker pendant plus de 10 ans. Le vol de salaire est l’un des problèmes les plus pervers. Le demandeur de travail peut garder toutes les propositions mais peut aussi en rejeter une sans raison. Le travailleur perd alors ce revenu mais il peut aussi se trouver incapable de travailler, à mesure que les rejets s’accumulent il devient non-qualifié pour toute autre tâche. Pire encore, il peut être suspendu de la plateforme à cause d’un pourcentage trop élevé de rejets, et devenir alors chômeur.

 

Sur toutes ces plateformes, peu payés, traités de façon injuste, et incapables de répondre, les travailleurs sont exploités, isolés et livrés à eux-mêmes.

 

À mesure que ces entreprises deviennent plus lucratives, de nouvelles plateformes voient le jour et offrent des services similaires, elles remplacent des professions que nous aurions juré ne pas pouvoir se faire « uberiser ».

 

Chaque profession – du programmateur informatique à l’auteur ou au médecin – peut être, au moins pour certaines séquences du travail, remplacée par « la foule ». Les programmeurs informatiques sont bien souvent des entrepreneurs indépendants. Il est alors aisé pour n’importe quelle entreprise, plutôt que de les embaucher, de leur dire de s’inscrire sur le site ComputerProgrammerCrowd.com. Si chacune de ces entreprises ayant besoin d’un programmeur pour une question précise passe par ce type de plateforme – elles auront, certes, un accès plus aisé et rapide aux experts – mais il n’y aura plus aucun emploi à temps plein disponible et tous les programmeurs seront laissés-pour-compte. Mais ceci vaut aussi pour les auteurs, ils pourraient en venir à devoir signer des micro-contrats pour délivrer un livre unique, un chapitre ou une page pour quelques centimes par paragraphe. En outre, bien que nous supposions que le travail de médecin exige de réels diagnostics, certains chercheurs explorent déjà l’utilisation du crowd work pour détecter les cancers, entre autres… (Cheng et al., 2015). Nous avons été si préoccupés par l’automatisation et le fait qu’elle remplace notre travail que le crowd work a glissé sous les radars. Trop tard, les entreprises réfléchissent déjà à la façon dont elles pourront l’utiliser pour remplacer les travailleurs de tous types, comme en témoigne ce que je vois tous les jours avec le mTurk d’Amazon.

 

L’impact économique du crowd work

Nous devons considérer la façon dont le crowd work affectera nos économies et programmes gouvernementaux. Premièrement, les entrepreneurs indépendants ne paient pas nécessairement de cotisations pour l’assurance-maladie, le régime de retraite ou encore les allocations chômage. Pourtant, ils sont gravement sous-payés – car aucune loi sur le salaire minimum ne s’applique à leur travail – et sont malgré tout susceptibles d’avoir besoin de ces services. La déclaration de revenus est entre les mains du travailleur, mais, selon mon expérience, garder une trace de ce qui est gagné est extrêmement difficile. De sorte que le crowd worker est souvent incapable de rapporter fidèlement ses revenus. En outre, étant donné que la plupart d’entre eux n’ont que très peu de revenus, ils n’ont pas d’impôts à payer. Dans un avenir où le crowd work serait la norme, comment les gouvernements pourraient-ils financer leurs programmes ? Peut-être que l’argent proviendrait des sociétés qui gèrent ces plates-formes ? Mais, ce n’est pas pour tout de suite, car aujourd’hui, la plupart de ces entreprises résident aux États-Unis alors que les crowd workers peuvent, eux, venir de partout. Mais alors, comment tous les autres pays pourront-ils trouver le revenu dont ils ont besoin pour fonctionner ?

 

Comment les travailleurs et les gouvernements peuvent-ils résister ?

Cette relation d’emploi non-traditionnel ne ressemble à rien de ce que nous avons jamais vu auparavant, et les lois existantes pour protéger les travailleurs ainsi que l’infrastructure financière des gouvernements ne conviennent plus. Alors, que pouvons-nous faire à présent pour empêcher un avenir où les travailleurs seront promis à une vie misérable et où les gouvernements seront incapables de lever les fonds nécessaires à leur fonctionnement ?

 

La résistance n’est pas futile. Notre rapport à la création et à l’utilisation de ces plates-formes peut être altéré par des pressions sociales et gouvernementales. Par exemple, alors que les travailleurs d’Amazon étaient isolés par la conception de la plateforme, nous les avons réunis dans des communautés externes à l’entreprise – comme mon propre site web TurkerNation.com – afin d’examiner les moyens de travailler de façon plus sûre et plus lucrative. De là, nous avons oeuvré avec des universitaires américains à la création de WeAreDynamo.org, un forum où les travailleurs peuvent créer des campagnes anonymement.

 

Notre premier succès a été la création de lignes directrices pour Academic Requesters (plaignants académiques) (Dynamo, 2014), un ensemble de règles pour ceux qui souhaitent utiliser le système du mTurk de façon éthique. Est venue ensuite la campagne Dear Jeff Bezos (Cher Jeff Bezos) (Dynamo, n.d) ayant réuni les travailleurs afin qu’ils écrivent des lettres à Jeff Bezos, PDG d’Amazon, expliquant pourquoi ils travaillaient sur la plate-forme et quel type de changements ils auraient souhaité voir. Ceci a donné le ton pour l’organisation future des crowd workers d’Amazon, mais aussi pour tous les autres. Nous espérons par la suite arriver à des campagnes encore plus innovantes pour apporter des changements durables.

 

Un autre combat pour lequel je lutte personnellement est celui de la législation du gouvernementale pour exiger la transparence des plateformes. Si nous savions combien de personnes ont travaillé sur le mTurk d’Amazon, d’où elles viennent, et comment les contacter, les travailleurs pourraient former des groupes et s’organiser à une échelle beaucoup plus grande. En plus de cela, les gouvernements devraient à présent savoir combien et lesquels de leurs citoyens, travaillent sur ces plateformes, et pouvoir les aider à déterminer les moyens d’amener les entreprises à payer leur juste part.

 

La création de plateformes éthiques est une autre solution pour assurer un avenir meilleur au travail. Qu’elles soient élaborées en coopération, avec le vote des travailleurs sur toutes les décisions, ou sous un autre format, les plateformes éthiques attireront les meilleurs travailleurs et donc les plus demandeurs de travail, ce qui sera alors la base d’une entreprise rentable. S’ils deviennent « citoyens dans leur entreprise », ils pourront ensuite travailler avec les gouvernements pour obtenir des droits à la protection sociale.

 

Ensemble, les organisations axées sur les travailleurs, la législation et les plateformes, offrent la possibilité de dessiner un avenir du travail favorable aux travailleurs. Cette révolution technologique dans le travail est encore jeune, et c’est à nous de la « mouler » dans ce que nous voulons qu’elle soit – travail éthique, rémunérant suffisamment et soutenant les travailleurs.

 

Pour en savoir plus :
Kristy Milland est responsable de la communauté de TurkerNation.com.
Elle a été crowd worker durant ces 10 dernières années, ainsi que prestataire sur des plates-formes et chercheur. Elle est actuellement engagée dans plusieurs projets pour créer de nouvelles plateformes qui offriraient une indemnisation équitable et d’autres avantages pour les crowd wokers

 

Références :
– Cheng, J., M. Manoharan, Y. Zhang and M. Lease (2015) Is there a doctor in the crowd? Diagnosis needed! (for less than $5). iConference 2015 Proceedings. Accessed 13 June 2016.
– Dynamo (n.d.) Dear Jeff Bezos, accessed 14 June 2016.
– Dynamo (2014) Guidelines for Academic Requesters, accessed 14 June 2016.

 

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