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Si Metis s’intéresse régulièrement à la formation professionnelle, initiale comme continue, c’est en raison de son rôle décisif dans l’accès à l’emploi et les transitions professionnelles, mais aussi de la force de son ambition : conjuguer « apprendre » et « travailler ». À commencer par les formations « en alternance », dont la montée en puissance conduit à réinterroger les modalités pédagogiques et l’organisation clivée, entre apprentissage et voie scolaire. Profondément réformé par la loi de 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », l’apprentissage a vu ses effectifs doubler en trois ans, pour l’essentiel au profit des formations supérieures. Moins radicale, la réforme en cours du lycée professionnel ambitionne tout de même d’en faire une autre voie de réussite, voire d’excellence. Avec, dans les deux cas, priorité aux besoins du système productif.

Comment mieux apprendre au travail ? Comment rétablir la « parité d’estime » entre les deux voies de la formation professionnelle? Comment concilier liberté et nécessité dans le choix de se former ? Autant de questions que se sont posées autour d’une table les trois amis de Metis — et de la formation professionnelle — que sont Jean-Marie Luttringer, Jean-Raymond Masson et Jean-Louis Dayan, sous la bienveillante houlette de Danielle Kaisergruber.

Danielle Kaisergruber : Avec aujourd’hui près de deux apprentis sur trois étudiants en formation dans le supérieur (du BTS au diplôme d’ingénieur) et des reprises d’études de plus en plus nombreuses en début de vie active, il me paraît clair que notre sujet ne peut se limiter à la formation professionnelle initiale « à l’ancienne ». Celle-ci s’adressait, souvent par défaut, aux jeunes sortants de collège pour les conduire à un premier niveau de qualification (CAP, BEP ou Bac Pro). C’est désormais toute l’échelle des niveaux, une bonne portion des jeunes adultes et tout un éventail de filières (voie scolaire, apprentissage, contrat de professionnalisation, contrats d’engagement, formation continue) qu’il faut inclure dans la réflexion. Dans ce périmètre, bien des choses ont changé ou sont appelées à le faire. Quels sont pour vous les principaux enjeux des transformations en cours ?

Jean-Marie Luttringer : j’en vois trois.

  • Le premier est celui de l’équilibre à trouver entre les deux principes d’organisation du système de formation professionnelle que sont le service public et le marché. En transférant la gestion des contrats d’alternance des régions aux branches professionnelles, la loi de 2018 a opéré un franc glissement vers le modèle du marché régulé.
  • La volumétrie ensuite. Avec l’explosion des contrats d’apprentissage (qui vont dépasser le million en 2023) et la multiplication des filières professionnalisées à tous niveaux, ce sont aujourd’hui plus de 2 millions de jeunes qui, en stage ou en contrat de travail, passent une part significative de leur temps de formation en situation de travail. Un changement d’échelle qui appelle des réponses nouvelles en termes de capacités d’accueil, de pédagogie et d’accompagnement, sans parler du financement.
  • D’où le troisième enjeu, celui du rapport au travail. On distingue communément l’alternance juxtapositive, qui fait se succéder périodes de formation et périodes de travail sans se soucier de leurs interactions, et l’alternance intégrativeoù elles sont les deux faces complémentaires d’un même processus apprenant. La question est alors celle de la capacité des entreprises à s’engager sur les modalités d’une vraie pédagogie de l’alternance. Pour moi, c’est le tutorat qui tient ici le rôle pivot ; encore faut-il que son statut juridique soit mieux défini qu’il ne l’est aujourd’hui.

Jean-Raymond Masson : Tout à fait d’accord pour voir dans l’articulation entre entreprise et organisme de formation la question centrale. Or beaucoup reste à faire en ce domaine, particulièrement celui de la pédagogie de l’alternance, chacun ayant tendance à considérer que c’est lui qui est responsable de l’acquisition des compétences.

JML : C’est vrai, mais il existe heureusement des contre-exemples. Je pense au réseau des Maisons familiales rurales qui, sous tutelle du ministère de l’Agriculture, reconnaît de longue date la fonction d’intermédiaire entre lieu de formation et milieu de travail. Ou aux Compagnons du Devoir, héritiers du compagnonnage d’Ancien Régime, qui accordent à la fonction de maître d’apprentissage toute l’importance qu’elle mérite, ou encore au statut du maître d’apprentissage tel qu’il existe dans les deux départements d’Alsace et en Moselle

L’alternance et le tutorat ne sont d’ailleurs pas absents du Code du travail. En créant le contrat de qualification (ancêtre de l’actuel contrat de professionnalisation) la loi Rigout a fait entrer dès 1984, à la suite d’un accord national des partenaires sociaux, la formation en alternance dans le droit positif. Plus près de nous, la loi « Avenir professionnel » a reconnu en 2018 aux élus du Conseil social et économique un droit de regard sur la gestion des centres de formation d’entreprise, et donné aux AFEST (actions de formation en situation de travail) un cadre juridique qui fait explicitement référence à la fonction tutorale. Mais la loi ne dit rien des modalités de valorisation du tutorat, qu’elle renvoie à la négociation triennale sur la formation, obligatoire dans les branches. En pratique, seules quelques-unes d’entre elles ont créé des certifications pour préparer aux fonctions de tuteur, et une seule, la métallurgie, les prend en compte dans sa grille de classification. Il manque encore au tutorat un statut juridique d’ensemble.

DK : Dès lors que s’impose la nécessité du tutorat et de sa reconnaissance, la question se pose de savoir qui, quel que soit le niveau ou la filière, est le mieux placé pour coordonner et « tutoriser » les périodes d’alternance, en particulier dans le cas des stages sous statut scolaire (dits « périodes de formation en milieu professionnel » — PFMP). Comme l’a montré Bernard Masingue[1], les salariés les plus anciens ne sont pas forcément les mieux placés, l’ancienneté ne valant pas toujours expérience ; et le meilleur tuteur n’est pas toujours non plus un encadrant.

JRM : Reconnaître la fonction tutorale est sans nul doute nécessaire, mais ne peut suffire à garantir la qualité et l’adéquation des formations professionnelles en alternance. Pour moi, la question préalable reste celle de l’offre. La loi de 2018 a libéralisé la création des centres de formation d’apprentis (CFA), désormais laissée à l’initiative des acteurs professionnels. Il n’y a plus d’inspection de l’apprentissage, et le contrôle de qualité passe à présent, comme pour tout organisme de formation professionnelle, par la procédure de certification Qualiopi. Ce qui devrait entraîner la disparition d’un certain nombre d’opportunistes qui profitaient des failles du système, et peut constituer une aubaine pour les Lycées professionnels (LP). De toute façon, ils n’ont pas le choix : il leur faut occuper eux aussi le terrain de l’apprentissage, et ils sont d’autant mieux à même de le faire que les cursus professionnels entamés au lycée se poursuivent de plus en plus souvent dans le supérieur (BTS, DUT, Licences pro…). Or aujourd’hui encore, alors que plusieurs modalités (la création de sections, l’organisation de groupes spécifiques, au sein de GRETA…) existent permettant de développer l’apprentissage, ils ne comptent parmi leurs élèves que 3 % de l’ensemble des apprentis aux niveaux 3 et 4. De plus, la concurrence à l’inscription et à l’embauche fait que ce sont les CFA hors Éducation nationale qui drainent les meilleurs élèves.

Les LP ne manquent pourtant pas d’atouts pour attirer des apprentis : ils ont pour eux un maillage territorial exceptionnel, un personnel enseignant de qualité, et une capacité unique à assurer la continuité des parcours de formation et d’insertion. Pour preuve, leur savoir-faire reconnu dans la prise en charge des apprentis en rupture de contrat, qu’ils doivent à leurs capacités d’accueil, d’accompagnement et de réorientation.

Ils n’en ont pas moins de vrais défis à relever. L’âge d’entrée de leurs élèves diminue avec la disparition des redoublements au sein des collèges, ce qui appelle des réponses pédagogiques renouvelées ; et la disponibilité de leurs enseignants à élargir leur rôle en s’engageant dans l’alternance intégrative et l’accompagnement des parcours n’est pas a priori garantie ; pas sûr que l’idée d’en faire, comme l’a annoncé leur ministre, une contrepartie de la revalorisation des traitements, soit le meilleur moyen de les convaincre… Il reste qu’à l’instar de la formation des tuteurs en entreprise, celles des professeurs de LP à la pédagogie de l’alternance et à l’accompagnement des parcours est aujourd’hui impérative.

J-L Dayan : Ainsi que la reconnaissance de cet engagement dans les carrières, dans le secondaire aussi bien que dans le supérieur, où il ne compte aujourd’hui pour rien ou presque au regard de la primauté donnée aux travaux de recherche et aux publications dans l’évaluation des enseignants.

JML : En parallèle à la revalorisation du métier d’enseignant, une autre façon de mettre la voie professionnelle à parité avec l’apprentissage est celle de la rémunération des stagiaires. Contrairement aux apprentis, les élèves de lycée professionnel ne tiraient jusqu’ici aucun revenu de leurs périodes en milieu de travail. Pour moi ce sera une très bonne chose que de leur verser, comme prévu dès la rentrée prochaine, ce qui n’est pas en droit un salaire, ni une indemnité, mais une gratification, comme on le fait pour les étudiants qui effectuent leur stage sous statut scolaire. La différence, c’est que dans le cas des lycéens professionnels c’est, selon le projet en préparation, l’État qui paiera, et non l’entreprise d’accueil. Il était aussi question d’allonger la durée des périodes en milieu de travail ; perçue comme une menace pour les enseignements généraux, l’idée a suscité un tollé chez les syndicats d’enseignants. On touche là un point qui demeure très sensible pour beaucoup d’enseignants et plus largement pour tous ceux qui se réclament de la République : l’école doit rester le sanctuaire qui protège ses enfants de l’exploitation capitaliste et la culture générale de l’empiètement des savoir-faire de métier.

JLD : Je pense aussi que nos querelles actuelles à propos des rapports entre travail et formation doivent beaucoup à cet héritage historique, qui n’est sans doute pas propre à la France, mais qui y revêt une acuité particulière. L’école publique, laïque et obligatoire a été au tournant du XXe siècle le principal instrument de la séparation de l’Église et de l’État ; il en est resté l’idée bien ancrée qu’elle avait pour mission de tenir les jeunes citoyens à l’écart de toute emprise, celle de la religion comme celle du travail.

DK : Du coup, une façon de se sortir de la difficulté serait, comme s’y est employé Jean-Michel Blanquer dans le gouvernement précédent, de ne pas imposer les choses d’en haut, mais de rapprocher l’Éducation nationale du monde de travail en quelque sorte par le bas, en l’ouvrant aux initiatives et aux coopérations locales.

JRM : C’est exactement la philosophie des « Campus d’Excellence », le label lancé en 2018 comme fer de lance de la réforme de la voie professionnelle. Il s’agit de soutenir les initiatives locales visant à constituer dans les bassins d’emploi des pôles de coopération regroupant, autour d’une filière professionnelle, établissements d’enseignement, entreprises, centres de recherche et groupements professionnels, et pouvant couvrir tous les niveaux de formation, du lycée professionnel à l’université et aux écoles d’ingénieur. Le problème c’est que l’opération ne bénéficie pratiquement, selon Daniel Bloch, d’aucun moyen supplémentaire, hormis la création d’un emploi additionnel par pôle pour assurer la coordination des acteurs. Mais il y a encore un autre obstacle à la revalorisation de la voie professionnelle scolaire, c’est celui de la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur : la plupart des titulaires d’un Bac Pro ont du mal à poursuivre au-delà, vers un BTS, un DUT, une licence ou un master pro, où ils se trouvent en concurrence avec les bacheliers généraux ou technologiques. Des efforts ont été faits récemment pour leur réserver des places dans les formations supérieures courtes, mais ils restent largement en deçà des besoins.

Et puis, attention de ne pas négliger la question de l’orientation. Quel espace faut-il dédier dans les lycées professionnels à la connaissance des métiers, quels moyens consacrer à l’accompagnement individuel des parcours d’étude ? La Finlande nous offre ici le contre-modèle d’un pays qui ne fait plus de différence entre formation initiale et continue, et a réorganisé son système éducatif de telle sorte qu’il permette à chacun de se construire un parcours à la carte et selon ses besoins, tout en assurant la fluidité des transitions et en offrant des possibilités de reprise d’études à tout âge. Un modèle qui pour réussir exige que l’on s’attaque aux fortes inégalités qui règnent toujours en matière de qualification et de diplôme, en offrant un appui particulier aux moins qualifiés.

JML : Il faut aussi tenir compte de ce que tous les parcours de formation n’ont pas le même « fait générateur », comme disent les juristes. Pour la formation professionnelle initiale, c’est l’obligation de scolarité jusqu’à 16 ans qui joue ce rôle. Mais au-delà ? Pour les salariés, l’entrée en formation peut répondre à l’initiative de l’employeur, lui-même soumis par le Code du travail à l’obligation « de veiller à leur capacité à occuper un emploi » ainsi qu’à une obligation de reclassement en cas de licenciement pour motif économique. Au-delà des obligations qui pèsent sur l’employeur, il est important que toute personne puisse s’engager librement et de sa propre initiative dans un projet de formation ; ce qui suppose un cadre de financement accessible au plus grand nombre. On peut penser à un compte personnel de formation élargi, qui pourrait prendre la forme, si l’on en croit les annonces du gouvernement à propos de la prochaine loi travail, d’un compte épargne-temps universel.

JRM : À ce propos, n’oublions pas que depuis 2009 le code de l’éducation reconnaît à chaque personne le droit de voir sa qualification s’élever d’au moins un niveau au cours de sa vie active. Voilà un fait générateur potentiellement de grande portée, même si l’on en est resté jusqu’ici au stade de la pétition de principe.

Pour en savoir plus

Jean Marie Luttringer

Chronique 176 « Quelques observations et questionnements juridiques à propos de la réforme des lycées professionnels. », 2022

Chronique 180 « : Plaidoyer pour la valorisation de la fonction tutorale dans la formation professionnelle en alternance », 2023

Jean-Raymond Masson « Pour un développement raisonné de l’apprentissage dans les lycées professionnels », Metis, avril 2023

Jean-Louis Dayan « La formation professionnelle initiale en France : deux systèmes, deux réformes et toujours un problème », Metis, septembre 2018

[1] Bernard Masingue, “Seniors tuteurs : comment faire mieux ?”, rapport remis à Laurent Wauquiez, secrétaire d’État chargé de l’Emploi, mars 2009.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.