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par Hervé Fernandez, propos recueillis par Danielle Kaisergruber

Hervé Fernandez conçoit et met en œuvre, depuis plusieurs années et en développant tous les ans davantage de partenariats, les programmes de l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme (ANLCI) dont il est le directeur. 2,5 millions de personnes y sont confrontées aujourd’hui ! Il en parle pour Metis :

 

ABC

 

Comment mesure-t-on l’illettrisme en France ? Quelles sont les données les plus récentes pour les personnes en situation d’illettrisme et pour les personnes maîtrisant mal les compétences de base ?

 

FERNANDEZ

Pour mesurer l’illettrisme, il faut avoir les idées claires et ne pas confondre ce problème avec l’analphabétisme qui concerne des personnes n’ayant jamais été scolarisées, ou l’apprentissage du français qui concerne des personnes ne maîtrisant pas notre langue. Nous avons franchi une étape importante au début des années 2000 lorsque tous les partenaires aux sensibilités très diverses réunis par l’ANLCI se sont mis d’accord sur une définition commune : l’illettrisme concerne des adultes qui ont été scolarisés en France et ne maîtrisent pas les compétences de base nécessaires en lecture, écriture et calcul pour être autonomes dans des situations simples de leur vie quotidienne. Lire, écrire, compter, c’est une évidence pour la majorité d’entre nous, mais pas pour tous ceux qui ne parviennent pas à lire une consigne de travail ou de sécurité, faire un calcul simple, saisir un formulaire en ligne. Tout le monde pense savoir le faire, ayant été scolarisé, mais faute d’avoir acquis solidement la lecture, l’écriture, le calcul, faute de les avoir utilisés et entretenus, certains se retrouvent un jour en situation d’illettrisme. Ils parlent tous le français puisqu’ils ont fréquenté l’école de notre pays. En 2005, une première enquête nationale a mis en lumière l’ampleur de ce phénomène : 3 100 000 personnes de 18 à 65 ans étaient confrontées à l’illettrisme. La même enquête rééditée en 2012 indique une baisse sensible avec 2 500 000 personnes encore concernées (7 % des personnes de 18 à 65 ans), car l’illettrisme n’est pas une fatalité, on peut en sortir.


Quels sont les âges et les catégories sociales les plus concernées ? Est-ce qu’on observe un fort taux d’illettrisme chez les jeunes ?


Sur les 2 500 000 personnes confrontées à l’illettrisme, plus de la moitié ont plus de 45 ans, 51 % sont dans l’emploi (environ 1 300 000 personnes), plus de 50 % vivent dans des zones rurales ou faiblement peuplées et 71 % utilisaient le français à la maison à l’âge de 5 ans.

L’enquête que nous avons réalisée en partenariat avec l’INSEE indique que 10 % des demandeurs d’emploi (250 000 personnes) sont confrontés à cette situation. Tous les secteurs professionnels sont concernés.

En ce qui concerne les jeunes, nous disposons des résultats des tests passés lors de la journée « défense citoyenneté » qui indiquent que 4 % des jeunes âgés de 17-18 ans sont confrontés à l’illettrisme (30 000 jeunes chaque année).

 

On sait que la moitié des personnes en situation d’illettrisme sont en emploi. Or, plusieurs lois successives (dont celle de 2014 portant sur la réforme de la formation professionnelle) font obligation aux entreprises d’assurer l’employabilité de leurs salariés et de proposer une certification aux personnes qui n’en ont pas. Quel bilan faites-vous de l’action des entreprises ? Comment sont-elles aidées par les organismes de mutualisation que sont les OPCA ? 

 

Grâce aux chiffres de l’illettrisme et aux campagnes d’information, les partenaires sociaux, les OPCA et fongecif ont pris conscience de la nécessité d’agir et ont bâti des plans d’action que nous avons contribué à outiller. La coopération opérationnelle que nous avons engagée avec ces partenaires a permis l’installation de solutions à plus grande échelle. C’est aussi le cas dans la fonction publique territoriale et dans la fonction publique hospitalière. Avec le soutien du fonds social européen, nous avons organisé un programme d’identification et d’échange des bonnes pratiques pour leur permettre de gagner du temps au moment de la mise en place des solutions dans les entreprises. La décision des partenaires sociaux d’installer la certification d’un socle de connaissances et de compétences professionnelles de base, CléA, a aussi beaucoup joué dans la démultiplication des actions de formation de base. Pour que les entreprises, les DRH, responsables de formation, représentants du personnel, conseillers d’OPCA et de fongecif soient équipés nous avons développé une formation en ligne intitulée « Comment aborder l’illettrisme dans le monde du travail pour proposer une solution efficace ? ».

Pour l’année 2018, le contexte est très fortement marqué par la mise en place du grand plan d’investissement du Gouvernement dont l’une des quatre priorités est tournée vers la nécessité d’édifier une société de compétence. Il s’agit de consolider ou de favoriser l’acquisition de nouvelles compétences, à commencer par les compétences de base, pour sécuriser les trajectoires professionnelles et s’appuyer sur tout le potentiel de notre capital humain. L’investissement dans le développement des compétences de base, notamment digitales, est d’autant plus nécessaire que les entreprises sont particulièrement impactées par les transformations numériques. Les administrateurs du groupement d’intérêt public ANLCI ont entériné fin novembre 2017 notre feuille de route 2018 qui est tournée vers la prise en compte des situations d’illettrisme dans le cadre de la mise en œuvre du plan d’investissement dans les compétences.

La mobilisation de Pôle emploi, des régions, des entreprises et des partenaires sociaux doit donc se poursuivre. C’est un enjeu pour la cohésion des territoires et pour l’économie tout entière. Comment, en effet, développer l’autonomie d’un salarié s’il ne peut pas lire les instructions qui lui sont données ? Comment assurer son employabilité, sa mobilité et son évolution professionnelle dans un environnement en pleine transition numérique ? Comment garantir les possibilités de reclassement professionnel des salariés si leurs compétences de base se sont effritées ?

 

La lutte contre l’illettrisme suppose des innovations : les personnes concernées ont le plus souvent adopté des stratégies de contournement en sorte de ne pas révéler leurs manques et ces mêmes personnes n’ont pas forcément envie de « retourner sur les bancs de l’école ». Comment peut-on faire ?


Les bonnes pratiques que nous avons identifiées nous enseignent qu’il est préférable de partir des situations de travail, des tâches que les personnes réalisent, de ce qu’elles aimeraient ou devraient effectuer sans l’aide des autres, pour identifier le poids des savoirs de base mobilisés dans l’exécution de leur travail. Nous proposons de déplacer le « centre de gravité », des personnes vers les situations de travail. Cela nécessite donc de veiller à une bonne implication de l’encadrement de proximité dans la démarche et de le sensibiliser si besoin. Le diagnostic initial ne doit pas porter sur les capacités de chacun, mais sur les situations professionnelles, dans le but de mettre à jour la part des savoirs de base qu’il est nécessaire de maîtriser. Pour y parvenir, nous proposons aux OPCA et aux entreprises d’utiliser le référentiel des compétences clés en situation professionnelle que nous avons élaboré. Les solutions de formation doivent ensuite s’appuyer sur un bilan des capacités des personnes pour apprécier ce qu’elles maîtrisent déjà et ce qu’il faudrait qu’elles maîtrisent pour être plus autonomes. S’agissant de la formation proprement dite, les actions qui réussissent sont celles qui contextualisent les apprentissages, en prenant appui sur les documents réellement utilisés dans l’entreprise. Cela nécessite des allers-retours fréquents entre les équipes pédagogiques et l’entreprise, car il est nécessaire de s’assurer que les acquis en formation sont bien réinvestis sur le poste de travail.

C’est précisément cette méthode que nous mettons en avant lorsque nous coopérons avec les centres de formation d’apprentis qui décident de renforcer les savoirs de base des jeunes accueillis.

Tout récemment, en septembre 2017, a eu lieu une grande manifestation organisée par l’ANLCI « La Cité des pratiques – Des solutions contre l’illettrisme » : qu’en avez-vous particulièrement retenu ? Avez-vous découvert des innovations ? Des « bonnes pratiques » ? Est-ce que cela inspire de nouveaux axes stratégiques pour l’ANLCI ?

PANNEAU

Cette rencontre nationale est venue clôturer un programme que nous avons mené sur tous les territoires et qui a permis d’identifier et de diffuser les bonnes pratiques de lutte contre l’illettrisme. Sept guides pratiques pour agir en entreprise ont été édités en prenant appui sur ces solutions. Ils ont été diffusés lors de rencontres qui se sont tenues dans toutes les régions fin 2016 et à Lyon en septembre 2017 dans le cadre des Journées nationales d’action contre l’illettrisme. Toutes ces ressources sont mises en ligne sur un site dédié

Les guides pour agir apportent des réponses concrètes aux questions les plus souvent posées : comment proposer des formations sur mesure pour les salariés ne maîtrisant pas les compétences de base ? Comment accompagner les salariés en difficulté avec les compétences de base dans leur parcours professionnel ? Comment faciliter l’accès à la certification CléA pour les personnes en situation d’illettrisme ? Comment à l’échelle d’un territoire, sécuriser les parcours professionnels des salariés les plus fragiles dans le contexte des mutations économiques ? Comment sensibiliser et former l’encadrement des collectivités territoriales pour améliorer la prise en charge des agents en difficulté avec les compétences de base ? Comment prendre en charge les situations d’illettrisme des personnes en insertion par l’activité économique ?

Le programme d’échange des bonnes pratiques nous a permis de mettre en lumière des solutions originales proposées aux personnes confrontées à l’illettrisme qui souhaitent passer leur permis de conduire. Nous avons aussi saisi cette occasion pour faire évoluer la méthode d’intervention que nous mettons à disposition des CFA en nous centrant davantage sur l’alternance, sur le lien entre situation de travail et réacquisition des savoirs de base. Nous avons baptisé cette nouvelle approche « Apprendre autrement par le travail ».

 

COLOQUE

Les partenaires sociaux ont créé le CléA pour certifier les compétences de base et y former si besoin est : comment est-ce que cela s’articule avec la lutte engagée de plus longue date contre l’illettrisme ?

 

La mise en place par les partenaires sociaux d’une certification qui reconnaît la maîtrise d’un socle de connaissances et de compétences de base est un grand progrès et répond à une attente exprimée depuis longtemps par les acteurs investis dans la lutte contre l’illettrisme. Pour autant, CléA n’est pas un dispositif, mais une certification. La question à laquelle il nous faut répondre collectivement est double :

– En quoi cette certification est-elle opportune pour la réussite du projet de la personne ou de son entreprise ? Nous y voyons un enjeu d’accompagnement très important, car les personnes confrontées à l’illettrisme sont très éloignées des codes de la formation et le conseil qui peut leur être proposé est déterminant. Comme pour n’importe quelle certification, le lien entre projet et reconnaissance doit être solide.

 

– Avec les dispositifs qui peuvent être mobilisés (régions, compte personnel de formation, plan de formation, congé individuel de formation, contrat de professionnalisation…), comment former des personnes en situation d’illettrisme pour qu’elles acquièrent la pleine maîtrise des compétences de base sanctionnées par le certificat CléA ?

Le certificat CléA constitue donc un horizon. Notre responsabilité collective est de veiller à ce que le plus grand nombre de personnes confrontées à l’illettrisme qui souhaitent atteindre cet objectif bénéficient des meilleures chances de réussite grâce à la formation. Les bonnes pratiques que nous avons identifiées en Normandie ont clairement montré que c’était possible.

 

Est-ce qu’illettrisme signifie automatiquement difficulté par rapport aux usages numériques ? Que fait l’ANLCI et ses partenaires pour réduire la fracture numérique ?

Lorsque la lutte contre l’illettrisme a été déclarée grande cause nationale en 2013, le Conseil national de la formation tout au long de la vie a fixé des orientations partagées par l’État, les régions et les partenaires sociaux. La question de l’impact des transformations numériques sur le quotidien des personnes confrontées à l’illettrisme a été mise en avant.

En 2016, la thématique centrale des Journées nationales d’action contre l’illettrisme que nous organisons chaque année a été consacrée à la lutte contre la fracture numérique. Les écrans sont partout. Ils nous sollicitent, exigent qu’on lise, qu’on écrive, ne serait-ce que quelques mots. Mais ils ne sont pas à la portée de tous. Pour les 2 500 000 personnes qui ne maîtrisent pas la lecture, l’écriture, le calcul, chaque écran est une barrière qui isole progressivement. Il est donc indispensable d’agir pour que ces personnes ne se retrouvent pas dans de graves difficultés. Lutter contre l’illettrisme numérique c’est d’abord s’engager pour que chacun maîtrise pleinement et solidement la lecture, l’écriture, le calcul.

 

L’ANLCI a fédéré tous ceux qui agissent dans le domaine de la prévention et de la lutte contre l’illettrisme autour d’une charte « Pour que le numérique profite à tous, mobilisons-nous contre l’illettrisme » signée par 70 grandes organisations nationales. Cette mobilisation a permis d’éclairer les décideurs sur les conséquences concrètes de la généralisation du numérique pour les personnes confrontées à l’illettrisme. Tous les signataires de la charte se donnent aussi comme objectif de renforcer leur action contre l’illettrisme pour familiariser les plus fragiles à l’outil numérique. Le recours au numérique offre par ailleurs de grandes opportunités pour accélérer le recul de l’illettrisme. Il est en effet possible de faire du numérique un allié, un levier puissant qui crée de la motivation pour réapprendre à tout âge.

 

Une rencontre nationale permettant l’échange d’expériences dans ce domaine a été organisée les 6 et 7 septembre 2016 à Lyon et nous diffusons les kits pratiques qui mettent en évidence les bonnes pratiques dans ce domaine. Les solutions que nous avons identifiées nous enseignent que le recours au numérique accélère l’apprentissage des savoirs de base. Les personnes en situation d’illettrisme ont moins peur de se tromper et progressent vite.

 

SALON

 

À propos de l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme :


L’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme est un groupement d’intérêt public qui réunit les décideurs et les partenaires de la société civile impliqués dans la prévention et la lutte contre l’illettrisme pour leur proposer un cadre de travail commun : elle garantit la mesure de l’illettrisme dans la population (enquêtes nationales conduites en partenariat avec l’INSEE), elle coordonne les actions de prévention et de lutte contre l’illettrisme au niveau national et régional en réunissant les Préfets de Région, les Recteurs, les Présidents des conseils régionaux et départementaux autour de plans de lutte contre l’illettrisme et elle met à la disposition de tous ceux qui agissent des repères simples, des outils et des guides de bonnes pratiques pour les aider à bâtir des solutions efficaces. L’ANLCI a fédéré le collectif de 67 grandes organisations de la société civile qui a obtenu le label « Agir ensemble contre l’illettrisme, Grande cause nationale 2013 » décerné par le Premier ministre. Elle assure chaque année la mise en œuvre des Journées nationales d’action contre l’illettrisme, le 8 septembre.

 

Pour en savoir plus :

CNFPTLV rapport Illettrisme 20 décembre 2013 – La Documentation française

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