9 minutes de lecture

Un métier de fonctionnaire souvent sous les feux de l’actualité. J’ai interviewé Camille, juge de l’application des peines, affectée au centre de détention de V. Nous avons réalisé deux interviews par téléphone, lors de la durée de son trajet domicile – lieu de travail. Voici ce qu’elle m’a dit de son métier, de son évolution et, plus généralement, de ce qu’elle pense du fonctionnement de la justice en France. La première partie de l’article est descriptive, elle concerne le parcours de Camille et reprend certains fondamentaux sur la justice. La seconde partie est presque exclusivement composée de ses propres mots.

 

marteau

 

Devenir magistrat


Le concours d’entrée à l’École nationale de la Magistrature (ENM) se passe après avoir obtenu un diplôme universitaire de niveau M1 (ou Sciences Po, comme Camille). La formation comprend une première année de théorie entrecoupée de stages de 15 jours, puis 18 mois dans les tribunaux, pour apprendre la pratique. Au cours de ces 18 mois, les futurs magistrats abordent toutes les fonctions qu’ils pourront exercer par la suite.

Selon leur classement au concours de sortie, les diplômés choisissent un poste fonctionnel et géographique, dans une liste proposée par la Chancellerie. Les postes proposés correspondent le plus souvent aux manques de ressources des juridictions.

Au cours de leur carrière, les magistrats peuvent demander à changer de travail et de lieu de travail une fois tous les deux ans. Dans les faits, quand ils acquièrent des compétences dans une spécialité, ils demandent peu à changer fonctionnellement. Ils sont environ huit mille en France, avec des fonctions plus ou moins lourdes. Celles qui exigent beaucoup d’astreintes ou de permanences sont peu demandées. Pour pallier la désertification des magistrats par rapport aux contraintes du parquet, il est possible maintenant de prendre son avancement, sans demander de mobilité, alors que c’était obligatoire il y a peu. Cette évolution est liée aussi à la féminisation du métier. Avant, les magistrats hommes demandaient une mobilité et leur famille suivait.

De substitut à « JAP »
En sortant de l’ENM, Camille occupe un poste de substitut du procureur, c’est-à-dire qu’elle remplace les procureurs en cas d’absence. « Comme les instituteurs volants. » En 2010, elle devient vice-procureur. Et en septembre 2015, « j’ai voulu changer pour me faire un peu peur aussi, j’ai choisi de devenir juge de l’application des peines (JAP). »

Le métier de substitut du procureur
Le substitut du procureur exerce des permanences au cours desquelles il est appelé par la police pour orienter les suspects. « C’est une fonction de gare de triage. » Soit l’infraction est caractérisée, soit elle ne l’est pas. Soit elle est grave soit non. Soit elle nécessite une comparution immédiate et une saisie d’un juge d’instruction (dans les séries, on parle de flagrant délit), soit un rendez-vous est donné pour une convocation ultérieure en audience. Ensuite le procureur assiste aux audiences et suit l’exécution des peines.

Le métier de juge de l’application des peines (JAP)
Camille a en charge un centre de détention (400 détenus), dans ce cadre elle peut être saisie par les condamnés ayant des requêtes en aménagement de peine. Elle examine si la requête est recevable, organise des débats contradictoires, travaille avec le service pénitentiaire d’insertion et de probation en milieu ouvert ou fermé. Elle examine également les permissions de sortir (quatre-vingts par mois en moyenne). Pour des faits plus graves, elle saisit le tribunal de l’application des peines, celui qui par exemple a refusé la demande de sortie de Jacqueline Sauvage.

Enfin, Camille suit les condamnés en milieu ouvert (les mises à l’épreuve), leurs travaux d’intérêt général, ou, quand il le faut, leur incarcération.

Trois types de prisons
1. Maison d’arrêt pour les courtes peines ou détentions provisoires
2. Centre de détention pour les peines plus longues concernant des détenus « ni dangereux ni psychopathes »
3. Centrale pour les profils dangereux


Magistrats du siège / Magistrats du parquet

Il existe deux catégories de magistrats, correspondant à deux modalités d’exercice de la mission d’application du droit qui leur est confiée :
• Les magistrats du siège – les juges – sont chargés de dire le droit en rendant des décisions de justice. Ils possèdent un statut leur garantissant une indépendance de l’autorité judiciaire. Ils bénéficient d’une garantie d’inamovibilité, une des traductions concrètes du principe d’indépendance, destinée à éviter les pressions hiérarchiques ou politiques sur les décisions des juges du siège.
• Les magistrats du parquet – les procureurs – ont pour fonction de requérir l’application de la loi. Ils sont soumis à un principe hiérarchique qui découle de la nature même de leurs fonctions. Cette subordination ne fait cependant pas obstacle à la liberté de parole des magistrats du parquet à l’audience. Depuis la loi du 25 juillet 2013, est inscrite dans le code de procédure pénale l’interdiction pour le Garde des Sceaux d’adresser aux procureurs de la République des instructions individuelles.

Tous, magistrats du siège et du parquet, partagent un statut très proche, et des règles de recrutement, de formation et d’avancement quasiment identiques. Le principe de l’unité du corps judiciaire permet d’ailleurs à chaque magistrat, au cours de sa carrière, de passer d’un groupe à l’autre sans difficulté.

 

Comment rend-on la justice aujourd’hui en France ?

 

Avant, la justice se rendait, maintenant elle se gère 

« En théorie, le juge est censé intervenir à chaque fois qu’une question se pose à la société, en pratique ce n’est pas possible parce que les parquets sont débordés. Il existe un avant et un après la RGPP (la Révision générale des politiques publiques, engagée en 2007, visait une mise à plat de l’ensemble des missions de l’État afin d’identifier les réformes susceptibles de réduire les dépenses tout en améliorant l’efficacité des politiques publiques). Avant, la justice se rendait, des problématiques étaient examinées en fonction de considérations politiques et législatives. Depuis la mise en place de la RGPP, la justice se gère, tout y est quantifié. On demande aux magistrats de gérer des flux, des stocks. C’est là-dessus qu’on les évalue. Les outils d’évaluation qui s’appliquent à la justice sont les mêmes que ceux de l’entreprise ; ils ont été mis en place par des gens qui n’avaient rien à voir avec la justice ! Le niveau d’exigence demandé est sans commune mesure avec les moyens alloués (la France est au 38ème rang sur 43 pays européens pour le budget annuel alloué à la justice par habitant). Cela remet en question tant notre culture que notre manière de travailler. »

Faire toujours mieux et plus, avec toujours moins
« Ma charge de travail est difficile à quantifier, entre les week-ends, les astreintes… Certaines semaines, je peux travailler 45 heures, d’autres beaucoup plus, en fonction du nombre de jugements à rendre. Un magistrat n’a pas d’obligation concernant ses horaires de travail, en revanche, il a une obligation de résultat. Il doit tenir son cabinet, répondre aux demandes, contribuer au service général pour les comparutions immédiates ou les Assises. Il peut aussi, « pour dépanner », présider des audiences de toutes sortes. C’est une vraie source de tension dans les tribunaux qui doivent faire face à la diminution des effectifs due à la mise en place de la RGPP et à la judiciarisation de la société. On nous demande de faire toujours plus avec toujours moins de moyens. Ce qui a pour conséquence un nivellement par le bas assez pernicieux. L’outil avec lequel nous sommes évalués ne prend en compte que les décisions rendues, les flux sortants, or moins d’effectifs dans un tribunal signifient moins de jugements rendus. Moins de jugements rendus signifient moins d’effectifs. C’est un cercle vicieux. »

Un management à la dérive
« Tout magistrat dépend directement d’un chef de juridiction. Il n’y a pas d’intermédiaire, par exemple pas de directeur de ressources humaines ou de représentants du personnel, comme dans l’entreprise. Or, les collègues qui auraient les qualités humaines de management ne veulent pas devenir chefs de juridiction, fonction qui oblige à rendre moult rapports et à assister à moult réunions. Cela signifie que ceux qui acceptent de prendre des responsabilités de management sont ceux qui acceptent dans le même temps la manière dont la machine est mal gérée. Paradoxalement, il existe dans notre corps des magistrats du siège une certaine lâcheté alors que nous sommes là pour prendre des décisions lourdes de conséquences. C’est un corps très individualiste, qui prône la culture de l’indépendance et ne favorise pas beaucoup de solidarités à la différence des magistrats du parquet, parmi lesquels l’esprit d’équipe est beaucoup plus important. Ceci ajouté à la mauvaise gestion, on comprend pourquoi notre travail est si compliqué et pourquoi il engendre de vraies souffrances. Le film Sois juge et tais-toi (documentaire réalisé par Danièle Alet, diffusé sur LCP) montre bien l’isolement des juges, l’absence de soutien de la hiérarchie, non par volonté, mais par peur. »


Confusions et incohérences

« La manière dont on est géré et la manière dont on nous demande de gérer notre travail pose une vraie question sur le sens qu’on donne à notre métier. La politique pénale est – devrait être – un enjeu social. On devrait se poser la question du devenir des gens qui enfreignent la loi. On devrait s’interroger sur le fond : quid de la sanction pénale ? Ces sujets, aujourd’hui, ne sont pas posés, pas discutés alors que notre travail n’a de sens que si on pose les questions et si on réfléchit à plusieurs.

Nous devons faire avec les rustines que proposent les programmes successifs décidés par la Chancellerie. Ainsi, les peines plancher mises en place par la loi Dati en 2007 prévoient pour les récidivistes des aménagements de peine afin de désengorger les prisons. On demande à la justice de fixer des peines, et dans le même temps, tout le monde sait que celles-ci seront aménagées. De même, les peines alternatives décidées par Christiane Taubira, la contrainte pénale, – outre le fait qu’on ne voit pas la différence avec les mises à l’épreuve – engendrent un changement de paradigme qui n’a jamais été abordé en tant que tel. Avant, on savait que faire quelque chose de mal vous envoyait en prison, maintenant, c’est la confusion.

On voit combien les incohérences de la société font perdre tout son sens à notre travail et créent de la souffrance tant sur le fond que sur la forme. Ces questions sont tellement problématiques que certains, même parmi les plus solides de nos collègues, en sont cruellement affectés. »


La question sociale et politique n’est pas posée

« Ceux qui entrent dans la fonction publique par conviction, qu’ils soient praticiens hospitaliers ou magistrats, s’investissent dans un travail ou une mission qui a du sens pour eux. Dès que la mission de service public est mise à mal, une souffrance apparaît qui n’est pas seulement due aux mauvaises conditions de travail. La réponse ne peut être que politique. Les magistrats, qui sont par nature légalistes, ne seront pas les premiers à monter au créneau.

La question qui se pose est de savoir ce que la société attend de la justice, compte tenu de la façon dont elle est perçue par ceux qui la font et par la société dans son ensemble. La société est très paradoxale. On essaie de tout rationaliser, mais difficile de rationaliser les peurs et les passions. Au-delà de la dégradation objective des conditions de travail, la perte de sens de notre mission est la plus problématique. »

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.