Paul Montjotin, propos recueilli par Jean-Marie Bergère
Paul Montjotin a une expérience d’élu du personnel en entreprise au titre du Printemps écologique ainsi qu’une réflexion personnelle sur les questions écologiques menée notamment au sein de l’institut Rousseau. Afin d’éclairer et de préciser les enjeux et le cadre pertinent au sein duquel les entreprises et les acteurs sociaux peuvent en débattre et agir, Jean-Marie Bergère l’a rencontré et interrogé.
Le premier enjeu écologique pour les entreprises est celui des process de production et des conditions de travail. Selon vous, les transformations attendues sont-elles plutôt du ressort du management ou du dialogue social. Quels peuvent être les sujets mis en débat ?
Une part essentielle des efforts pour réduire nos émissions carbone et tenir ainsi les engagements européens de la France — à savoir la réduction des émissions de 55 % entre 1990 et 2030 — incombe aux entreprises.
Celles-ci peuvent agir à trois niveaux principaux pour réduire leur empreinte. D’abord en faisant évoluer leur environnement (physique) de travail. C’est l’échelon qui est visible par tous, mais dont l’impact est le plus faible. Par exemple en baissant la consommation d’énergies comme l’avaient appelé les pouvoirs publics il y a un an, ou en arrêtant de consommer des bouteilles en plastique. Ensuite en réfléchissant sur le cadre (juridique) de travail, c’est-à-dire tout ce qui a trait au contrat de travail. L’un des enjeux a par exemple trait à la mobilité des salariés entre leur lieu de domicile et leur lieu de travail afin d’inciter l’usage de mobilités douces à travers l’instauration d’un « forfait mobilité durable ». Introduit par la loi LOM (Loi d’orientation des mobilités) du 24 décembre 2019, ce dispositif permet de prendre en charge tout ou partie des frais de déplacement des salariés sur certaines mobilités douces. De même, les entreprises peuvent agir sur le sujet de l’épargne salariale en permettant par exemple aux salariés d’investir dans des projets écologiques. Enfin, le troisième niveau d’action concerne la finalité même de l’activité de l’entreprise. C’est évidemment le sujet le plus décisif.
Sur ces trois niveaux, les élus titulaires du CSE (Conseil social et économique) peuvent tout à fait formuler des propositions auprès de leur employeur et négocier des accords d’entreprises « écologiques ». Néanmoins, aucun cadre contraignant n’existe aujourd’hui pour traiter de la transformation écologique des entreprises dans la mesure où les questions écologiques sont quasi absentes du champ des négociations obligatoires (NAO). Il existe quelques exceptions comme la question de la mobilité durable qui, depuis la loi LOM, doit être abordée dans le cadre des négociations annuelles sur la qualité de vie et conditions de travail dans les entreprises de plus de 50 salariés. C’est dans cette direction qu’il faut aller, me semble-t-il.
Le CSE est-il une instance adaptée pour construire des accords ? Certaines entreprises ont créé au sein des CSE une Commission environnement. Faut-il les généraliser ? Est-ce une voie potentiellement féconde à préconiser ?
Le CSE est l’instance de représentation du personnel dans l’entreprise et de dialogue avec l’employeur. Par essence, il est donc la structure adaptée pour construire des accords collectifs d’entreprise. De plus, depuis la loi « Climat et résilience » votée en 2021, les CSE d’entreprises disposent de prérogatives nouvelles en matière écologique.
La loi « Climat et résilience » a d’abord étendu leur champ de compétence en matière d’information et consultation aux questions environnementales : le CSE, dans le cadre des obligations de consultations ponctuelles ou récurrentes, est compétent pour examiner et exprimer un avis sur les conséquences environnementales des décisions de l’entreprise.
La loi « Climat et résilience » est venue ensuite conférer des moyens nouveaux aux CSE pour exercer leurs prérogatives en matière environnementale. La base de données économique, sociale et environnementale (BDESE) — qui garantit une mise à disposition d’informations permettant au CSE d’avoir une vision claire de l’activité de l’entreprise — a été enrichie d’une rubrique consacrée aux informations relatives à l’environnement. La formation des représentants des salariés a par ailleurs été étendue aux questions environnementales. Les missions de l’expert-comptable, auquel peuvent avoir recours les membres du CSE dans les entreprises d’au moins 50 salariés, ont enfin été élargies aux questions environnementales.
La loi « climat et résilience » a, de plus, offert la possibilité aux entreprises de créer une commission environnement que vous évoquez, et qui est ouverte à des salariés non élus au CSE. Le CSE peut ainsi décider de créer une commission écologie afin de disposer d’un large espace de réflexion et de proposition dédié au sujet de la transformation écologique de l’entreprise. Même s’il est trop tôt pour faire une évaluation, la création de ces commissions peut permettre dans les entreprises de sensibiliser les salariés à ces sujets et de faire naître des dynamiques internes nouvelles.
Les prérogatives environnementales des CSE peuvent s’exercer par ailleurs dans le cadre du droit d’alerte en cas d’atteinte à la santé publique ou à l’environnement. Les élus du CSE ne peuvent dans ce cas alerter l’employeur que lorsqu’ils constatent que l’activité fait peser un risque grave sur l’environnement.
Pour résumer, si les CSE ont désormais des prérogatives réelles dans le champ écologique, ces prérogatives ne leur permettent que d’apprécier les conséquences environnementales de l’activité de l’entreprise et d’alerter le cas échéant. Il n’existe en revanche aucun cadre contraignant les directions générales à discuter avec les représentants des salariés, à échéance régulière, de la réduction de l’empreinte carbone de l’entreprise au même titre que de l’évolution du niveau des salaires par exemple.
J’ai le sentiment que les salariés agissent plus par exclusion : « je ne veux pas travailler pour un pollueur » — je pense aux diplômés d’AgroParisTech par exemple — ou par choix de vie, qu’en cherchant à transformer les entreprises « de l’intérieur » par leur action et le dialogue social. Est-ce exact ? Doit-on y voir du fatalisme, un discrédit des organisations syndicales ? Des organisations nouvelles sont-elles plus à même de les représenter et de porter leurs attentes ?
Les prises de position des jeunes diplômés que vous évoquez, comme le manifeste étudiant « Pour un réveil écologique » lancé en 2018, expriment une défiance nouvelle et croissante à l’égard des entreprises. Ces éléments constituent à mes yeux des signaux faibles d’une crise profonde du travail. Le travail à l’origine est l’activité par laquelle l’Homme transforme le monde pour le rendre habitable. C’est ce qui caractérise pour le philosophe Bergson l’Homo Faber. Or l’impératif écologique met aujourd’hui en lumière le caractère destructeur de notre modèle productif et donc de notre organisation de travail.
Comme le rappelle régulièrement le juriste, philosophe, professeur au Collège de France, Alain Supiot « c’est le travail de l’Homme qui fait monter la température de la planète ». Il faut toujours avoir cette évidence à l’esprit pour comprendre la mutation profonde du rapport au travail qui frappe les nouvelles générations. Pour résumer, la crise écologique est indissociable d’une crise du travail. C’est l’inquiétude qu’expriment les nouvelles générations : pourquoi travailler si ce travail alimente un système économique qui fragilise les conditions de vie sur terre ?
Dans ce contexte, les organisations syndicales ont un rôle clé à jouer pour impulser des changements à l’intérieur des entreprises. Les grandes organisations syndicales comme la CFDT se sont d’ailleurs emparées de ces sujets en travaillant avec des acteurs de la société civile dans le cadre de grandes coalitions comme « Le pacte pour le pouvoir de vivre ». Un acteur syndical nouveau — le Printemps Écologique — est par ailleurs né en 2020 précisément pour accélérer la transformation écologique de l’appareil productif.
Alors que le taux de syndicalisation en France a été divisé par 4 en 60 ans et que l’ancien secrétaire général de la CFDT Laurent Berger rappelait à juste titre que « le syndicalisme est mortel », l’initiative du Printemps Écologique a le mérite de renouveler le syndicalisme et démocratiser l’action syndicale en touchant des publics dont ce n’était a priori pas du tout la culture. La transformation de l’appareil productif et de la structure de l’emploi qu’appelle l’impératif écologique ne pourra se développer que dans le dialogue et la négociation collective. À ce titre, l’urgence écologique offre sans doute l’opportunité au syndicalisme de se régénérer.
Les questions environnementales ne posent pas uniquement des questions sur les modalités et l’organisation du travail, mais aussi sur ses finalités, l’objet du travail et son utilité. Les filières industrielles, selon leur activité, n’ont pas le même impact en termes de production de GES et de consommation d’énergie. La responsabilité des directions et des propriétaires est alors engagée, que ce soit dans le cadre de la RSE, de la définition de la raison d’être de l’entreprise ou d’une volonté d’anticiper la transition vers une économie « dé-carbonée », voire un nouveau modèle de croissance ? Le dialogue social est-il concerné ? Comment ?
La question environnementale interroge en effet la finalité du travail. Or la société salariale dans laquelle nous vivons s’est construite sur une définition restrictive du travail qui exclut, dans le contrat de travail, toute considération liée à l’objet et au sens du travail. La finalité du travail est dans ce cadre un sujet du seul ressort de l’employeur. Dans ce cadre, les revendications sociales, depuis la fin du 19e siècle, se sont réduites à une équation quantitative reposant principalement sur le temps de travail et le niveau de salaire. Or l’impératif écologique, en interrogeant — à juste titre — la finalité du travail humain met précisément en lumière les limites du modèle d’organisation du travail salarié, hérité de la révolution industrielle, qui a évacué cette question du sens du travail.
La préoccupation nouvelle autour de la « responsabilité sociale des entreprises » ne remet pas du tout en question ce mode d’organisation. Le développement des obligations de reportings extra-financiers introduites en France avec la loi du 16 mai 2001, les initiatives des entreprises au titre de leur politique « RSE » et plus récemment la définition d’une raison d’être sont des sujets traités par les directions générales d’entreprises ou leurs directions de ressources humaines. C’est sans doute d’ailleurs la limite de la loi PACTE, votée en 2018, qui a eu le mérite de placer l’engagement des entreprises au cœur du débat public à travers notamment la création du statut de société à mission, mais a délaissé le sujet de la gouvernance des entreprises et du dialogue social. De ce fait, le dialogue social ne traite pas ou très peu aujourd’hui de la finalité et de l’utilité du travail. Il faudrait créer les conditions pour qu’il s’en saisisse.
Plus largement, l’impératif écologique implique désormais de remettre les questions du contenu et de la finalité du travail au cœur des relations collectives de travail. Le monde du travail a exprimé ces dernières années une aspiration en ce sens, les revendications récentes s’étant portées sur le sens du travail. La crise de l’hôpital depuis la crise du Covid-19 en offre par exemple une bonne illustration, les agents hospitaliers ayant revendiqué clairement le droit à « bien faire son travail ». À cet égard, le lancement de l’hashtag #JeSuisMaltraitante par la sage-femme Anna Roy en 2021, largement repris, a mis sur le devant de la scène cette situation de « mal travail » dans les maternités et cette aspiration à reprendre le contrôle sur le contenu de son travail. Alain Supiot défend l’idée que la justice sociale, hier réduite à des termes quantitatifs, doit désormais englober la question de la finalité du travail. C’est à cette aune que les questions écologiques peuvent s’intégrer dans le dialogue social.
Comment faire ?
Pour garantir que les questions écologiques soient discutées de manière plus systématique dans le dialogue social en entreprise, il faut sans doute imaginer un cadre juridique nouveau. À l’instar des « lois Auroux » votées entre août et décembre 1982, qui ont pour la première fois obligé les entreprises à négocier avec les représentants du personnel sur les salaires, le temps de travail et les conditions de travail ; des « négociations climatiques » pourraient être imposées, au moins dans les très grandes entreprises, pour les obliger à traiter de ces sujets avec leurs salariés.
Le parallèle avec les lois Auroux me semble plus largement éclairant. Jusqu’à leurs entrées en vigueur, le dialogue social n’existait en effet que « à chaud » lorsque les entreprises étaient confrontées à des conflits sociaux. C’est au fond la situation dans laquelle se trouve le traitement des questions écologiques en entreprise. Les CSE ne peuvent en effet véritablement se saisir des questions écologiques que pour alerter sur l’impact environnemental de décisions de la direction de l’entreprise. Alors que la transformation écologique des entreprises constitue un impératif, le temps est sans doute venu de créer les conditions pour qu’un dialogue social écologique « à froid » se développe pour que ces enjeux deviennent l’affaire de tous les salariés.
Cette question en appelle une autre. Ne faut-il pas alors faire intervenir des acteurs extérieurs à l’entreprise ? L’État, les collectivités locales, les associations de riverains, des activistes du climat, des « représentants » de la nature ou des non-humains ?
C’est une très bonne question. L’intégration des questions écologiques dans les relations collectives de travail appelle nécessairement une réflexion sur le cadre de discussion. Alors que le dialogue social s’est construit au 20e siècle sur l’opposition entre l’employeur et les représentants des salariés, l’élargissement du dialogue social aux questions écologiques implique sans doute l’intervention de parties prenantes externes à l’entreprise pour garantir l’intérêt des biens communs environnementaux et des générations futures. C’est d’ailleurs la logique sous-jacente aux « comités de mission », apparus avec les sociétés à mission, dont 79 % intègrent aujourd’hui des parties prenantes externes selon le baromètre de l’Observatoire des Sociétés à Mission. On pourrait ainsi tout à fait imaginer que des ONG, associations locales, des collectivités prennent part à un dialogue social écologique aux côtés des organisations syndicales et des employeurs.
Alors que les conflits sociaux alimentaient traditionnellement des antagonismes internes aux entreprises, entre employeurs et salariés, les revendications écologiques sont de plus en plus portées par des organisations externes à l’entreprise dont les activistes sont l’un des visages.
Ces nouveaux conflits climatiques à l’encontre des entreprises polluantes se multiplient partout en Europe. Pour ne citer qu’un exemple, en décembre dernier des militants écologistes se sont introduits dans la cimenterie dans la ville d’Altkirch dans le département du Haut-Rhin. Cette action a été revendiquée par le mouvement activiste « Les soulèvements de la terre ». Dans ce cadre, l’intégration de parties prenantes externes à l’entreprise pour traiter des questions écologiques permettrait sans doute d’internaliser une partie de ces conflits et de créer plus de consensus.
Certaines régions organisent actuellement des COP régionales. Que peut-on en attendre ? Faut-il faire des COP par bassin d’emploi ?
Inspirées des COP qui se tiennent chaque année à l’échelle internationale, les COP régionales visent à définir au sein d’une région les leviers d’action permettant de réduire les émissions carbone et protéger la biodiversité. Ces COP régionales, qui ont été expérimentées dans 6 régions (Grand Est, Sud, Occitanie, Nouvelle-Aquitaine, Bourgogne–Franche-Comté et Normandie) réunissent les acteurs publics territoriaux (préfecture, régions, départements, EPCI), les acteurs du monde économique (acteurs industriels, agricoles, les branches professionnelles) et les acteurs de la société civile (associations). Je trouve que ces initiatives sont intéressantes et c’est précisément le cadre dans lequel pourrait se développer le dialogue social écologique. Parce qu’il implique des parties prenantes externes à l’entreprise, le dialogue social écologique a une dimension territoriale. L’organisation de ces COP régionales nous montre en tout cas que ce type de dialogue à l’échelle d’un territoire peut fonctionner.
Question de vocabulaire. S’agit-il d’une transition ou d’une bifurcation ?
Je ne suis pas sûr qu’il faille nécessairement opposer ces deux termes. Bifurquer signifie abandonner une direction pour en suivre une autre. L’impératif écologique appelle une bifurcation en ce qu’il implique une réorientation de notre système productif. Pour autant, cette réorientation de notre système productif ne peut s’effectuer du jour au lendemain. Le chemin pour y arriver est donc une transition, c’est-à-dire le passage d’un état à un autre.
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