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Léo a 21 ans. Cela fait trois ans qu’il mène de front ses (brillantes) études avec ce qui s’appelle des petits jobs d’étudiant. Trois années qui lui ont permis de se faire une image « concrète » du monde du travail. Rencontre avec Fanny Berbier, en octobre 2016.

 

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Après son bac, Léo prend un mois de vacances puis commence un petit boulot de mois d’août, pour gagner de l’argent. Il devient serveur dans un bar-restaurant du treizième arrondissement qui fait partie d’une chaîne de quatre lieux sur Paris. « Nous sommes arrivés à 10 en même temps. Des jeunes en études, des jeunes à temps plein et des moins jeunes. Il y avait deux services celui de 7 à 17 heures et celui de 17 à 2 heures du matin. Les « anciens » ont tout de suite pris le temps de nous former. La directrice par intérim – pendant les vacances du directeur – était une jeune de 24 ans, en master de psychologie, quelqu’un de très compréhensif, qui nous a tout de suite aidés à nous sentir bien. » Autant, pour Léo, le lycée était un lieu fait pour la rébellion, autant le travail est un lieu où il y a des règles, des horaires à respecter, une certaine forme de rigueur. « Le travail, c’est concret », dit-il. « Avant, je le voyais comme une sorte de boîte noire, magique. Les gens y arrivaient puis en partaient. Et entre les deux, on ne sait pas ce qu’ils font. Tant qu’on n’a pas commencé à travailler, c’est assez angoissant de ne pas savoir ce que c’est. Je n’avais jamais vu une chaîne hiérarchique avant. Le travail dans un restaurant, c’est une chaîne. Dans un premier temps, on est guidé à la baguette « fais ci, fais ça ». C’est nécessaire, le temps de prendre les réflexes. »

À la fin du mois d’août, Léo poursuit dans le même bar, deux soirs par semaine, et commence une double licence économie et géographie. Au départ du directeur, là depuis de nombreuses années, c’est la jeune étudiante en psychologie qui prend sa place, tout en continuant elle aussi ses études. Elle gère les commandes, plannings, recrutements, finances, etc. Elle est joignable en permanence. Le turnover chez les serveurs est très important, ce sont souvent des étudiants, qui ne restent pas plus de 3-4 mois. Mais chacun est formé à son arrivée pour prendre le pli rapidement. « On travaille bien et c’est plutôt plaisant, l’ambiance dans l’équipe est très bonne. On se partage les trucs pour se faire des pourboires. On peut se créer des compétitions entre serveurs : 5 euros à celui qui vend le plus de plats du jour… » Le bar marche bien et emploie entre 30 et 40 salariés. Tous les serveurs sont en extra (payés 9,53 euros bruts par heure, soit 7,50 net), même s’ils ne signent jamais de contrat et y restent quelquefois bien plus des trois mois supposés maximum. « On arrive, on donne un relevé d’identité bancaire et on signe son contrat quand on le résilie. C’est une formule souple qui convient bien aux étudiants », poursuit Léo qui, à 19 ans fait partie des plus anciens, et se voit proposer un job de manager. Le manager est celui qui gère le service, donne les temps de pause aux serveurs, tient le bar et la caisse (s’il y a un trou, c’est déduit de son salaire), qui forme les nouveaux et les aide autant que nécessaire. « Nous sommes 4 à prendre des décisions : la directrice, le directeur adjoint et les deux managers. » Pour Léo, le plus difficile, c’est les décisions qu’il faut prendre en cas de problèmes, et des problèmes, il y en a de toutes sortes : un client pas content d’avoir attendu son plat 30 minutes, à qui il faut faire une réduction si c’est un client fidèle ; ceux qui ont un peu abusé et ne veulent payer que 5 des 7 pintes qu’ils ont bues ; la bande de jeunes loubards qui vend de la drogue devant la terrasse qu’il faut faire partir avec des pincettes parce que la police ne se déplace en général pas… Léo est alors en seconde année de licence. Il travaille tous les samedi soirs (payé 10 euros net de l’heure en tant que manager) et fait des remplacements de temps en temps. Il pense sa place stable quand, au bout d’un an, une nouvelle directrice arrive qui, sans lui demander son avis, le déplace dans un autre bar de la chaîne qui se trouve dans le XVème arrondissement.

Changement de décor, changement d’ambiance. Un directeur nouvellement arrivé, incapable de gérer les équipes, qui se trompe dans les recrutements, etc. Léo, en tant que manager, se voit contraint de prendre des responsabilités. « Je me suis fait exploiter, je devais remplacer le directeur au pied levé, m’occuper des recrutements, des plannings, des commandes, de la manutention… ce n’était pas mon rôle. Je ne m’y connaissais pas et il y avait vraiment surcharge de travail. J’ai démissionné du jour au lendemain ! » Il faut dire qu’à l’époque, on est en juillet 2015, Léo était en stage dans un cabinet de conseil et cumulait depuis deux mois jusqu’à 70 heures de travail par semaine !

 

Démissionner quand on travaille en extra, c’est simple. Pas de préavis. Mais pas d’indemnité. S’il y a abandon de poste, le serveur peut toucher le chômage. Les restaurants sont très surveillés par les services d’hygiène, beaucoup moins par les inspecteurs du travail…

À part les trois derniers mois, pour Léo cette expérience a été une période très heureuse et très formatrice. Il est conscient qu’il est rare d’avoir autant de responsabilités et de marge de manœuvre à 19 ans. « J’ai appris à manager dans le « feu ». Par exemple, j’ai compris que chacun avait sa manière d’enchaîner les tâches et que je ne devais pas imposer ma façon de faire aux serveurs. Au contraire, mon rôle était de fluidifier. Stresser les gens à qui on donne des ordres, ne sert à rien qu’à rendre tout le monde stressé. »

En septembre 2015, après ces périodes intenses en termes de relations humaines, de responsabilités, etc., Léo a voulu changer de voie. « J’ai cherché un métier où je ne parle à personne, où je suis tranquille, où il est très dur de faire une erreur. Je suis devenu livreur de repas à vélo. » L’entreprise dans laquelle il entre démarre son activité. À l’époque, il y a une cuisine et six livreurs, c’est le fondateur qui dispatche les courses. Un an après, l’entreprise fait travailler 200 personnes, dont 30 salariés. Léo est auto-entrepreneur, il gagne 9,50 euros bruts de l’heure, soit 9 euros nets au début suite à une demande d’ACCRE (*).

Le travail ici est encore plus souple que celui d’extra dans la restauration. Pour devenir livreur, il faut répondre à 8 questions sur Internet (avez-vous un scooter, un vélo ? Quelle zone géographique choisissez-vous ? Avez-vous déjà le statut d’auto-entrepreneur ? …). Une fois inscrit, « tu nous donneras ton numéro de Siret quand tu l’auras », on choisit un shift de 3 heures à midi ou 4 heures le soir sur Internet. « J’ai un portable, un vélo, un sac qui peut contenir 16 plats et 8 desserts, un bouquin et un manteau pour la pluie. Et j’attends qu’on m’appelle. Pendant 3 ou 4 heures, je suis tout seul, il n’y a aucun échange, quelquefois un merci d’un client, pas toujours. On quitte le job quelque temps, on le reprend, comme on veut. Il n’y a pas d’esprit d’entreprise ». Léo a travaillé en moyenne quatre soirs par semaine pendant la dernière année universitaire (2015-16) au terme de laquelle il a obtenu sa double licence. Il entame cet automne un master d’économie et sociologie. Et va reprendre son boulot de livreur.

J’allais oublier de préciser qu’il a fait un stage de six semaines à l’OFCE cet été. Pas payé, n’offrant même pas de ticket restaurant. « Quand on est étudiant, on nous confie en général des travaux de réécriture ou des fiches de lectures. J’ai eu beaucoup de chance. On m’a demandé de faire un inventaire de bases de données que j’ai pu faire très rapidement. Ensuite, j’ai eu l’occasion de travailler étroitement avec un chercheur à un « working paper » qui fera le point de deux ans de politique du logement en France. Quand on est étudiant, poursuit Léo, on fait des stages dans des institutions un peu prestigieuses parce que c’est formateur…et pour avoir quelque chose à présenter en entretien ».

C’est sûr que Léo aura des choses à dire en entretien, entre ses expériences de serveur en extra, de manager, de cycliste livreur ou de stagiaire à l’OFCE et ailleurs.

 

(*) Depuis le 1er mai 2009, l’aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d’entreprise (ACCRE) a également été mise en place pour les auto-entrepreneurs. Il s’agit pour eux de jouir d’une exonération de charges sociales partielle et progressive étalée sur trois années d’activité.

 

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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.