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par Jean-Christian Vinel

Le triomphe du tout info en images qui va très vite nous porte à croire que Donald Trump est sorti de rien, tout habillé (ou tout nu c’est selon) des vêtements du conservatisme et du populisme. Il n’en est rien et les conservateurs américains ont une longue histoire déjà pleine de rebondissements. L’article qui suit a été publié le 31 juillet 2016 par le journal Le Monde. Il est repris avec l’autorisation de son auteur et du journal. Jean-Christian Vinel est Maître de conférences à l’Université Paris-Diderot et spécialiste de l’histoire sociale et politique des Etats-Unis.

 

conservateur

Pendant la convention du parti Républicain à Cleveland (Ohio) le 20 juillet 2016.

 

Dans la grammaire politique européenne, le conservatisme est avant tout une attitude face au changement, mélange de respect de la tradition, de prudence sociale et de méfiance à l’égard des grands schémas théoriques. Aux Etats-Unis, c’est au contraire une vision nette de ce que devrait être la société, un avenir que les conservateurs appellent souvent de leurs vœux avec énergie et enthousiasme. Ronald Reagan, qui incarnait à merveille cet optimisme conservateur, aimait d’ailleurs à citer le révolutionnaire Thomas Paine, expliquant aux militants du Parti républicain qu’ils avaient « le pouvoir de construire un monde nouveau », dont l’américanité, les libertés économiques, la responsabilité individuelle, la piété et la fermeté en politique étrangère seraient les piliers.

Implanter ce conservatisme paradoxal dans le paysage politique américain ne fut pas tâche facile. L’essayiste William Buckley en signe l’acte de naissance en 1955 avec la création de la National Review, publication qui doit servir de matrice à un conservatisme fusionnant trois catégories distinctes de pensée : le libéralisme économique, le traditionalisme et l’anticommunisme. Il faudra cependant attendre les années 1970 pour que ce projet intellectuel trouve un prolongement social et politique cohérent. Non qu’il n’y ait pas de conservateurs dans les années 1950 et 1960 aux Etats-Unis. Depuis la fin des années 1930, les élites économiques se mobilisent contre le New Deal, elles créent les premiers think tanks et financent la circulation des idées néolibérales.

Dans le vieux Sud, les démocrates soutiennent pour la plupart les réformes promues par Roosevelt, mais ils souhaitent avant tout protéger la ségrégation raciale de ses effets progressistes. Enfin dans le Sud-Ouest en pleine expansion économique, nombreux sont les Américains à voir dans la prospérité des banlieues où ils résident la démonstration des vertus de l’individualisme économique. Au niveau local, souvent à l’écart du parti, les militants s’impliquent dans de nombreux combats. Ainsi dans les écoles, des « citoyennes femmes au foyer » (« Citizen housewives ») se retrouvent pour analyser les manuels scolaires et s’assurer qu’ils ne contiennent pas d’articles favorables à l’impôt sur le revenu, la loi sur la sécurité sociale, les Nations unies ou encore le philosophe John Devey (1859-1952), figure célèbre du pragmatisme américain.

Cependant, jusqu’à la candidature de Barry Goldwater en 1964, ces conservateurs peinent à se faire entendre au sein du Parti républicain, dominé par l’establishment centriste du Nord-Est, et la lourde défaite essuyée par le sénateur de l’Arizona cette année-là ne fera que renforcer le mépris que suscitent encore ces militants. « Quand, dans toute notre histoire, a-t-on vu quelqu’un avec de telles idées aller aussi loin ? Ce sont des idées bizarres, confuses, archaïques » déclare l’historien Richard Hofstader à un mois du scrutin qui voit la victoire du démocrate Lyndon Johnson.

La défaite de Goldwater se solde par une purge du Parti républicain, mais la contestation conservatrice continue son chemin, sans se satisfaire de l’action des Présidents Richard Nixon et Gerald Ford. Au long des années 1970, elle s’enrichit de mobilisations qui ébranlent les certitudes du réformisme démocrate et fragilise son ancrage dans l’Amérique populaire. Alors que la crise économique remet en cause la synthèse keynésienne, les associations patronales renforcent leur combat contre l’interventionnisme de l’Etat. La première génération des néoconservateurs, composée d’anciens démocrates, vient en appui de ce combat en proposant une critique sévère de la guerre contre la pauvreté et de la discrimination positive, héritées de Johnson.


Une rhétorique populiste
En bas de l’échelle, de nombreux ouvriers participent aux révoltes contre l’impôt qui naissent de la crise, mais les tensions entre le Parti démocrate et son électorat ouvrier dépassent cette question. Que ce soit à Boston, théâtre de l’une des multiples révoltes contre la politique d’intégration raciale dans les écoles, ou en Virginie-Occidentale, Etat populaire qui voit des mineurs faire grève contre l’utilisation de manuels scolaires prônant un regard distancié sur la religion, la classe ouvrière blanche s’éloigne des démocrates. Dans le même temps, le vote par le Congrès d’un amendement constitutionnel sur l’égalité des sexes et les arrêts de la Cour suprême sur l’interdiction de la prière à l’école et le droit à l’avortement induisent une privatisation de la politique, entraînant un profond mouvement réactionnaire qui donnera naissance à la droite chrétienne. Celle-ci s’appuie à la fois sur le vote catholique (traditionnellement démocrate) mais aussi sur les fondamentalistes conservateurs, qui sortent de leur mutisme politique. Enfin, le statu quo que prônent les conservateurs en matière raciale favorise l’émergence d’une majorité conservatrice s’appuyant sur la défection des Démocrates du Sud vers le Parti républicain.

Au total, l’essor des idées conservatrices en pleine crise économique s’apparente à une nouvelle politisation des clivages sociaux et raciaux qui structuraient le débat de puis le New Deal. Mais cette transformation s’accompagne d’un efficace recours à une rhétorique populiste jouant le peuple travailleur contre l’incurie des élites démocrates et leur projet d’ingénierie sociale. En 1975, le journaliste William Rusher explique ainsi qu’ouvriers, entrepreneurs et fermiers doivent former une alliance contre les « non-producteurs », notamment les parasites assistés (« welfare parasites »), les bénéficiaires de l’affirmative action (discrimination positive) et les professeurs, sociologues et journalistes. Reagan en 1966, lors de l’élection au poste de gouverneur de Californie, s’était élevé contre les « assistés », avait défendu la loi et l’ordre, et prit parti pour les Californiens s’opposant à l’intégration raciale. En 1980, candidat à la présidentielle, il s’inscrit à nouveau dans cette perspective populiste qui brise la coalition électorale née du New Deal. Au cours de la campagne, il devra participer à une réunion de la Moral Majority au Texas pour montrer aux évangéliques qu’il n’est pas trop libéral en matière de mœurs, et pourra donc réunir les différentes familles du conservatisme américain.

Divisions et forces centrifuges
Près de trente ans après son départ de la Maison-Blanche, Reagan est toujours la figure tutélaire du conservatisme américain. Dans la mémoire collective conservatrice, ses mandats restent associés à la forte baisse de la fiscalité décidée dès 1981, à la déréglementation de l’économie, mais aussi à de brutales mesures antisyndicales. Par ailleurs, la révolution reaganienne s’est déroulée, à un rythme différent, dans le domaine du droit constitutionnel, grâce à des nominations à la Cour suprême qui infléchissent la jurisprudence, notamment dans le domaine de l’avortement. Dans son sillage, les dirigeants conservateurs se sont efforcés de poursuivre la révolution conservatrice, mais au début du 21e siècle, le succès du conservatisme se mesure aussi au poids médiatique des talk-shows, de Fox News, ou encore aux débats que suscite Walmart qui, dans son organisation et dans sa sociologie, symbolise la capacité des conservateurs à conjuguer modernité technologique et valeurs antimodernes.

Aujourd’hui, pourtant, les conservateurs américains ne sont plus les « créateurs de futur » et « les guerriers heureux » que Reagan exhortait à transformer l’Amérique. Les raisons en sont diverses et l’on se limitera ici à en évoquer deux. La première est depuis les années 1980, les conservateurs ont été malgré tout confrontés à la fois à la réalité de l’exercice du pouvoir et aux obstacles que le système politique américain dresse en travers de toute tentative de changement radical. S’ils sont parvenus à transformer l’assistance publique, à baisser les impôts pour les plus riches et à déréglementer l’économie, dans de nombreux domaines leur bilan demeure limité. Les conflits budgétaires qui scandent l’histoire législative du pays depuis vingt ans témoignent des tensions au sein d’un parti partagé entre le besoin de gouverner et le combat sans concession de certains de ses élus, enclins à encourager une polarisation partisane qui empêche tout compromis. Loin d’arborer une méfiance prudente à l’égard des grands schémas théoriques, les conservateurs américains sont aujourd’hui des bibles du capitalisme échevelé qu’ils ont porté depuis les années 1960.

Mais le malaise des conservateurs provient aussi des divisions et forces centrifuges qui fragilisent leur coalition électorale. D’abord parce que la droite chrétienne, prenant acte des victoires limitées qui sont les siennes dans le combat pour les valeurs morales (les récents arrêts sur le mariage homosexuel en sont un bon exemple), entame aujourd’hui un retrait de la vie politique. De manière significative, dans le même temps, le fossé qui s’est creusé entre la base du parti et ses élites sur les questions économiques est devenu plus évident. Alors que la mondialisation et les luttes antisyndicales ont conduit à une précarisation de l’emploi, les élus continuent de favoriser des politiques néolibérales dont les conséquences nourrissent l’anxiété et la peur du déclassement d’une partie de la classe ouvrière blanche. Dépassés par un candidat populiste qui n’appartient pas à leur famille et ne parvient pas à en unir les différentes familles, les conservateurs américains sont en crise.

Pour en savoir plus :
Conservatismes en mouvement. Une approche transnationale, Editions de l’EHESS, 2016 

– Voir dans ce dossier la Note de lecture de Danielle Kaisergruber

 

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