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par Carole Tuchszirer, Jean-Louis Dayan

Le mouvement de protestation contre le projet de loi El Khomri a mis plus que jamais la « réforme du marché du travail » sur le devant de la scène. Du coup, il n’y est question que de hiérarchie des normes, de négociation d’entreprise ou de périmètre des licenciements économiques. Sujets importants, certes, mais qui sont loin d’épuiser la réalité du marché du travail et de son fonctionnement.

 

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Carole Tuchszirer, vous y avez consacré de nombreux travaux, mais en portant moins l’attention sur les deux parties en présence – travailleurs et employeurs – que sur les institutions, les opérateurs et les acteurs chargés d’organiser leur rencontre. On parle bien peu aujourd’hui du rôle de ces intermédiaires, de leurs pratiques, de leurs marges de manœuvre, de leurs interactions. Est-ce à dire qu’il n’y a rien à signaler ?

 

 

Il est vrai qu’on en parle peu. Cela tient sans doute pour une part au fait qu’en France les intermédiaires du marché du travail sont peu sollicités par les entreprises. A la différence d’autres pays ce sont les candidatures spontanées et les relations personnelles qui constituent les premiers canaux de mise en relation des offres et demandes d’emploi, Pôle emploi et cabinets de recrutement venant loin derrière (cf. l’ouvrage de E. Marchal et G. Rieucau). Du coup, l’intermédiation est un peu le point aveugle de la réforme du marché du travail. Elle n’est pas complètement absente de la « loi Travail », qui désigne notamment le réseau des missions locales comme opérateur principal de l’accompagnement des jeunes. Mais cela reste tout à fait marginal rapporté à l’ensemble du texte, alors qu’il y a pléthore de rapports officiels sur le service public de l’emploi (SPE) français. Pourtant il y aurait bien sûr matière à intégrer le SPE dans les réformes du marché du travail pour renforcer le rôle que celui-ci peut jouer dans les régulations de l’emploi – qui ne sont pas seulement affaire de contrats de travail ou de conventions collectives. Il y a par exemple une réflexion à engager pour voir comment inscrire Pôle emploi dans une dynamique de gestion des transitions professionnelles tout au long de la vie. A ce titre, on pourrait aussi envisager d’ouvrir les dispositifs de Pôle emploi aux salariés en difficulté dans l’entreprise, sans attendre qu’ils aient le statut de demandeurs d’emploi. Cela se fait en situation de crise et d’urgence, à titre exceptionnel, pourquoi ne pas en faire une pratique courante de l’opérateur ?

Mais pour mieux se retrouver dans le paysage actuel, il faut revenir en arrière, jusqu’à la loi de cohésion sociale de 2005, dite loi Borloo, qui a redessiné les contours du SPE en distinguant 3 cercles :

• Le noyau central formé par l’Etat, Pôle emploi et l’assurance chômage (Unédic) – en notant au passage que l’AFPA en a été sortie assez vite, signe d’un déplacement des missions du SPE de la formation professionnelle vers l’indemnisation.
• Un second cercle formé par la galaxie des collectivités territoriales : régions (responsable de la formation professionnelle), départements (insertion sociale), communautés d’agglomération, communes (un peu tout à la fois).
• Un troisième rassemblant les réseaux « cotraitants », liés par convention pluriannuelle avec Pôle emploi (Missions locales pour les jeunes, Cap Emploi pour les handicapés, PLIE pour les personnes en difficultés), et les « sous-traitants » : opérateurs privés de placement (OPP) et prestataires de bilans, d’accompagnement ou de formation opérant dans le cadre de marchés publics.

Ce faisant, la loi Borloo a marqué un tournant : elle a mis fin au monopole de placement de l’ANPE en ouvrant la mise en relation des offres et des demandes d’emploi aux prestataires privés (y compris les agences d’intérim).

Fait intéressant, il circule dans les territoires de nombreuses définitions indigènes du périmètre du SPE, qui souvent le réduisent à Pôle emploi et ses cotraitants (missions locales et Cap emploi). Comme si seule une relation contractuelle forte pouvait fixer le périmètre de l’offre de service globale du SPE. Vue de l’extérieur, l’image qui l’emporte est plutôt celle d’un paysage complexe, fait de cercle, mais à géométrie variable, et au total sans gouvernance. Car la loi de 2005 n’a pas désigné de pilote : elle s’est bornée à énumérer les différentes composantes du SPE, dans une sorte d’inventaire à la Prévert. D’où la recherche permanente d’un chef de file, dont on peut trouver maints exemples dans le champ de la formation professionnelle, avec parfois une lutte entre le Conseil régional et Pôle emploi pour le leadership. Comme la loi ne l’a pas réglée, la question se joue au gré soit du rapport des forces locales (ce qui a des effets délétères), soit des légitimités variées qui ont pu se construire localement (avec des résultats plus consensuels).

Vous avez récemment établi, pour le compte de Pôle Emploi, une cartographie des intermédiaires du marché du travail. Comment vous y êtes-vous pris, et que donnent à voir vos cartes ?

 

C’est en effet en réponse à un appel à projets de recherche de Pôle emploi que nous avons dressé cette cartographie, et c’est intéressant en soi, dans la mesure où cela montre que l’opérateur public national lui-même a besoin d’y voir plus clair dans le paysage de l’intermédiation, de mieux savoir comment fonctionnent les autres acteurs. Il maîtrise assez bien la chose pour les missions locales ou Cap Emploi. Mais moins pour les autres : les opérateurs privés de placement (OPP), les OPCA (organismes collecteurs des fonds de la formation professionnelle), les organismes municipaux accompagnant les allocataires du RSA, les associations, les réseaux de l’IAE (insertion par l’économique), qui jouent de plus en plus le rôle d’intermédiaire auprès des entreprises et des salariés, sans oublier les Job Boards, qui offrent aujourd’hui de vastes plates-formes numériques de mise en relation.

Vu l’ampleur du sujet, nous avons choisi pour notre recherche de nous concentrer sur deux terrains, mais avec une approche très large, c’est-à-dire en y rencontrant tous les acteurs qui d’une façon ou d’une autre tentent de rapprocher des demandeurs d’emploi des entreprises. Les deux territoires présentaient des profils de demandeurs d’emploi proches, avec en majorité des personnes peu qualifiées ou peu diplômées, mais des dynamiques économiques contrastées : pour l’un, une forte demande de travail non qualifié et des opérateurs privés cherchant à pénétrer le marché local de placement ; pour l’autre, la présence de grandes entreprises qui recrutent, mais pas sur le marché du travail local.

Une fois dressées, nos cartographies donnent l’impression d’un entrelacs de relations tous azimuts entre acteurs aux fonctions, positions et influences très diverses. On peut avoir de ce résultat une vision haute, optimiste : les intermédiaires ne travaillent pas chacun dans leur coin, ils s’échangent des informations, des demandeurs d’emploi, des offres d’emploi, des financements, montent des opérations communes sur les territoires ; grâce à leur diversité, ils peuvent se répartir les demandeurs d’emploi selon les profils individuels et les compétences propres qu’ils peuvent chacun apporter en réponse. Une division du travail efficiente, en somme. Ou bien, vision plus sombre, ce ne sont pas les compétences respectives des organismes qui commandent la répartition des chercheurs d’emploi, mais plus prosaïquement les capacités d’accueil des uns et des autres, ou encore les règles administratives qui font du partenariat plus une contrainte qu’un atout. En matière d’IAE par exemple, cela donne un premier accueil des demandeurs d’emploi réservé au « premier cercle » (Pôle emploi ou ses cotraitants), qui doit valider au préalable toute orientation vers les structures spécialisées. Lesquelles n’ont donc qu’un accès très indirect à leur public cible, avec la perte de temps et le risque de déperdition et de découragement des publics qui vont avec. Même chose pour les opérateurs privés de placement : également dépourvus d’un accès direct à leur public, ils peinent à remplir correctement leur mission, alors même qu’ils sont de plus en plus évalués sur le taux de retour à l’emploi des demandeurs qui leur sont confiés. Autre exemple : les structures (le plus souvent associatives) chargées d’accompagner les allocataires du RSA n’ont pas directement accès aux offres des entreprises, car les départements commanditaires s’en réservent l’usage (et développent dans ce but leur propre prospection, sans passer par Pôle emploi). Idem pour les missions locales qui parfois, pas toujours, sont empêchées de prospecter les entreprises pour ne pas froisser les agences Pôle emploi.

De tout cela, il ressort que l’ouverture du placement n’a finalement pas libéralisé grand-chose. La révolution silencieuse opérée par la loi Borloo s’est arrêtée en chemin : beaucoup d’intermédiaires publics n’ont toujours pas accès aux offres d’emploi, et beaucoup d’intermédiaires privés pas accès aux demandeurs d’emploi. Voilà un constat pour le moins paradoxal puisque la loi Borloo a confié le placement à l’ensemble de ces acteurs sans leur confier les outils du placement ni l’accès au marché du travail.

On présente généralement cette pluralité d’acteurs, d’opérateurs, de logiques et d’échelles territoriales comme un facteur majeur d’inefficience et de dysfonctionnement. Le « mille-feuille » n’a-t-il que des inconvénients en matière d’intermédiation ?

 

Vu le nombre et la diversité des opérateurs, beaucoup de compétences sont mobilisées, les profils d’intervenants se renouvellent, les conseillers circulent d’un organisme ou d’un cercle à l’autre, et tout cela peut être porteur d’efficience. On observe une montée des profils de « médiation active » tournés vers l’entreprise, mais aussi, je l’ai dit, de l’objectif de retour à court terme à l’emploi à travers les indicateurs en usage dans les marchés publics et plus généralement dans les dialogues de gestion avec les multiples financeurs et tutelles. Avec le risque évident d’écarter les plus vulnérables des demandeurs d’emploi, de sélectionner les moins vulnérables parmi les vulnérables.

Plus largement, le problème est qu’on ne sait pas bien où commence ni où finit l’intermédiation. Or, la pluralité d’acteurs ne peut être une bonne chose que si l’on dit clairement qui fait quoi, qu’on lève les freins institutionnels, qu’on sort des querelles de chapelles et des logiques de concurrence, qu’on se libère des effets pervers des indicateurs de gestion. Sinon, ce sont les projets territoriaux de développement de l’emploi et des compétences qui en pâtissent. Dernier exemple en date, celui de la Garantie Jeunes, dispositif conçu d’en haut pour s’appliquer uniformément dans les territoires. Il faut enfin accepter que les territoires, entendus comme ensembles actifs et coordonnés de ressources au service de l’emploi, deviennent un bien commun, qui les mette en capacité d’agir sur leur destin. C’était l’idée des Maisons de l’emploi, nées aussi de la loi Borloo, mais restées à l’état de tentative, trop prudente.


Il n’y a donc toujours pas de pilote dans l’avion ?

 

Chaque grand acteur public s’estime légitime pour être chef de file : l’Etat (à travers ses directions régionales, les Direccte), Pôle emploi, qui couvre tout le territoire, les Conseils régionaux chacun pour sa région. La question a resurgi en 2014, avec la dernière loi de décentralisation, dite loi NOTRE : plusieurs régions ont plaidé pour se voir transférer la compétence emploi en complément de la formation professionnelle et du développement économique. Mais la loi ne l’a finalement permis que de façon optionnelle, et partielle : les régions volontaires pourront devenir « actionnaire majoritaire » des opérateurs locaux du champ emploi au moyen des crédits d’intervention transférés par l’Etat (et abondés par le Fonds social européen) ; mais cela ne leur donnera pas la main sur l’action locale de Pôle emploi, qui reste opérateur national, un et indivisible.

Il faut savoir par ailleurs que beaucoup d’opérateurs locaux préfèrent avoir l’Etat pour chef de file que la région, qu’ils trouvent plus exigeante quant au choix des territoires d’intervention et de publics cibles. Et que certaines régions préfèrent développer leurs propres services d’intervention plutôt que s’appuyer sur des opérateurs locaux. La décentralisation de la compétence emploi peut donc avoir sur le terrain deux traductions bien différentes : soit des régions jacobines, qui reproduisent à leur échelle (souvent agrandie par la loi NOTRE) la centralisation étatique d’antan ; soit des régions qui jouent elles-mêmes le jeu de la délégation des projets et des actions au bénéfice de leurs territoires.

Enfin, n’oublions pas que Pôle emploi reste opérateur national, et qu’il le restera aussi longtemps que l’Etat et son gouvernement garderont la responsabilité politique des chiffres du chômage… Assumer tous les mois la publication des chiffres du chômage, je ne suis pas sûre qu’il s’agisse là d’une compétence que les Régions revendiquent pleinement.

Pour en savoir plus :

 

– À paraître : « Diversité et dynamiques des intermédiaires du marché du travail », Pôle emploi, Études et Recherches n°7, Juin 2016, Par Yannick Fondeur, Anne Fretel, Jean-Marie Pillon, Delphine Remillon, Carole Tuchszirer et Claire Vivés

– « Pôle emploi et le service public de l’emploi », Assemblée Nationale, rapport de mission parlementaire présenté par M. Iborra, 2013

 

Carole Tuchszirer est Socio-économiste au Centre d’études de l’emploi (CEE)

 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.