par Maud Simonet, propos recueillis par Fanny Barbier
Où il est question d’un travail jadis effectué par des employés municipaux et aujourd’hui co-effectué par ce qui reste de ces employés municipaux, par des salariés d’associations de préservation du patrimoine, par des bénéficiaires de l’aide sociale, par des bénévoles… Dans un nouveau livre qu’elle vient de publier avec John Krinsky, Maud Simonet raconte ce microcosme que sont les parcs new-yorkais : Who cleans the park ? publié aux Presses universitaires de Chicago. Interview.
Les lecteurs de Metis connaissent Maud Simonet, chargée de recherches au CNRS et directrice adjointe de l’IDHES-Nanterre (voi la recension de son précédent livre Le travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ?)
Dans les années 70, les parcs de New York sont entretenus par plus de 7 000 « parkies », employés municipaux syndiqués depuis les années 50. Ils ont fait partie des premiers fonctionnaires à obtenir le droit syndical au terme d’une lutte difficile et largement reprise dans les médias de l’époque grâce aux actions symboliques qu’ils ont menées comme de s’enfermer dans des cages à Central Park avec une pancarte : « Espèce : travailleur du parc. Caractéristiques : n’a pas les mêmes droits que les autres travailleurs ; pas de dignité au travail ; pas de salaire négocié ; pas le droit de se syndiquer ».
Depuis, la ville de New York a connu une crise budgétaire de grande ampleur qui a entraîné des réductions drastiques du nombre d’employés municipaux et n’a pas épargné les parkies. « Ils sont 2 000 environ aujourd’hui. Et pourtant, les parcs de New York n’ont jamais été aussi bien entretenus. Alors qui entretient les parcs aujourd’hui ? C’est la question que nous nous sommes posée avec mon collègue John Krinsky, et qui donne le titre à notre livre dans lequel nous analysons la transformation et la démultiplication des statuts des travailleurs dans ce petit service public qu’est l’entretien des parcs municipaux.
Qui travaille dans les parcs aujourd’hui ?
Les parkies :
Ils ne sont plus que 2 000 aujourd’hui et leurs conditions de travail ont bien évolué. Auparavant, chacun était affecté à un parc, aujourd’hui, les parkies travaillent dans des équipes mobiles.
Les salariés associatifs :
Au cours des années 90, sont arrivées dans le paysage des associations de conservation du patrimoine appelées « conservancies pour les principaux parcs de la ville : Central Park, Bryant Park, Prospect Park ». Dans chacun de ces parcs, la Conservancy, selon les termes d’un contrat passé avec la ville, se voit déléguer une partie de la gestion du parc pour laquelle elle va recruter sa propre main d’œuvre. Plusieurs formules coexistent. Ainsi à Central Park, une répartition se fera entre les zones gérées par la ville et les zones gérées par la Conservancy, alors qu’à Bryant Park, les employés municipaux ont totalement disparu. Il faut savoir que les salariés des conservancies font le même travail que les parkies. La différence étant qu’ils ne sont pas syndiqués et bénéficient de bien moins bonnes conditions de travail et rémunérations. Ils peuvent être licenciés du jour au lendemain. Ce sera d’ailleurs le cas pour des salariés avec 19 ans d’ancienneté après qu’ils se soient battus pour obtenir le droit syndical.
Les allocataires de l’aide sociale et les bénévoles :
Pour compléter le tableau, à côté des parkies et des salariés associatifs, deux autres populations : les allocataires de l’aide sociale qui arrivent par milliers dans les années 90 et les bénévoles.
La ville a créé dans le cadre de la City Foundation, un Partnership for Parks qui suscite, rationalise et professionnalise le bénévolat dans les parcs. Cette association engage des démarches très actives pour repérer et recruter des bénévoles déjà engagés dans leurs quartiers. Le salaire de ses responsables est financé à parts égales par la Ville et la fondation.
Ainsi, un graber – la pince pour ramasser les détritus qui, avec le gant et le sac poubelle, représente la panoplie des travailleurs du parc – peut être dans les mains d’un parky, syndiqué et protégé, d’un salarié associatif, peu payé et non syndiqué, d’un bénévole qui ne se pense pas comme un travailleur ou d’un bénéficiaire de l’aide sociale que l’on oblige à travailler pour « mériter son allocation et avoir une utilité dans la société ». Sachant que les statuts de ces personnes ne sont pas répartis au hasard des CSP. Le parky est plus souvent un homme, même si cela change, et il a un rôle d’encadrement. Les allocataires de l’aide sociale sont en majorité des femmes (75 % des cas), noires et/ou latinos (90 %). Leur participation est supervisée et évaluée par les parkies qui fixent horaires et lieux d’affectation, qui décident si elles continuent à travailler dans les parcs ou encore qui leur font espérer un emploi de fonctionnaire. Des relations de paternalisme, quelquefois de faveur, voire relevant de l’économie sexuelle se sont développées entre parkies et allocataires de l’aide sociale (elles ont été longtemps déniées par la Ville jusqu’à ce que des scandales éclatent).
Travail gratuit et production de valeur
Le système qui s’est peu à peu mis en place entremêle travail gratuit et production de valeur notamment pour les riverains habitants et commerçants. On peut parler de travail gratuit même si la Ville finance le recrutement des bénévoles ou si l’État verse les allocations aux bénéficiaires de l’aide sociale. À ce propos, le système a été attaqué avec virulence comme étant de l’esclavagisme déguisé. À la suite de ces attaques, il s’est transformé en programme de transition et propose maintenant aux allocataires un accompagnement à la recherche d’emploi sans toutefois donner à ces derniers un statut plein de travailleurs. « Nous assistons à une politique d’invisibilisation du travailleur. »
Le déploiement des travailleurs bénévoles et des salariés associatifs ne signifie pas retrait de l’État mais, au contraire, absorption du monde associatif par l’État. « Pour reprendre les termes de mon collègue Matthieu Hély, nous sommes dans un double mouvement de « privatisation du public » et de « publicisation du privé ». La Ville, à travers le Département des Parcs, en conserve la gestion pleine et entière. Elle a simplement passé un contrat avec trois conservancies qui ont mis en place trois modèles différents. Celle de Central Park est financée par la grande philanthropie new-yorkaise, les bénévoles qu’elle recrute vont « entretenir leur jardin ». Celle de Prospect Park est financée par des associations locales « Central Park has the money, we have the volunteers ». Quant à la Bryant Park Corporation, elle est financée par l’association des commerçants dans l’objectif de promouvoir le développement de leur quartier. À noter qu’un choix a été fait de concentrer tous les efforts et les deniers à ces trois parcs qui sont restés sublimes, et de laisser les autres parcs tomber en déshérence…
Nous assistons bien à l’utilisation par le service public d’un travail gratuit – un travail gratuit volontaire, de la part des bénévoles ; un travail gratuit plus coercitif de la part des allocataires – mais ces deux populations sont mobilisées avec la même rhétorique celle de la citoyenneté. »
Et le travail dans tout ça ?
« On observe qu’à chaque statut correspond un type de tâches, sachant que tous pourront tenir un graber à un moment ou un autre, tous pourront ramasser les feuilles ou balayer un escalier. Le nettoyage des toilettes sera « réservé » aux allocataires de l’aide sociale, le jardinage aux bénévoles.
De même que le système crée une nouvelle répartition des tâches, il casse les fonctionnements propres au service public. Ainsi des parkies sont recrutés directement en tant que managers alors qu’auparavant il fallait gravir les échelons pour avoir un poste d’encadrement.
Les parkies superviseurs sont dans un état de stress permanent. « Je préférais avant, j’avais 30 gars, tous les jours au même endroit. Aujourd’hui, avec les allocataires, on ne sait plus qui est là, quand. » Chaque matin, ils doivent distribuer le travail entre les parkies et les allocataires tout en tenant compte de la présence des bénévoles réguliers » – « Je sais que je peux compter sur Mary le mardi » – et de toute autre forme de ressource y compris les SDF qui vivent dans le parc et qui peuvent ramasser des seringues ou prévenir d’une dégradation. Les superviseurs ont l’impression de devoir sans cesse ajuster les tâches dans un système de pénurie tout en subissant un contrôle qui n’a jamais été aussi prégnant. En effet, l’entretien des parcs est soumis à un double système d’inspection : celui systématique de la Ville et celui potentiel de tout New Yorkais qui le désire, avec des résultats mis en ligne et accessibles à tous. Un des parkies nous a dit que le système était « designed to fail ».
Un collectif de travailleurs ?
Maud Simonet est catégorique : Pour qu’il y ait collectif, il faudrait supprimer la séparation ou la hiérarchisation qui existe entre tous ceux qui travaillent dans les parcs. Ainsi, les bénévoles sont, se considèrent volontairement parfois, à part. Ils restent entre eux, quand ils s’inscrivent dans un cadre de bénévolat d’entreprise, ils portent tous le même T-shirt qui les distingue encore plus des autres. Les allocataires sont considérés comme le dernier maillon de la chaîne. Ils se pensent eux-mêmes comme étant des travailleurs du Département des parcs et n’en ont que plus de déception quand ils doivent quitter le programme au bout de 6 mois. Et enfin, les salariés des conservancies ne voient qu’eux-mêmes à Bryant Park, ils sont affectés à leur propre parcelle à Central Park, et mêlés aux autres à Prospect Park.
Bref, tous ne travaillent pas forcément ensemble. Ils n’ont pas les mêmes intérêts. Ils n’entretiennent pas de rapports, et sont pris dans des rapports sociaux qui les séparent. Ainsi quand les salariés des conservancies se sont battus – en vain – pour obtenir le droit de se syndiquer, les bénévoles n’en ont rien su. Et pourtant, le combat a été rude, et les représailles lourdes, avec une importante vague de licenciements.
Tous ces mondes sont à des années-lumière les uns des autres. Et malgré cela, les parcs sont formidablement bien entretenus.
À quel prix pourrait-on se demander…
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