Régis Sauder voulait oublier jusqu’à l’existence de Forbach. Adolescent, à l’étroit dans cette ville et dans son milieu social il les rejette et les fuit. A cet âge-là il est urgent de se construire « contre » et cela vaut mieux que le conformisme des « fils de », que les assignations à résidence et à communauté. Il faut dire que la ville de plus de 20 000 habitants est experte en amnésie. Le déni y est plus répandu que le culte d’un passé compliqué. Au 19e et 20e siècle, Forbach et Sarrebruck ont été alternativement françaises et allemandes. Après la Première Guerre mondiale et jusqu’en 1935, la France administre au nom de la Société des Nations la Sarre, toute proche, et y dispose de la propriété des houillères. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la rue principale de Forbach s’appelait « Adolf Hitler Strasse ».
Retour à Forbach, film documentaire de Régis Sauder, 2017
Plus récemment l’histoire de la région se confond avec la fermeture des houillères. Elles ont été florissantes attirant des générations d’Italiens, de Polonais, d’Algériens, de Marocains. Les HBL, comme tous le disent encore, ont définitivement arrêté toute production en 2004. Depuis, plus rien. Régis Sauder peut filmer la litanie des vitrines de magasins fermés, à louer ou à vendre.
Raconter pour comprendre
Mais le cinéaste ne revient pas dans sa ville natale en 2014 pour en réécrire l’histoire. Au mitan de la vie, il cherche à comprendre. A comprendre ce qu’il a vécu dans ce pavillon que ses parents ont occupé pendant un demi-siècle et qu’il va bientôt vendre ; à comprendre ce qu’il fuyait et avait voulu oublier ; à comprendre la vie de celles et ceux qu’il nous fait entendre, qu’il a connus au Collège et qui aujourd’hui y vivent et y travaillent. A comprendre aussi comment Florian Philippot a pu arriver en tête au premier tour de l’élection municipale.
Les témoignages sont tous très forts, d’une grande franchise. Régis Sauder n’interroge pas des militants. Ceux qu’il a connus sont devenus ouvriers ou enseignants. Leurs parents étaient pauvres. L’une d’elles, directrice de l’école raconte ce qu’elle ressentait lorsqu’en rentrant de l’école elle ne voyait pas de lumière aux fenêtres de ses parents. L’électricité une fois encore avait été coupée. Comment faire ses devoirs ? Comment surmonter la honte : « quand on est pauvre, on se sent nul », explique-t-elle. Elle aurait tellement aimé que son père puisse la voir aujourd’hui diriger l’école où elle allait écolière, et en être fier.
Ils ne se décrivent pas en victimes. Ils ne souffrent pas de déclassement, ce mal qui ronge paraît-il les enfants des baby-boomers, ils ne se plaignent pas mais la tristesse affleure. Aucun des interviewés ne vote pour le Front national. Ils s’activent dans leur métier ou des associations. Doris, la patronne du bar veut encore y croire. Dans une envolée inattendue, elle cite un des héros de la trilogie du Seigneur des anneaux pour mieux affirmer, contre ceux qui pensent que c’est la fin, « non, c’est le début ». Sur le site de l’agglomération « Forbach-Porte de France », le directeur général des services l’affirme « il faut sortir du fatalisme ».
Mais le film montre aussi les gens qui ne se parlent plus, les communautés qui se replient sur elles-mêmes, les commerces et les services qui ferment, les emplois qui n’existent plus, les immeubles peints en bleu pâle, comme pour faire bonne figure et sourire malgré le désespoir, la cité ouvrière qui a été rasée -le déni du passé, toujours. Il rappelle le départ, dans de bonnes conditions, des cadres des houillères vers d’autres carrières « intéressantes » et d’autres régions plus prospères, pendant que les « pauvres » eux restaient là, sans perspectives. Il nous fait partager ces moments où la tristesse se mue en résignation : « si on n’est pas content au boulot, le patron nous dit : pas de problème, il y en a 15 qui attendent ». Il parle aussi des promesses qui n’ont jamais été tenues. Régis Sauder nous fait entendre une partie du discours de François Hollande à Forbach le 4 mai 2012, deux jours avant son élection, « le changement c’est maintenant ». Cruel. Pathétique.
Au secours !
Une image me vient. Elle n’est pas tirée du Seigneur des anneaux et de son monde fantastique. C’est celle d’un naufrage. Lorsqu’en 1816 la Méduse connaît des avaries graves, les officiers et leur famille embarquent sur les chaloupes et rejoignent la terre ferme. Ils abandonnent à leur sort 149 marins et soldats, dont une femme, sur un radeau de fortune. Treize jours plus tard, ils sont 15 rescapés. La peur qui les tenaillait les a conduits aux pires atrocités. Ils se sont disputés, faisant tomber à l’eau les réserves de biscuits et d’eau douce. Les officiers ont décidé de jeter les blessés à la mer pour économiser ce qui reste, c’est-à-dire les barriques de vin. Ils s’enivrent et dans leur délire certains se jettent à la mer, d’autres tuent les plus faibles et se livrent à des actes d’anthropophagie alors que physiologiquement aucun ne serait mort de faim.
L’isolement au milieu d’un océan hostile, le sentiment d’avoir été abandonné et trahi, la peur qui détruit l’idée même de solidarité et d’humanité, ont inspiré des actions stupides et criminelles. Ce qui a été entrepris était pire que le mal. Géricault pour exprimer l’intensité du drame choisit de représenter le moment où les survivants aperçoivent un bateau et tentent en vain de lui adresser un appel au secours. Le documentaire de Régis Sauder, Retour à Forbach n’est pas seulement la description d’un naufrage. C’est aussi la saisie sur le vif d’un appel au secours.
J’ai vu le film la veille du premier tour des élections présidentielles. Que ferais-je si, par le hasard de la naissance, je vivais aujourd’hui à Forbach. Chercherais-je à m’accrocher à un morceau de bois, à y attirer les malheureux qui se noient et luttent encore ? Pousserais-je du pied ceux qui me semblent être à cet instant des concurrents, des ennemis, des étrangers ? Lui ou moi ? Je me pose cette question : aurais-je la force d’aller voter ? De lancer encore un appel quand tant d’autres sont restés sans réponse.
Le 23 avril 2017 les résultats du vote à Forbach sont les suivants : Participation : 64,31 %. Marine Le Pen : 29,65 % – Jean-Luc Mélenchon : 21,69 % – Emmanuel Macron : 17,87 % -François Fillon : 15,83 % – Benoît Hamon : 5,89 %. Dans mon arrondissement parisien, le 20e, ils sont les suivants : Participation : 80,69 % – Jean-Luc Mélenchon : 31,83 % – Emmanuel Macron : 30,59 % – Benoît Hamon : 13,92 % – François Fillon : 12,78 % – Marine le Pen : 5,92 %. Sans commentaires.
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