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Au moment où la cacophonie syndicale brouille le paysage, c’est avec respect et amitié que l’on peut se souvenir d’Edmond Maire. Le livre de Jean-Michel Helvig consacré à ce personnage hors du commun y invite. Bon équilibre entre l’histoire de ce leader, son parcours, son rôle, et l’histoire de la CFDT, et au-delà, de la société française toute entière et de ses aventures politiques. Danielle Kaisergruber l’avait lu en janvier 2014 pour Metis.

 

maire

Image : Edmond Maire, cfdt.fr

 

Petit exercice de nostalgie : c’était au temps où dans les salles de réunion, les ventilateurs peinaient à évacuer la fumée des cigarettes tant « la tabagie participait de la liberté individuelle ». C’était le temps où les syndicats n’étaient pas des « partenaires sociaux » gestionnaires de tout et de rien. Où un patron de syndicat pouvait être un intellectuel. Pas un savant qui aurait appris dans les Ecoles, grandes de préférence (ça c’est Pierre Rosanvallon), ou à Sciences Po (ça c’est Jacques Moreau) ou sur les bancs de l’Université. Mais dans l’action, au long des besoins de l’action. Nourri par les livres, les revues, nourri par les échanges avec les intellectuels que la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) a attiré, nombreux (Touraine, Foucault…), avec des universitaires devenus pour un temps des responsables de fédération ou d’unions locales (Marie-Noëlle Thibault, Yves Lichtenberger…). Il y eut même un moment où Marcel Gonin, qui a beaucoup compté pour la CFDT, avait mis en place « un groupe de lecture » pour les grands chefs…

 

Edmond Maire a pris dans les années 1950 et suivantes « l’ascenseur syndical », happé par le militantisme alors qu’il travaillait comme technicien de labo dans le secteur chimique. « Devenu permanent, j’étais dans un trou noir. Je me mets à tout découvrir : le droit, l’économie, la négociation, l’action collective. En trois mois, j’avale un maximum de bouquins ».

 

A l’époque, la politique n’est jamais loin : le Parti Socialiste Unifié (PSU) dont il a été membre, Michel Rocard comme un cousin proche et lointain, et Mendès-France bien sûr. On s’intéresse dans les entreprises à la « gestion ouvrière », bientôt on dira « autogestion », et ça ne vaut pas que pour les entreprises. On est à la recherche de la bonne formule de travail entre syndicats et partis politiques (d’opposition à l’époque).

 

Edmond Maire

Maire est surprenant, à la fois fermement jaloux de l’indépendance de la CFDT, et de sa propre liberté d’esprit et de parole, et en même temps il n’a jamais cessé de faire de la politique. S’y impliquant parfois directement comme en 1974, lorsque Rocard rejoint le Parti Socialiste. Le champ de la politique est plus vaste mais le syndicalisme d’Edmond Maire est davantage sociétal que social. Plus encore après 1968 où il est, comme d’autres dans une CFDT très remuante, et plus que le secrétaire général du moment, Eugène Descamps, complètement en phase avec les idées de l’époque. En vrac : la critique de la société de consommation, la remise en cause des pouvoirs établis et du pouvoir sans partage des patrons comme des mandarins universitaires, le refus des conservatismes de comportement, la revendication de démocratie. Il deviendra secrétaire général en 1973, leader d’un « bateau ivre », dit-il après coup, et le restera 16 ans. Ses convictions varieront peu, ses tactiques seront plus pragmatiques. « Le salarié peut de moins en moins être séparé du consommateur qu’il est aussi. De ses conditions de logement, de transport, de santé, de ses loisirs aussi… ».

 

« 1968 a duré dix ans », a écrit Marie-Noëlle Thibault/Dominique Manotti sur son blog d’écrivain. Les conflits de l’époque sont violents : le Joint français à Brest, et Lip bien sûr, puis la première crise de la sidérurgie. Les positions internationales sont tranchées : la CFDT soutient totalement les Polonais de Solidarnosc (Claude Sardais à Gdansk en 1980). La vie syndicale est traversée par les conflits de l’Union de la gauche, la Confédération Générale du Travail (CGT) prisonnière malgré quelques tentatives d’évasion (le Congrès de Grenoble en 1978), de ses liens avec le Parti Communiste qui change de tactique à chaque élection, plus exactement à chaque mauvais résultat électoral pour lui.

 

Edmond Maire est à la fois totalement dans le mouvement, et préserve avec cette liberté d’esprit qui le caractérise (penser à son livre L’esprit libre écrit en 1999) sa capacité à formuler des critiques fortes quant aux évolutions que l’on perçoit déjà : l’extension du domaine de la marchandise à toutes les dimensions de la vie sociale, la stagnation du syndicalisme, y compris la CFDT qui demeure masculin et ouvrier dans sa composition et surtout dans ses conceptions. Autour de lui on s’inquiète (Pierre Héritier par exemple) de la « montée des couches technocratiques au PS ». On aurait dû se méfier davantage.

 

1981, et l’arrivée de la gauche au pouvoir, comme un espoir et en même temps comme un point final. L’élan vers le changement qui a caractérisé la période 1968-1981 n’existera plus jamais. La CFDT toujours inventive déborde de propositions, beaucoup seront retenues, elle est surreprésentée dans les cabinets ministériels. Mais les temps sont durs, la gauche française enfin parvenue au pouvoir a sous-estimé l’internationalisation déjà forte de l’économie française : rigueur et contrôle des prix et des salaires sont vite au rendez-vous.

Les syndicats en payent le prix : le nombre d’adhérents à la CFDT baisse de 32% entre 1983 et 1988, celui de la CGT chute de 34%…Les temps ont changé, et nous avec.

 

Edmond Maire cesse d’être Secrétaire Général en 1988 après en avoir assumé le « recentrage ». Avec ses amis et complices de toujours (Patrice Garnier, Claude Alphandéry) il s’investit dans la transformation de VVF, organisateur de voyages et séjours pour les Comités d’entreprise, puis dans la Fondation France Active. Alain Touraine au moment de son départ de la CFDT : « Je ne vois que Bruno Trentin et vous, dans le monde occidental qui ayez su donner un sens profond à l’alliance des militants ouvriers et des intellectuels ».

 

C’est que le leader syndical italien Bruno Trentin a su poser la question radicale de la social-démocratie : les salariés, les syndicats avec eux, ont-ils eu raison d’échanger du quantitatif, du pouvoir d’achat, de la protection sociale, contre le renoncement à tout pouvoir réel sur les stratégies économiques et l’organisation de la production de biens et de services dans les entreprises. Relire le compte-rendu dans Metis du beau livre de Trentin, La cité du travail.

 

Le livre d’histoire immédiate de Jean-Michel Helvig nous replonge dans un temps certes déjà un peu loin. Il n’est pas certain que les problèmes d’aujourd’hui ne soient pas en partie les mêmes.

A savoir :

Jean-Michel Helvig s’est beaucoup appuyé pour son livre sur un énorme travail réalisé par deux sociologues allemands, Johann et Léopoldine Schwalbach, qui ont consacré toutes leurs recherches au syndicalisme français. Des centaines d’entretiens sur une vingtaine d’années avec quantité de syndicalistes sont restés inédits et peu exploités.

 

Ce fonds est consultable au Musée social/CEDIAS.

A propos du livre :

Jean-Michel HELVIG. Edmond Maire, une histoire de la CFDT. Seuil, 2013

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.