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Interview initialement publiée le 2 février 2018

Michel de Virville, propos recueillis par Jean-Louis Dayan

Nous sommes en 2023 : les leçons des initiatives « Territoires zéro chômeur de longue durée » sont plus que jamais à reprendre au moment de la création de France Travail et des débats sur la remobilisation des bénéficiaires du RSA. Metis republie cet entretien de 2018 avec Michel de Virville.

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Après une double carrière de haut fonctionnaire de l’emploi puis de dirigeant d’une entreprise industrielle de taille mondiale, vous êtes aujourd’hui engagé dans le projet « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Comment le présenteriez-vous aux lecteurs de Metis ?

Michel de Virville : Je dirai qu’il traduit la volonté d’apporter au chômage de longue durée un remède tout à la fois économique et territorial. Économique d’abord : notre idée maîtresse est que pour venir à bout du chômage de longue durée, il est préférable de créer des emplois que de maintenir les personnes dans une situation d’assistance finalement plus coûteuse pour la collectivité. D’où vient le chômage de longue durée ? Dans certains territoires, il résulte d’un volume global d’emploi insuffisant ; dans d’autres au contraire, des emplois sont disponibles, mais ils sont inaccessibles à une partie des chômeurs. Dans ce dernier cas (celui par exemple des habitants de quartiers sensibles), c’est d’abord une affaire de discrimination : le recrutement de chômeurs de longue durée est rendu tout simplement impossible par le niveau d’exigence des entreprises qui embauchent. Il faut donc créer des entreprises qui aient pour vocation spécifique de les embaucher ; nous les avons appelées « entreprises à but d’emploi ». De là vient notre seconde idée maîtresse : le territoire. De telles entreprises n’ont d’intérêt que si elles créent des emplois supplémentaires sans faire concurrence à l’activité locale : ceci ne peut se contrôler que localement. Mais surtout, de telles entreprises ne peuvent naître que dans et par les territoires. Pour le reste, il doit s’agir d’entreprises de droit commun, qui embauchent sur CDI à temps choisi – de fait la très grande majorité des chômeurs embauchés choisit le temps plein – et paient le SMIC, ou le salaire minimum conventionnel s’il est supérieur au SMIC.

Comment faire pour les convaincre de n’embaucher que des chômeurs de longue durée ?

C’est la principale difficulté que nous avons dû résoudre, car les chômeurs de longue durée sont systématiquement placés en situation de concurrence défavorable, leur candidature est toujours la dernière dans la pile. Pourtant la plupart d’entre eux sont prêts à travailler ; ce qui les décourage, c’est justement cette situation de concurrence défavorable. Aussi avons-nous pris le parti de renverser la situation, en posant pour principe que les chômeurs de longue durée d’un territoire seront tous embauchés, et cela de façon inconditionnelle : la seule règle doit être celle de l’ordre d’arrivée des candidatures. Pour cela, il faut pouvoir définir avec eux l’activité qu’ils exerceront, en mettant en présence d’un côté les emplois utiles à créer sur le territoire, de l’autre les personnes en mesure de les occuper. Il s’agit par construction d’emplois « interstitiels », en ce sens que le chiffre d’affaires qu’ils génèrent ne peut pas couvrir leur coût pour l’employeur. On sait qu’en gros un emploi à temps plein au voisinage du SMIC coûte, en incluant les cotisations sociales et les frais de recrutement, entre 22 000 et 30 000 euros par an, disons 25 000 euros en moyenne. Un montant qui écarte la plupart des chômeurs de longue durée d’une embauche aux conditions du marché. Nous avons donc évalué le niveau de prise en charge collective requis pour rendre viables de tels emplois, et sommes arrivés à un ordre de grandeur de 18 000 euros : c’est le montant de la subvention que le Ministère du Travail a accepté de prendre en charge pour lancer l’expérimentation. Nous sommes convaincus que ces 18 000 euros sont inférieurs à ce que coûte annuellement à la collectivité un chômeur de longue durée en termes de prestations sociales, de pertes de cotisations et d’autres coûts sociaux liés à l’exclusion. Car à l’échelle de la collectivité, l’éradication du chômage de longue durée se traduirait par une baisse des dépenses publiques et un surcroît de valeur ajoutée. À ces conditions, l’embauche d’un chômeur de longue durée est viable dès lors que son activité procure à « l’entreprise à but d’emploi » qui le recrute une recette annuelle de l’ordre de 7 000 euros (25 000 – 18 000). Au coût de l’emploi proprement dit peut bien sûr s’ajouter celui d’une formation, à définir selon l’activité exercée et le profil du chômeur recruté. Bien qu’ils soient tous des CDI, les emplois créés n’ont pas forcément vocation à durer : nous laissons aux chômeurs embauchés la possibilité de saisir les opportunités qui se présentent ailleurs, avec droit de retour dans l’entreprise à but d’emploi si elles ne se confirment pas. Nous observons souvent que retrouver un emploi provoque chez les personnes un changement psychologique qui les rend à nouveau disponibles pour une embauche de droit commun.

Mais créer des emplois de ce type, n’est-ce pas en détruire ailleurs ?

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C’est pour nous une question majeure. Notre système ne peut marcher que si les activités créées sont véritablement supplémentaires, c’est-à-dire qu’elles n’entrent pas en concurrence avec les activités existantes. Cela vaut pour le secteur concurrentiel, mais aussi pour le secteur public : beaucoup de communes, de départements ou d’établissements publics assurent une partie de leur activité en employant des personnes sur contrats aidés, auxquelles nos propres emplois peuvent faire aussi concurrence. Bref, notre projet n’a de sens que si nous ne créons que de « l’absolument nouveau ». C’est la raison pour laquelle il doit nécessairement s’appuyer sur les territoires. Pour que ça marche, il y a absolument besoin d’établir un consensus entre les responsables politiques locaux, les entreprises locales, les associations qui accompagnent localement les chômeurs et les exclus. C’est le défi principal de l’opération : elle ne peut démarrer que là où on est parvenu à un tel consensus. C’est pourquoi nous mettons en place dans chaque territoire volontaire un Comité local chargé de veiller au respect de nos deux impératifs : ne recruter que des chômeurs de longue durée, ne créer que des emplois non concurrents (ce qui peut à la limite conduire à supprimer un emploi subventionné si une entreprise ou une collectivité vient à créer sans aide sur le même territoire un emploi qui répond à la même demande).

En dépit de ces embauches résolument ciblées, n’y a-t-il pas le risque que le chômage de longue durée se reconstitue sous l’effet de facteurs qui échappent aux acteurs locaux ?

« Territoires zéro chômeur de longue durée » est, c’est vrai, une opération ambitieuse dont la faisabilité reste à vérifier. Il s’agit bel et bien d’éradiquer le chômage de longue durée en faisant en sorte que tous les chômeurs concernés soient embauchés. Dans au moins trois des dix territoires actuellement engagés dans l’expérimentation, cet objectif semble aujourd’hui à portée dès cette année. Nous faisons même l’hypothèse qu’à terme la subvention d’équilibre de 18 000 euros pourrait être réduite. Quant au risque de renouvellement du chômage de longue durée, tout dépend de ses causes. S’il vient d’une insuffisance du volume d’emplois disponibles, la bonne réponse est d’ajuster la taille de « l’entreprise à but d’emploi » de façon à combler l’écart entre offre et demande d’emploi sur chaque territoire. S’il tient d’abord à la discrimination aux dépens des chômeurs de longue durée, il faut s’adapter à la variété des situations locales. Je prendrai deux exemples :

• À Mauléon (Deux-Sèvres), le taux de chômage est faible (4 à 5 %) et les entreprises se plaignent de difficultés de recrutement. Si les chômeurs de longue durée sont marginalisés, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas assez d’emplois ; c’est dû à l’exclusion d’un groupe entier, au sein duquel les profils individuels sont très variables, certains ayant besoin de beaucoup de temps pour revenir à l’emploi tandis que d’autres y sont prêts sans délai.

• À Villeurbanne (Rhône), beaucoup des chômeurs de longue durée sont issus de l’immigration : le problème principal est celui de la discrimination à l’embauche selon l’origine.

Une question plus personnelle pour finir. Vous avez exercé des responsabilités importantes dans l’administration (directeur de cabinet du ministre du Travail et de l’Emploi) puis dans l’entreprise (DRH puis Secrétaire général de Renault). Quels liens entre ce parcours et votre présent engagement dans « TZCLD » ?

Le père du concept est Patrick Valentin, il a dirigé une entreprise à responsabilité sociale dans la région d’Angers avant de devenir le responsable emploi d’ATD Quart Monde. Pour faire avancer son projet, il a choisi de « recruter » Laurent Grandguillaume, alors député socialiste de la Côte d’Or, et moi-même, alors en poste à la Cour des comptes. J’avoue que j’étais au départ très sceptique, surtout quant à l’exigence de non-concurrence des emplois créés. Mais après beaucoup de discussions et de travail j’ai été convaincu. Nous avons rédigé une proposition de loi qui a finalement été votée à l’unanimité en 2016, d’abord à l’Assemblée nationale, puis au Sénat. Elle autorisait l’expérimentation TZCLD dans 10 territoires volontaires (choisis à l’issue d’un appel à projets) à compter du 1er janvier 2017. Sans doute Patrick Valentin est-il venu me chercher en raison de mes responsabilités passées. Mais ce sont des raisons d’un autre ordre qui ont décidé de mon engagement. Je pense depuis très longtemps que le monde moderne est régulé par un ensemble de réglementations et de processus conçus pour obtenir des résultats sans devoir compter sur l’engagement des personnes. Un peu comme chez Adam Smith, pour lequel la « main invisible » du marché supplée à l’engagement désintéressé de chacun au service du bien commun. Ou encore comme dans le cas d’un député, dont l’action n’est évaluée qu’ex post, au moment de sa réélection. Quand de nouveaux problèmes se présentent, on crée une nouvelle loi, un nouveau processus, une nouvelle autorité pour les résoudre. Je ne suis pas opposé à ce mode de régulation, dont il faut reconnaître qu’il a sans doute permis au monde moderne de s’éloigner de la pauvreté. Seulement voilà : si la vertu des gens n’était pas là, les processus ne fonctionneraient pas. Le paradoxe est qu’ils sont là pour pallier le manque de vertu, mais qu’ils ne peuvent fonctionner sans vertu. Or toute la politique contre le chômage s’est bâtie sur le modèle de dispositifs descendants, assortis de multiples contraintes administratives faites pour se prémunir contre les abus. Dans un tel système, on perd énormément d’énergie. Voilà pourquoi j’ai été fasciné par l’idée de partir de l’initiative des territoires. L’équipe centrale à laquelle j’appartiens est peu nombreuse, et ce n’est qu’une équipe de conseils ; tout le boulot vient des acteurs de terrain.

Il se trouve que mon expérience passée au Ministère de l’Industrie, où je me suis occupé d’animation locale, m’a doté d’un vrai savoir-faire en la matière. J’ai appris à convaincre les acteurs territoriaux qu’ils ne devaient pas tout attendre du centre, que c’était à eux de faire, sous peine de ne pas avancer. Et j’ai été étonné de voir comme le feu prend vite quand on s’y prend de cette façon. Je pense aussi à Bertrand Schwartz, qui procédait pareillement en matière de formation : compter sur l’initiative et la connaissance des réalités des gens du terrain.

Allez-vous pouvoir convaincre les décideurs de passer à la vitesse supérieure ?

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À ce jour, 420 chômeurs de longue durée ont été recrutés dans les 10 territoires volontaires, pour un objectif final de 2 000 embauches. Tout montre que l’expérience est bien engagée, car sur le terrain les choses se passent comme attendu. Si bien que notre but est maintenant le vote d’une seconde loi d’expérimentation qui couvrirait cette fois de 50 à 100 territoires. Nous sommes en train de battre la campagne pour susciter cette seconde vague de territoires volontaires, sachant que le démarrage d’un projet représente un très gros investissement (2 à 3 ans de préparation) si l’on veut parvenir au nécessaire consensus territorial dont je parlais. Nous envisageons de procéder un peu différemment cette fois : au lieu d’un appel à projets, comme pour la première vague, nous aimerions ouvrir aux territoires un droit d’option, en fixant précisément les conditions à remplir pour entrer dans l’expérimentation et en admettant tous les territoires qui y répondent, au fur et à mesure de l’établissement des consensus locaux.

Il est vrai que donner la parole et l’initiative aux acteurs locaux est une démarche toujours difficile à faire accepter par l’administration comme par les responsables politiques nationaux. Heureusement, les territoires ont des députés, qui eux peuvent convaincre ces politiques. Et puis les choses changent, puisque le ministère de l’Emploi a accepté de soutenir le projet. Mais il reste du travail à faire : dans leur majorité les fonctionnaires se méfient des modèles d’action « ascendants » comme le nôtre, et Bercy reste à convaincre : à nous de démontrer que, toutes dépenses comprises, « TZCLD » est une opération budgétairement rentable. Ce qu’on peut d’ores et déjà affirmer, c’est que les activités créées dans nos territoires sont vraiment utiles, qu’il s’agisse de développer des modes de consommation économes (récupération, entretien…) ou de tisser du lien social en accompagnant les personnes en situation difficile (transports urbains, grands ensembles…). Bref, des activités qui répondent à des vrais besoins tout en générant beaucoup d’économies à l’échelle de la société. Je ne suis pas de ceux qui pensent que la numérisation va fatalement se traduire par une réduction drastique du volume d’emploi ; je crois que le bilan emploi restera positif. Pour autant, je suis comme toute l’équipe TZCLD, convaincu qu’un gros potentiel d’activités utiles existe, mais que, beaucoup des créations d’emploi correspondantes se trouvent empêchées par le niveau du SMIC. La seule façon de libérer ce potentiel est de tabler sur l’initiative locale, en particulier pour faire en sorte qu’il ne s’agisse pas d’emplois concurrents des activités existantes. Bien sûr on ne parviendra jamais à 100 % ; il restera toujours des activités qui feront concurrence aux emplois existants ; l’essentiel est de vérifier qu’elles n’en détruisent pas en nombre. Pour moi, le seuil acceptable se situe sans doute entre 5 et 10 %. Il nous reste à en convaincre les acteurs locaux, ce qui s’avère d’ailleurs plus facile en zone rurale qu’en milieu urbain. D’où, je le répète, le rôle crucial du Comité local TZCLD : à lui de veiller à la fois au strict ciblage du recrutement sur les chômeurs de longue durée et à la non-concurrence avec les activités existantes. Et d’apporter les correctifs nécessaires à la moindre plainte reçue des entreprises ou des élus du territoire.

Je suis quant à moi si bien convaincu de la justesse de notre démarche que je pense qu’elle pourrait s’étendre avec profit à d’autres champs d’intérêt collectif que l’emploi, comme le logement.

 

Pour en savoir plus :

– Site de l’association « Territoires zéro chômeur de longue durée » – TZCLD

– Territoires Zéro chômeurs de longue durée, présentation d’ATD Quart Monde

Appel à projets TZCLD (Caisse des Dépôts et consignations, 2016)

– « Expérimentation « Territoires zéro chômage de longue durée » : conditions de réussite », Conseil économique, social et environnemental (CESE), 2015

Metis, « Pauvreté : la réponse par l’emploi » par Louis Gallois, propos recueillis par Danielle Kaisergruber – 20 Mars 2017

– Images : site de tzcld

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.