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Plus d’un million de spectateurs quinze jours après sa sortie au cinéma : Le sens de la fête, la nouvelle comédie du duo Eric Tolédano et Olivier Nakache, s’annonce déjà comme un succès populaire. Parmi les ingrédients qui font le bonheur des spectateurs, la volonté d’ancrer le scénario dans la vie réelle – ici les coulisses d’une fête de mariage – est sans doute l’une des meilleures trouvailles. Car si ce film est très drôle, il met aussi en scène toute une comédie du travail aussi profonde que burlesque. Film après film, c’est l’une des forces des réalisateurs que de faire affleurer derrière la mécanique du rire une morale sociale décente. C’est aussi tout l’intérêt du sens de la fête.

 

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Le sens de la fête, Eric Tolédano et Olivier Nakache, 2017

 

J’ai proposé il y a quelques mois une analyse de notre époque en termes d’opposition entre le front office de la société de services et son back office ; un clivage fondé sur l’expérience vécue du travail permettant de comprendre comment se structure la vision qu’ont les citoyens de leur place dans la société : d’un côté, ceux qui possèdent un travail valorisé et valorisant qu’ils peuvent éventuellement mettre en scène ou exercer librement sans se soucier de leur lieu et de leurs horaires de travail et, de l’autre, ceux qui subissent un travail contraint au service des premiers, travaillant invisiblement à leur bien-être. S’il fallait une illustration à cette opposition, Le sens de la fête en fournit une de manière magistrale.

 

Le film met en effet en scène une fête de mariage durant laquelle une brigade, composée de cuisiniers et de serveurs, aidée d’animateurs, de musiciens, etc., va se mettre au service du marié et de ses invités. Jusque là rien que de très banal sauf qu’en plus de devoir être fluide et discret, ce travail de service va partir de travers et, dans sa déroute, réserver au spectateur des moments savoureux : la réussite de la fête dépend donc de la qualité d’un travail qui ne doit quasiment pas apparaître. C’est cela « le sens » de la fête. Sans doute faudrait-il parler plus précisément du sens « caché » de la fête ou de la société des loisirs (car dans le film les invités sont là pour s’amuser).

 

Le sens « caché » de la fête

Durant toute cette soirée, il y a, pour ainsi dire, deux scènes, où se déroulent deux expériences de la vie entretenant une véritable « distance sociale » entre des individus liés par un rapport de service. On est donc en présence de deux mondes vivant durant quelques heures une réalité identique, mais sous des angles différents. Les deux apparaissent inextricablement liés puisque l’un travaille « secrètement » à l’épanouissement de l’autre.

 

Dans la comédie classique, que l’on songe à Molière ou Beaumarchais, le comique surgit lorsque le valet se joue de son maître, rétablissant ainsi une égalité entre deux êtres dont l’un ne s’est donné que « la peine de naître ». Dans Le sens de la fête, le comique surgit du mélange de ces deux scènes, car personne ne songe un instant à rester « à sa place » au grand dam du patron et de son client, le marié : le chanteur n’accepte pas de n’être qu’un animateur, le serveur aime passer une veste qui lui permet de se fondre parmi les invités, les plongeurs pakistanais se révèlent des musiciens hors pair et, comble du désordre, une application de rencontre permet au photographe ringard de séduire la mère du marié… Le film met donc moins en scène une classique lutte des classes qu’une véritable « lutte des places » (selon l’expression de Vincent de Gaulejac) où chacun cherche à accéder au front office pour être vu et reconnu pour ce qu’il est.

 

Film de la confusion des rôles, Le sens de la fête est aussi un film sur le sens du travail et la valeur du management. Car s’il y a bien quelqu’un qui souhaite rester à sa place pour y bien faire son travail, c’est le chef de cette brigade, son patron, incarné par JP Bacri. Il n’a de cesse que le client soit satisfait (aussi stupides que lui paraissent ses demandes), que le travail soit bien fait en veillant à ce que chacun y joue son rôle. Il s’appuie pour cela sur sa seconde qui partage, parfois de manière un peu brusque, son sens du travail et qu’il va peu à peu adouber comme son successeur. Il faudra pour cela qu’il accepte de lâcher du lest, de faire confiance à l’esprit d’initiative de son équipe qui va alors tout faire pour reprendre en main une fête qui tourne au cauchemar.

 

C’est sans doute ici que se loge la morale sociale de ce film plus profond qu’il n’y paraît : à l’heure de la division de la société de services en front office et back office, il semble possible de ne bâtir qu’une scène sur laquelle se déroulerait un travail visible et épanouissant, fût-il au service du plaisir des autres. Une communauté où le sens de la fête rimerait avec celui du travail.

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.